Chapitre 5 - Méfiance et pardon
Ça fait des semaines que Caleb est hospitalisé. Ses parents ont prévenu le lycée qu'il serait absent encore un bon moment. Notre professeur principal m’a chargé de lui faire suivre les cours qui s'amoncèlent ainsi que ses « vœux de prompt rétablissement ». J’y vais à reculons. M’exécuter n'est pas facile. J’appréhende de revoir mon harceleur. D'un autre côté, Caleb est depuis plusieurs semaines à l’hôpital, alors il doit être « sacrément diminué le bestiau » me dis-je. Arrivé au bureau des soins infirmiers, je rencontre sa mère pour la première fois. C'est une grande femme, plus grande que moi, avec un peu d'embonpoint, de longs cheveux sombres bouclés, les mêmes que ceux de son fils et des yeux bleus très clairs. Elle est vêtue de noir de la tête aux pieds et porte sur son opulente poitrine, un grand crucifix en or. Ses traits sont tirés et de grands cernes barrent son visage inquiet. Elle parle de façon saccadée et volubile avec un léger accent que je n’arrive pas à déterminer :
─ Bonjour, mon enfant. Que c’est gentil de visiter mon petit Caleb.
─ Bonjour madame. Je suis son voisin de pupitre, son binôme quoi. Je lui apporte ses cours.
─ Merci mon petit d'être venu jusqu’ici lui apporter les devoirs. Comment t'appelles-tu ?
Elle me fait suer avec ses "mon enfant" ou "mon petit" ! Je sais bien que c’est une façon de parler, mais c’est vexant à la fin. Il n’y a que maman qui a le droit de le faire. Non mais ! Je lui réponds un peu froidement parce que je suis un peu énervé.
─ Aël, madame. Je m’appelle Aël. Insisté-je.
─ Je sais que tu connais bien, mon fils. Tu dois savoir quelque chose. Pourquoi est-il si malade ? A-t-il eu un chagrin d’amour ou a-t-il été harcelé au lycée ?
Alors là, c’est le pompon de la pouponnette comme dit maman ! Alors, elle ne sait pas que c'est son fils qui est un sale con de harceleur ?
─ Euh, bien non. Et puis, pour tout vous dire, on n'est pas très proche. Il ne m'aime pas beaucoup. Il a d'autres copains dans la classe. Ça serait mieux de leur demander, je lui réponds sidéré.
─ Pourtant Caleb nous a parlé de toi plusieurs fois. Il dit que tu es un ange. À te voir, je n'en doute pas un seul instant. Tu es pareil à un chérubin. Tes parents ont de la chance ! Il paraît que tu l'aides bien pour ses devoirs et que tu es très serviable. Dieu te le rendra. Je prierai pour toi.
─ Je ne suis que son binôme. Je fais ce qu'on me dit de faire. Pas plus, pas moins. Je vous remercie pour vos prières même si je suis athée.
Mes réponses sont un peu sèches, mais elle ne le relève pas, elle est trop dans l’expression de sa peine et de son inquiétude. Elle essuie ses yeux rougis et gonflés avec un petit mouchoir aux bords en dentelle. Après usage, elle le glisse dans sa manche. Tant de chagrin sortant de cette forte femme me semble antinomique. C’est con de ma part de penser qu’elle ne peut pas être démonstrative et triste parce que c’est la maman de Caleb. Ce n’est pas parce qu’il n’a pas de cœur que ses parents sont pareils. Elle continue à pleurer tout en déroulant sa litanie :
─ Oh mon Dieu ! Nous avons eu si peur. Il a été victime d'une cardiopathie très rare à son âge. Nous avons failli le perdre. Oh mon Dieu ! Les médecins disent que c'est dû un très gros stress, un chagrin d'amour, un excès de sport, ou que sais-je ! Caleb ne veut rien nous raconter. Nous sommes si inquiets. Oh mon Dieu ! Je prie pour lui à chaque instant ! Oh mon Dieu ! Oh mon Dieu, je ne comprends plus rien. Seigneur, qu'avons-nous fait pour être punis de la sorte ? Oh mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu !
Tout en parlant, entre chaque signe de croix, elle joint ses grandes mains solides qui tiennent un chapelet en onyx. Si elle savait qui est réellement Caleb ! Pauvre femme. Elle m'accompagne à la porte de la chambre de son fils :
─ Je te laisse là, mon petit. J'ai encore mille choses à faire.
Dans son sillage, elle laisse s'échapper plusieurs « Oh, mon Dieu ! », avant de disparaître au détour du couloir. « Son petit » frappe doucement à la porte. J’entends une voix assez faible qui m’invite à entrer. Les stores sont en position basse. La pénombre envahit la pièce. Un léger bruit régulier rythme l’ambiance morbide de la chambre aseptisée : c'est un appareil d'électrocardiographie. Caleb est à demi allongé, il semble dormir. Un rai de lumière éclaire son visage. Son teint mat a disparu sous un masque gris mortifère. Malgré la présence d’une barbe éparse, je vois bien que son visage est émacié. Ses yeux semblent exorbités et sont marqués par deux grands cernes très sombres comme ceux de sa mère. Des boucles brunes humides sont collées sur son front. D’apeuré et rancunier, je passe à apitoyé et triste :
─ Ah ! C'est toi, Aël, t'es venu ! Entre !
Sa voix est légèrement chevrotante. Il s'exprime lentement. Je vois bien qu’il fait un effort pour parler. Il a l’air de souffrir.
─ Allez, approche-toi et assis-toi ! Je suis si heureux de te voir.
─ Salut ! Je ne vais pas rester longtemps, il faut que tu te reposes.
─ Non, non, reste et assis-toi un petit moment ! Raconte-moi le lycée.
─ Rien de nouveau. Le prof principal te souhaite un prompt rétablissement. Tous tes copains sont inquiets. Je t'ai apporté des devoirs mais si tu n'es pas en forme, laisse tomber. Tu rattraperas plus tard.
─ Aël. Caleb se tait quelques secondes, et reprend : Aël !
─ Oui ?
─ Pourras-tu un jour me pardonner ? Je suis un sale con. J'ai eu le temps de cogiter depuis que je suis à l'hosto. Je me suis comporté comme la pire des ordures. Je m'excuse. Putain, quel sale con de merde je fais !
Caleb commence à s’emporter et à s’agiter. Sa voix devient encore plus rocailleuse :
─ Je m'en veux de ce que je t'ai fait. Tout ce que je t'ai dit je le pense pas. T'es le plus chouette type que je connaisse. Pourras-tu me pardonner un jour ?
Caleb s’emballe. Il est pris d'une quinte de toux. Il se penche pour prendre son verre. D’un geste rapide, je l’attrape à sa place et l’aide à y boire. Je repose le verre et je m’apprête à prendre congé. Je sens sa longue main très sèche me saisir le poignet :
─ Aël. Merci mon pote ! Merci pour tout. J'espère que tu pourras me pardonner. T'as le temps d'y réfléchir, je rentre pas chez moi avant au moins deux semaines. Pour le lycée, je serais peut-être là à la rentrée de janvier. Si tu peux, reviens me voir. Je t’attendrais. Au revoir, Aël. Fais attention à toi.
Je n’en reviens pas. Alors qu’il n’a presque pas de force, Caleb est en train de s'excuser. J’entends bien ses mots. Il est sincère. Son regard est si triste. Mais je ne comprends toujours pas pourquoi notre relation, cette relation dont j’avais tant espéré, a dégénéré au point où j’ai même souhaité sa mort. Si un dieu existe, ce dont sa mère ne doute absolument pas, " Il " avait presque exaucé mon vœu. Caleb n'est plus que l'ombre de lui-même. Il a perdu de sa superbe et de sa vigueur coutumière. Je lui dis au revoir car il est à bout de souffle. Je promets de revenir régulièrement et si sa santé le permet. Comme avant, on pourra faire nos devoirs à quatre mains.
Je ne sais pas quoi penser de ce que je viens d’entendre. Je mets ce revirement sur le compte de sa maladie. Chat échaudé craint l’eau froide, je ne lui fais pas confiance. Il ne doit pas se rendre compte à quel point je suis blessé par son attitude. Je lui pardonnerai certainement mais je ne lui donnerai plus jamais mon amitié. Tout est de ma faute, je n’aurais pas dû m’emballer quand il était gentil avec moi. J’ai vu en lui ce que j’espérais, pas ce qu’il exprimait. Ce geste de me frotter les cheveux, c’était juste un truc de grand frère. Moi j’ai imaginé que peut-être il pouvait avoir des sentiments autres que de l'amitié. Après je ne sais toujours pas pourquoi il m’a harcelé avec ses nouveaux copains. Les gens aiment faire souffrir les plus fragiles. Tous des lâches !
Ça me fait vraiment plaisir de voir Aël. Plus que plaisir, je suis heureux. Les soignants me font remarquer que je souris et que je vais mieux. C’est un miracle d’après l’interprétation de ma daronne. Moi, je sais que je suis heureux parce que je l’ai vu. Mon lutin était là devant moi, l’air un peu renfrogné, mais toujours aussi lumineux.
Quelques jours plus tard, il est revenu. Je sais pas comment m’y prendre pour m’excuser. La psy me dit de faire simple et surtout il faut que cela soit de vraies excuses sincères. Lors de cette deuxième visite, Aël fait aucune allusion au pardon que je lui ai demandé. Après je me suis pas vraiment excusé correctement. Il est froid et je lis de la pitié dans son regard. Ça me fait mal. Mais au moins il vient me voir. Peut-être qu’il apprécie de voir le mec lamentable que je suis devenu. Non, il n’est pas comme ça. Ma psy me dit que le portrait que je fais de mon lutin, c’est le portrait d’une personne magnanime et honnête. Je suis sûr qu’il attend des explications pour ma méchanceté. J’essaie de creuser avec la psy pourquoi je suis passé de l’amitié à la haine en si peu de temps. Tout ça parce que je fantasme sur lui.
À chacune de ses visites, Aël me redonne du poil de la bête. Je me sens de mieux en mieux. Je me surprends à prier avec ferveur pour sa venue. Je prie Sainte Rita qui s’occupe des causes désespérées. C’est tout à fait moi !
Je réfléchis beaucoup avant d’aller voir Caleb. Je me demande si le fait qu’il ait changé d’un seul coup n’était pas dû à un truc que j’ai dit ou fait ? Me suis-je mal comporté ? J’ai déjà supporté des quolibets dans mon ancienne école, mais jamais de la part d'un copain proche. Je ne peux pas lui poser de questions, j’ai peur de le rendre encore plus malade et puis, égoïstement, je suis encore profondément blessé du harcèlement que j’ai subi.
Aujourd’hui, Caleb est assis dans un fauteuil roulant et m’attend garé devant le comptoir des soins infirmiers :
─ Salut. Je t’attendais avec impatience. C'est grâce à tes visites que je peux me lever. Tu veux bien me pousser dans les couloirs ? Je te paie un cola pour ta peine. OK ?
─ C'est gentil, mais ce n'est pas la peine. Si tu vas mieux c'est le principal.
─ Tu veux pas me pousser alors ?
― Si, si, mais je n’ai pas besoin de cola. Je suis en pleine session d’entraînement intensif de taekwondo, alors je fais gaffe à mon alimentation.
― C’est génial ! T’es toujours aussi sérieux. J’aimerais bien te voir combattre.
― Un jour, peut-être.
― La prochaine fois que tu viens, j'essaierai de t'expliquer pourquoi je me suis comporté comme une enflure.
─ Tu n'es pas obligé.
─ Si je le suis. Non seulement pour obtenir ton pardon, mais parce que je te le dois. J'ai beaucoup parlé avec ma psy. Ça m'a bien aidé à faire le tri et à benner la merde de mon cerveau. Je vais peut-être devenir malin ! Déclare-t-il en se marrant.
C'est la première fois depuis mes visites à l'hôpital que je le vois rire. Son teint n'est plus cireux. Il a même pris une douche et surtout il n'est plus attaché aux appareils divers et variés. Il attend avec impatience de pouvoir faire du sport à nouveau. Son moral et son physique sont sur la pente ascendante. Je me rends compte que cela me fait plaisir. Je suis dans de meilleures dispositions envers lui.
Maintenant je passe le voir tous les soirs après le stage en entreprise que j’effectue. J’ai reçu un peu d’argent de poche, alors j’ai acheté les deux derniers One Piece qui sont sortis. Je lui prête, et en guise de remerciement, il me frotte énergiquement la tête comme au début de notre relation. Je n’ose pas le rembarrer. D'un coup, Caleb devient sérieux :
─ Je t'avais promis de te raconter pourquoi j'm'suis comporté comme un enfoiré. Tu sais déjà qu'avant à part la boxe et les nanas, j'avais envie de rien. Puis t'es arrivé et j'ai vraiment bien aimé ça. T'es le type le mieux qui soit. Je t'ai blessé parce que je t'en voulais d'avoir tout bousculé dans ma vie et de me rendre heureux. J'ai beaucoup de mal à accepter qu'un petit mec que je connais à peine prenne autant de place. Y a des tas de trucs qui sont remontés et j'ai pas su les gérer. J'ai mis sur ton dos ma propre merde. C'est plus facile de t'accuser de foutre le bordel que de me dire que j'ai pas su la nettoyer moi-même. Je peux pas encore tout te raconter, c'est encore trop dur, je jure que je le ferai. Je te promets de ne plus jamais te blesser intentionnellement. J'te demande pas de me pardonner. Il te faudra du temps pour que tu m'en veuilles plus du tout. Mais si je pouvais me mettre à genoux, je le ferais pour te présenter toutes mes plus sincères excuses.
─ Je t'ai déjà pardonné. Je comprends que tu ne puisses pas tout me raconter. Me dire pourquoi notre relation a foiré, c'est juste ce que j'attends. J'avais tellement peur d'être à la racine du mal. Maintenant, très égoïstement, je me sens soulagé : ce n'est pas de ma faute mais c'est de ton fait !
─ Quel sale gamin moqueur, tu es ! Tu es merveilleux. Tu crois que l'on peut être à nouveau amis ?
─ Bien sûr !
─ Tu m'as tellement manqué ! S’exclame Caleb en me serrant dans ses bras tout en me frottant à nouveau énergiquement la tête avec affection.
─ Arrête grand con, je suis en train d'étouffer ! Lui dis-je.
C’est comme si rien ne s’était passé. Caleb est comme avant le harcèlement. Je l’aime toujours. Au diable mes promesses de ne plus vouloir de son amitié. Par contre je vais garder pour moi toutes mes velléités amoureuses. Pourvu que nous puissions rester de très bons amis ! Amen !
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