Chapitre 5 - Ben et Zach - La rencontre
Franck, l'ex de Dorian, avait trouvé un minet plutôt agréable, prénommé Benjamin. Il le sortait de temps en temps pour son allure chic et fashion sans être snob et tapageur. Il avait une beauté classique avec un minois mignon et surtout, un joli petit cul ferme et baisable, c'était tout ce qu'il lui fallait. Comme à chaque fois, Franck ressentait un besoin irrésistible de se faire aimer de tous ses jeunes gens, de se les approprier et d'en faire des marionnettes confiantes, placides et obligeantes. Il était le même jouisseur âpre avec eux, il les considérait comme des parasites ou des sangsues avides de son importance et de sa notoriété. Malgré l'attrait que ses jeunes hommes exerçaient sur lui, il ressentait une certaine répulsion pour eux. Son sentiment de supériorité était notoire et irréfutable. Il n'avait jamais compris comment Dorian avait pu se permettre de le larguer. Benjamin, lui était plus doux et docile. Il paraissait moins intellectuel et moins instruit, il serait à sa botte aussi longtemps qu'il le voudrait. Cela faisait plusieurs mois qu'il s'en servait, puis le rejetait, sans que Ben ne se révolta ou n'émit la moindre protestation. Ben était l'amant idéal.
Franck aimait le caresser longtemps comme on rebaudit son chien adoré. Sa main semblait dire « tu m'appartiens ! » Enfin ça s'était ce que Ben croyait! Car en réalité, Franck, comme avec tous les autres amants que Ben avait pu fréquenter, faisait ça en ayant l'esprit ailleurs: « Quand est le contrôle technique de ma Porsche ? », « Ai-je bien réservé à Megève pour Noël ? » ou bien, « Il ne faut pas que j'oublie l'anniversaire de mon père! Quel cadeau prendre cette année ? » Demain ou même dans quelques heures, Franck serait entre d'autres draps, et sur et dans d'autres corps, tous remplaçables, tous interchangeables. Franck et les autres types dans son genre, avaient le choix entre de nombreux hommes que cela soit payant ou non.
Au fond, Ben le savait bien, que danser, tourner, se trémousser sur des musiques électro, boire sans être saoul, rire sans s'esclaffer, faire un trait d'esprit sans paraître trop intelligent, faire une blague sans être irrévérencieux, cajoler sans jamais être collant, et tout ça sans avoir l'air d'y toucher, était vain, mais obligatoire pour ne pas déplaire à Franck. C'était un jeu pour espérer d'être vu, reconnu, et gardé parmi le défilé des jeunes gays qui traînaient dans les endroits branchés. Pour Ben, l'opportunité de trouver un amant correct n'était pas forcément très importante, mais elle existait: on se raccroche à ce qu'on peut! À chaque fois, Ben se sentait à l'essai. Il savait que s'il avait la chance d'être choisi, il lui faudrait jouer le jeu le mieux possible: coucher et être un bon amant passif mais pas trop, et être dévoué et élégant en toutes circonstances. Il espérait être celui qui serait piquant sans être trop brillant, drôle sans être salace, sensible sans être niais et aguichant sans jamais être vulgaire. À chaque fois, soit il avait déplu sans raison apparente, soit il n'était intéressant que pour son corps, somme toute correct et harmonieux. Il était épuisé de ce contrôle permanent pour pouvoir sortir du lot, et pour avoir une relation qui durerait plus que quelques nuits ou quelques semaines.
Il avait fait une croix sur ses sentiments ou ceux de ses relations depuis longtemps : il avait trop entendu de « Je t'aime! » pendant la baise et leurs éjaculations, qu'il n'y croyait plus depuis belle lurette. Il était désabusé et usé, alors qu'il n'avait pas vingt-cinq ans. Cette quête perpétuelle d'affection et d'attention était vouée à l'échec, il le savait, mais y renoncer, c'était accepter de se saborder.
Cette fois-là, une fois de plus, Franck avait été violent, cruel et sadique. À l'arrivée de son ami du barreau, Franck s'était comporté de façon avilissante et insultante, parce que Ben avait eu le culot de refuser de se faire sodomiser par cet inconnu: il l'avait fichu à la porte, nu, et avait balancé ses vêtements dans les escaliers moquettés sentant bon l'encaustique de son immeuble de standing:
« T'inquiète! Il reviendra! Ils reviennent tous, ses lopettes. Demain, il s'excusera, je me ferais un peu désirer, et hop, il sera à me pomper le dard avec entrain sans même que je lui demande! Bon, je t'ai promis une nuit chaude. Je vais appeler un autre petit mecton à peine sorti de l'adolescence. Tu m'en diras des nouvelles. Ne te fais pas de souci, il est majeur! » se vanta sans honte Franck à son très bon ami aussi indécent que lui.
Tout en se rhabillant maladroitement sur le palier inférieur, Ben pleurait d'affliction et de dégoût de lui-même. Il s'en voulait d'avoir refusé : avait-il fait ce qu'il voulait depuis le début de sa vie de jeune gay ? Non jamais! Il avait survécu pour ne pas sombrer. Le corps meurtri et l'âme blessée, Ben rejoignit son antre, pour panser ses plaies.
Pendant plusieurs jours, Ben resta enfermé dans son petit appartement. Il se sentait infâme, vieux et profondément anéanti. Il était resté assis, sans bouger, sur le bord de son lit à attendre. Attendre quoi ? Attendre qui ? Il ne le savait pas, il ne le savait plus. Il distinguait les petits bruits de clef dans les serrures de ses voisins, les aboiements du chien du quatrième et les cris des enfants de la cour de récréation de l'école primaire d'à-côté. Au-delà de ses murs, des gens aimaient, gueulaient, marchaient et riaient. Des gens vivaient. Lui ne bougeait plus, il était transi dans une immobilité intrinsèque. Un courant d'air frais traversa la chambre. Les rideaux voletèrent contre les vitres de la fenêtre grande ouverte. La porte de la pièce claqua sèchement. Pas un cri, juste un bruit sourd contre les pavés de la cour intérieure:
« Vite, vite, appelez les pompiers! Le petit jeune du deuxième est tombé de la fenêtre. Vite! » hurla la concierge totalement affolée.
Ce soir-là, Dorian était rentré totalement vidé. Ben était arrivé dans son service après avoir été opéré de ses deux bras fracturés ainsi que de son bassin. Ben pleurait d'avoir survécu à cette chute. Dorian l'avait consolé de son mieux. Ils avaient longuement parlé. Ben lui raconta la goutte qui avait fait déborder le vase : l'attitude de Franck. Il n'avait pas changé celui-là. Dorian avait envie de venger Ben qui n'était qu'un inconnu pour lui. Mais que faire ? Ce type allait sévir encore et encore, sans jamais se remettre en cause ni avoir aucun remords. C'était désespérant, révoltant. « Pourvu qu'il se fasse écraser par un trente tonnes ce sale con, et qu'il ne survive pas, bien sûr! » ce fut la seule chose qui lui était venu à l'esprit lorsqu'il raconta à la communauté ce qui l'avait tant fait souffrir aujourd'hui :
« Je ne sais même pas comment va faire Ben lorsqu'il sortira de l'hôpital ? Il vit seul dans un appartement au deuxième étage.
- Il viendra ici! décida Sam sans demander leur avis aux autres.
- Bien sûr qu'il va vivre avec nous. Il faut lui trouver un appartement en rez-de-chaussée, proposa Alfred.
- On peut toujours faire venir une maison en structure bois. Elle peut être construite en moins d'un mois. Je me renseigne où je peux en trouver une rapidement, dit Sébastien qui était déjà en train de téléphoner à un de ses contacts.
- Dorian, tu dis à Ben qu'il ne peut pas refuser. Tu lui demandes ses couleurs préférées et autres goûts en matière de déco d'intérieure, proposa Val qui était enthousiaste d'accueillir un nouveau membre.
- J'irai le voir demain matin pour lui expliquer. Ne fais rien contre Franck. Il a le bras long, cette enflure ! Il est tellement sûr de lui, qu'il va bien faire une connerie, un de ces jours! » affirma Sam.
Le lendemain, Sam rendit visite à Ben :
« Salut, je ne reste pas longtemps. Je suis un ami de Dorian. Nous vivons ensemble dans une communauté gay. Je te propose de venir avec nous le temps de ta convalescence ou plus, si tu t'y plais et que tout se passe bien. Avant que tu refuses, saches que tout le monde t'attend. Tu auras ta propre maison et nous t'aiderons tous pour les gestes quotidiens de la vie, jusqu'à ce que tu puisses te démerder tout seul. On fait ça car on connait Franck, et on sait quelle enflure il est!
- J'accepte!
- Waouh! Ça c'est du rapide. J'aime bien ne pas à avoir en faire des tonnes pour être cru. Génial! On viendra te chercher lorsque tu seras prêt à sortir d'ici. Si tu as besoin de trucs chez toi, on peut aller te les chercher.
- Non, ça fait trois mois que mon chat est mort, alors rien n'est important là-bas. »
Un léger coup sur la porte, et une tête moustachue à la Franck Zappa se fausilla dans l'entrebâillement :
« Désolé de vous déranger! Puis-je parler avec Monsieur Ben X ? Je suis le capitaine de police Zach X.
- Oui c'est moi.
- Je vous laisse, si tu as besoin de quoi que ce soit tu passes le mot à Dorian. Salut. Fais attention à toi, conclua Sam en partant.
- Pouvez-vous m'attendre dans le couloir s'il vous plaît ? Demanda le flic à Sam.
- Mouaih, je peux mais je ne sais pas si je veux!
- Vous êtes à la limite de l'irrespect! s'exclama le flic.
- Est-ce un compliment ? Répondit Sam avec son petit sourire en coin. »
Une dizaine de minutes plus tard, le flic s'asseyait aux côtés de Sam qui griffonnait sur son carnet de moleskine bleu marine :
« Vous êtes de la Maison, vous aussi? Demanda-t-il avec une voix gouailleuse, sensuelle et nonchalante comme si elle était nicotinée.
- Oh que non ! Plutôt crever qu'être flic! C'est un cliché le flic avec son carnet à la « Colombo », non ? S'exclama Sam avec véhémence.
- Oui et non, répondit Zach en tirant de sa poche révolver son propre carnet vert sapin.
- Bon, à part ça, qu'est-ce que tu me veux?
- Les formules de politesse et le vouvoiement ne sont pas votre fort.
- Je ne suis poli qu'avec les gens qui ne sont pas flics et je ne vouvoie que les mecs qui me plaisent vraiment.
- Vous avez de sacrés préjugés !
- Quand on voit ce qui s'est passé dans les manifs des « gilets jaunes », pour le climat ou pour la paix, c'est normal, non ? Bon, je ne veux pas te presser mais j'ai autre chose à faire que perdre mon temps avec toi.
- Je voulais juste savoir ce qui c'était réellement passé avec Ben. Il est connu dans les milieux autorisés, même s'il est sans histoire. Il a souvent été vu avec maître Franck X. Personne ne veut que ça fasse de vague.
- Ah oui ? Il est déjà sur le coup le Franck. Il ne manque pas d'air et ne perd pas de temps pour se couvrir.
- Pourquoi dites-vous ça ? Il était au tribunal en train de plaider lorsque Ben a sauté par la fenêtre.
- Alors pourquoi tu poses des questions et que tu fais un rapprochement entre Ben et l'autre ?
- Maître Franck ne veut pas qu'il y ait de malentendus.
- Il n'y en aura pas. On sait qu'il est intouchable. Il brise la vie de ses amants, il les manipule et j'en passe. Mais tout va bien dans le meilleur des mondes. N'est ce pas monsieur le flic ?
- Écoutez, je ne peux pas enquêter puisqu'il n'y a jamais eu de plainte. Ce que fait maître Franck X ne me regarde pas.
- Bien, toi aussi écoute : Si t'es hétéro, ce n'est pas grave. Ça arrive! Vous êtes quelques uns dans ce cas. Tu ne peux pas te rendre compte de la difficulté d'être gay ou une des lettres de LGBTQIA+ dans cette société. Franck profite des jeunes gens et parfois ils sont vraiment très jeunes. Bon ce n'est pas que je m'ennuie, mais si, je me fais chier! Alors à jamais!
- Au fait, quels sont vos noms et prénoms ?
- Donne-moi d'abord ton matricule et montre-moi ta carte de flic! conclua sèchement Sam.»
Après leurs échanges de papiers, ils se quittèrent. Zach était dubitatif : mais qui était exactement cet énergumène ? Il ne savait pas s'il l'aimait bien ou s'il le détestait. Sam n'avait jamais été impoli, mais il était arrogant, provocateur et sans gêne. Zach se méfiait des gens qui n'avaient pas peur de la police: soit ils avaient déjà eu à faire à elle ou soit ils cachaient quelque chose sous leur insolence. Il se renseignerait sur ce drôle de type.
Quelques semaines plus tard, Benjamin avait pris ses quartiers aux Ateliers du Bonheur. Il prenait ses repas dans sa chambre. Dès qu'il put se déplacer avec l'aide d'un fauteuil roulant, il rejoignit la tablée communautaire. Il fut assailli de questions sur son travail, il était concepteur de logiciels de jeux et de design. Il prit ses marques facilement. Il était un peu timide et très drôle. Il aimait être parmi tous ces hommes si chaleureux. Il trouvait le trouple particulièrement amusant : comment trois hommes aussi différents avaient-ils pu former un trio si équilibré ? Victor avec "son bon sens paysan" comme disait Sébastien, le faisait souvent rire. Azza s'était assignée d'office à être sa femme de ménage attitrée. Bosco s'occupait de lui la journée en faisant suivre son fauteuil roulant à travers les jardins. Ben était un citadin dans l'âme, enfin c'était ce qu'il avait toujours cru! Maintenant, il avait plaisir à se faire expliquer ce qui se passait au jardin. Bosco lui apprenait le nom des végétaux. Si le temps se rafraîchissait, il allait voir Sam dans son atelier. Il restait au chaud près du poêle, et somnolait au son " Le concert de Cologne" de Keith Jarrett. Parfois, son regard vide fixait un point du grand paravent japonais. Sam se disait : "Tiens, son regard était plein d'hommes disparus." Ben lisait les haïkus de Sam qui étaient punaisés au-dessus de l'établi, ceux qu'il voulait encore retravailler: "Ciel et terre – sont devenus intimes – Premiers brouillards."
Tôt, un matin, alors que tous étaient autour de la table du petit-déjeuner, la sonnerie du porche se mit à tinter. Thor se leva et s'en fut allé voir qui pouvait venir si tôt :
« C'est un certain Zach ! Il dit qu'il vient voir Ben. Je le laisse entrer ou pas ? Demanda-t-il.
- Laisse-le entrer! Je suis curieux de savoir ce qu'il veut!
- Il n'est pas méchant. Il est venu souvent me voir à l'hôpital.
- Il ne t'a pas posé de questions sur Franck ?
- Si mais au bout d'un moment, il a arrêté. De toute façon, je ne sais rien qui puisse faire tomber Franck. La méchanceté et la suffisance ne sont pas interdites par la loi.
- Bonjour à tous! lâcha gaiement Zach en faisant un petit geste de la main.
- Et à toute seule ! répondit un peu vexée, Azza qui présidait la tablée.
- Je vous prie de bien vouloir accepter mes excuses, madame.
- Que nous vaut le plaisir de ta visite? Demanda Sam.
- Je voulais juste voir Ben et savoir si tout allait bien.
- Eh bien, t'as vu, il va bien, tu peux y aller maintenant! Salut! répliqua Sam froidement.
- On est désolé. Sam est un anarchiste qui n'aime pas vraiment la flicaille, s'excusa Val.
- Je le sais déjà, répondit Zach en souriant.
- Emmène-le chez toi, vous pourrez être tranquille. » proposa Malo qui jetait un regard noir à Sam.
Zach poussa le fauteuil et ils disparurent dans la brume matinale de ce début d'hiver frisquet.
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