Chapitre 4 - Tako Tsubo et empathie

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En moins de dix jours, j'ai perdu pied. Je me suis noyé dans un flot de sentiments contradictoires que j'arrive pas à identifier. Je suis entre haine et désir. Aël n’est pas un ange, c’est un démon. Sa nouvelle attitude envers moi est tel un poison fulgurant : il me parle plus et m'évite comme si j'avais la peste.

Chaque soir après le lycée, je me défoule sur mon sac de frappe accroché dans la cave familiale. Je m’épuise en faisant des pompes et des courses effrénées à travers les bois sans reprendre mon souffle. Je suis entre souffrance et violence. Mon cœur est pris dans un étau. Cette nuit, je me suis réveillé en pleurs, suant, la poitrine compressée avec l'impression d'étouffer, des palpitations et des envies de vomir. Mes cris étouffés et le bruit du fracas de ma lampe de chevet explosée sur le parquet ont réveillé mes parents.

Là, je suis aux urgences enfermé dans le gros et long tube d’une IRM. Les examens médicaux ont continué une partie de la nuit. Ce matin, le couperet tombe : Tako Tsubo. Je n’ai jamais entendu parler de ce truc. Je comprends juste que c’est un terme japonais. Une infirmière parle d'une amphore et d'une pieuvre. C'est vraiment n'importe quoi dans cet hosto ! Alors même ici, à moitié mort, Aël me poursuit avec des trucs asiatiques. Putain, j’ai vraiment pas de pot, à part celui de la pieuvre apparemment. Il peut pas me lâcher la grappe ! Là, c’est évident que je paie pour tout le mal que je lui ai fait. Lui il aurait dit « C'est un retour de karma ! »

Je suis dans une chambre vitrée face au bureau infirmier. Mes parents au pied du lit, un infirmier qui installe toute une machinerie d'un côté et le cardiologue soucieux et dubitatif de l'autre, on dirait une veillée funèbre. Le doc se pose des questions à voix haute sans trop se préoccuper de ce qui se passe autour de lui :

─ Comment un jeune homme, en pleine santé, faisant du sport, ne fumant pas, sans antécédent cardiaque ni terrain familial propice, ait un Tako Tsubo ? Quel stress a causé ce syndrome ?

Après son moment qu'il croit d’introspection, il tente de rassurer mes parents qui commencent à s’impatienter :

─ Le cas de votre fils est si rare que je n'en avais jamais vu. Mais à priori il s'en remettra sans aucune séquelle. Un Tako Tsubo, ou plus communément appelé le syndrome du cœur brisé. C’est le plus souvent l'apanage des femmes ménopausées. Mais là, chez un si jeune homme en parfaite santé s'est exceptionnel. Je vous conseille de le faire suivre par un psychiatre et/ou un psychologue pendant son séjour à l'hôpital et aussi après sa guérison. Caleb doit être particulièrement anxieux et stressé, bien au-delà du raisonnable pour avoir contracté cette pathologie.

Mes parents sont médusés mais pas sans voix :

─ Comment mon jean-foutre de fils peut-il être stressé ? Il se fiche de tout et de tous. Gueule mon père avec sa voix de stentor devant le médecin.

― Moins fort, monsieur ! Quémande le médecin à mon vieux.

Je suis certain que comme moi, mes vieux voient dans l'arrivée de cette maladie, une punition divine qui me frappe et ainsi que toute notre famille. Ils espèrent que leurs ardentes prières seront entendues par le Tout Puissant et contrecarreront ses desseins.

─ Notre Père qui êtes aux cieux faites que Caleb soit sauvé corps et âme. Amen. Entonne et répète ma mère en faisant un nombre incalculable de fois le signe de croix.

Le médecin semble prêt à appeler les infirmiers psy : mon vieux me gueule dessus alors que je suis allongé sur un brancard relié à des tas de trucs qui clignotent et ma daronne récite des prières en français et en espagnol. Je ne crois pas qu’il est déjà vu et entendu une telle cacophonie dans son service des soins intensifs. Putain, la famille de frappa-dingues qu’on est ! Deux infirmiers virent mes vieux du service. Enfin du calme ! L'un des deux se présente et m’explique qu’il sera là chaque nuit à partir de 21 heures jusqu’à 6 heures et que maintenant, je dois me reposer. Il injecte un liquide dans ma perf. Je pense encore à Aël et je me sens mourir. Voilà, c’est la fin. Adieu, Aël. Pardonne-moi. Je tombe dans les vapeeeeeees…

Le lendemain matin, parce que ouais, je suis pas mort, l’infirmier me réveille et me présente un des ses collègues, celui qui fait les matins. C’est un asiatique avec un catogan. Putain, je suis poursuivi par toute l’Asie. « Sept cent millions de chinois, et moi, et moi, et moi. » me vient en tête. C’est une vieille chanson que j’ai écouté sur MeTube. Après le type a l’air sympa, pas celui de la chanson qu'est peut-être déjà mort, mais l'infirmier ! Il m’explique le déroulement de la journée tout en me souriant. Il me dit comment les semaines à venir vont se passer. Je reste dans le service des soins intensifs pour une période incertaine. En gros, il sait rien. Dès que j'irais mieux, on mettra en cardiologie.

Ce matin, je passe encore des examens : c'est pour me mettre dans le bain quand je passerai mon CAP. Pendant l’attente entre chaque examen médical, j’ai largement le temps de penser quand je m’endors pas. C'est sûr que je suis dans le peloton de tête des abrutis. J'avais un super pote et j'ai tout fait pour le faire fuir.

Depuis que mon rythme cardiaque est revenu à la normale, une psy vient tous les jours parler avec moi. Ça me fait drôle de répondre à ses questions. Je dois parler de mon enfance, de ce que j’aime et pleins d’autres trucs auxquels je réfléchis jamais.

En trois semaines, on a fait un sacré débroussaillage comme elle dit. Je me rends compte qu’en harcelant Aël, j’ai moi-même distillé et bu le poison qui a failli me faire clamser. Maintenant, j’endure les répercussions de ce que je lui ai fait subir. La psy dit que je dois être lucide sur mes actions passées mais pas aussi fataliste que j'ai tendance à être. Je comprends pas tout, mais c’est comme si elle me laissait des portes de sortie. Aël s'est protégé en arrêtant de me parler et en m’effaçant de sa vie. Faire ça me prouve qu’il est bien plus fort que moi. Aujourd’hui, je sais que persécuter Aël était une manière de camoufler mon attirance pour lui. Mais qu’est-ce que je vais faire de cette information ?

Je dors toute la journée attaché à des machines. Je ne peux même pas aller pisser ou chier tout seul. Dieu m’a envoyé au purgatoire pour me punir d’être la pire des enflures avec un de ses anges. Ou alors c’est le Diable qui ne veut même pas de moi dans son Enfer qu’il croit trop doux pour un mec comme moi qui a blessé un de ses petits démons. Dans tous les cas, je suis une merde. Faut pas que je dise ça à la psy sinon elle va m’incendier ! Tous les jours, on décortique ma courte vie qui a failli être encore plus courte.

Ça y est je suis installé dans le service de cardiologie. Mon vieux vient le moins possible. Bon après je peux pas dire qu’il me manque beaucoup, car à chaque fois qu’il vient on se prend le chou. La plupart du temps un membre du personnel lui demande de partir. Ma daronne, elle veut absolument me raser et me laver, moi je veux pas qu’elle me touche. Je suis plus son bébé. Je préfère les mains des infirmiers, même quand ils me lavent la bite et le cul. Le pire c’est que ma daronne campe dans ma chambre. Elle est prête à y dormir. Quelle plaie ! Chaque jour, ma psy vient et elle doit mettre ma mère à la porte car elle ne comprend pas pourquoi elle ne peut pas assister aux séances :

─ Je suis sa mère, il ne doit rien me cacher ! Je dois savoir pourquoi il est tombé si malade !

Je crois pas qu’elle veut vraiment savoir tout ce qui me passe par la tête, tous mes fantasmes et le fait que son Caleb si viril ait envie de coucher avec son copain de classe, et que quitte à pas le faire, son fiston se paluche plusieurs fois par jour. Y a des trucs que les mères doivent pas savoir, ça s'est sûr !

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