Chapitre 3 - Il faut savoir partir
L’automne s’écoule doucement. Thor me laisse être proche de Sam qui s'isole de plus en plus. Bosco fait beaucoup de progrès grâce aux soins du physiothérapeute et du kiné. Ce dernier vient tard dans la soirée et repart tôt le matin. Tout le monde s’en est rendu compte sauf Sam qui évite de traîner dans le jardin, dans les bois ou même la cour principale. Il reste enfermé dans son atelier et travaille d’arrache-pied sur de nouveaux projets artistiques. L’œil avisé de Bosco lui manque. J'ai pris la relève pour l’aider dans les choix à faire pour illustrer un livre d’exception sur le travail manuel dans la construction qui lui a été commandé. Sam part sur les chantiers en cours et mitraille les ouvriers, les contremaitres et autres artisans du bâtiment.
Comme la majeure partie du temps, il a choisi le noir et blanc pour mettre l’accent sur la texture, les formes, la composition et l’émotion. il pense comme Ted Grand, un photojournaliste que « Lorsque vous photographiez des gens en couleur, vous photographiez leurs vêtements. Mais lorsque vous photographiez des gens en noir et blanc, vous photographiez leurs âmes ! » Ses recherches sur la lumière lui donnent la possibilité de ne plus penser à autre chose qu'à son travail. Il met un tel zèle qu’il en oublie de manger. Parfois il ne rentre pas, il couche sur place dans un sac de couchage, alors que les nuits se font de plus en plus froides. Tout est bon pour éviter de croiser Bosco, qui lui, ne se rend compte de rien. Thor est très affecté par la solitude de Sam. Je le console :
─ Sam est plus solide que tu ne le crois. Nous sommes là pour l'aider, aussi. Ne t'inquiète pas, mon chéri !
Bosco et Alex, son kinésithérapeute sont enlacés pour un baiser passionné qui n’en finit pas. « S’il ne faisait pas si froid, ils commenceraient à se déshabiller. » Pensé-je. Alex se frotte de haut en bas tel un serpent lubrique sur le corps emmitouflé de Bosco. Il tient Alex contre lui, avec une de ses mains enfoncée dans son pantalon. J’entends un râle de jouissance qu’Alex amortit dans le blouson de son amant. Lorsque Bosco ouvre les yeux, il voit mon visage blême et tendu. Dans la main gauche, je tiens une hache. Je les fixe comme si je ne les reconnaissais pas. Mon regard habituellement légèrement plissé a laissé place à deux yeux exorbités et des pupilles dilatées. Je me fige les jambes écartées et lâche ma cognée qui fait un lourd bruit métallique en tombant sur les pavés. Je me penche, la ramasse, puis tête baissée, je tourne les talons et rejoins mon atelier à grandes enjambées raides.
Ça a me mérite d’être clair : Bosco a trouvé un autre amour.
Avec fermeté, je pousse Alex vers la sortie. Il ne comprend pas ce qui vient de se passer :
─ Attends ! Hé, pourquoi t’es si pressé ! Mais attends !
Sans un mot, je referme la porte sur Alex qui la frappe en criant.
─ Mais Bosco, attends, ouvre-moi ! Dis-moi ce qui ne va pas ! Bosco ! Bosco, mais ouvre !
Alex arrête ses suppliques et ses coups contre le vantail et s’éloigne désappointé.
J’ai lu dans le regard sidéré de Sam autant de surprise que de désarroi. Je veux le rejoindre mais je n’ose pas. Sam m’aime-t-il encore ? Pourtant il n’est jamais là. J’ai cru qu’il m’évitait, qu’il ne savait pas comment me dire que c’était fini. C’est vrai que je ne m’en suis pas ému car Sam est pour moi, un parfait étranger. Je ne peux pas nier que cet homme a un grand cœur et une belle âme, mais je ne l’aime pas. Je ne peux même pas imaginer l’avoir aimé un jour.
Depuis que je suis arrivé aux Ateliers, tous mes désirs restent des fantasmes car mon corps ne suit pas encore. Je ne peux qu’être assis ou couché qu’avec l’aide de quelqu’un. Mes bras recouvrent doucement de la mobilité. Alex, mon kiné vient m’aider à reprendre de la vigueur musculaire. J’ai confiance en lui. Il me soutient. Je lui ai raconté tout ce dont je me souviens.
J’ai mis plusieurs semaines avant de me rendre compte que j’avais presque vécu la même chose que Matheus. Sauf que moi, j’ai survécu. Si Alex n’était pas là, je me serai effondré de désespoir. Je ne comprends pas pourquoi j’ai survécu alors que mon premier amour n’a pas eu cette chance.
Alex m’a parlé du syndrome du survivant. Il pense que j’en suis atteint. La première fois où j’ai dû le croiser ce satané syndrome, c’est lorsque j’ai pris la route pour moins souffrir de la culpabilité suite à la mort de Matheus. J’ai concentré mes pensées sur le fait de me nourrir et de trouver un endroit où dormir. J’étais en mode survie pendant tout mon périple à travers la France. Puis, j’ai atterri aux Ateliers du Bonheur, où j’ai pu me reconstruire doucement. J’y ai mis toute ma volonté et mon énergie dans cette réparation. Maintenant, à cause de ce camionneur qui m’a grièvement blessé, et a déplacé mon corps pour ne pas être pris, je me retrouve pour la deuxième fois avec ce syndrome. Mais cette fois, je ne me suis pas mis dans une situation dangereuse. Je ne suis pas responsable.
Je suis embêté. Je suis bien avec Alex, il n’est pas compliqué. Le cul avec lui est sans surprise. C’est un type gai, sain et positif. Je me sens à l'aise avec lui. Il me regarde avec des yeux normaux, il n’est pas en train de me scruter comme le font les mecs des Ateliers. Je lis dans leurs yeux comme des questions. Ils doivent se faire du souci pour moi, car ils sont très affables et prévenants, mais je suis gêné. Je ne rencontre presque jamais Sam. Je ne lui ai pas encore parlé de notre soi-disant relation amoureuse. Ça ne devait pas être si bien, puisqu’il n’essaie pas de m'en toucher un mot. Le fait de ne me souvenir de rien ne me donne aucune obligation vis-à-vis de lui.
Je veux laisser du temps à Bosco. S’il lui faut des mois ou plus pour retrouver force et vitalité, j’attendrais patiemment, sans lui mettre de pression. Si Bosco ne revient plus vers moi, si notre amour ne survit pas à cette épreuve, je le laisserais choisir son avenir. Il peut être loin des Ateliers. S’il choisit d’y rester, je prendrais la route pour la Bretagne. Passer le flambeau à Val et Malo est une possibilité. Je suis le même Sam qu’à mes 17 ans, tout en étant un autre, plus fort et toujours prêt à tout pour Bosco. Je lui laisse un dernier message. Nous ne nous reverrons jamais. Il faut savoir partir.
« Alex a l’air d’être un bon garçon. Pour moi, en ce moment, un jour facile est celui qui est passé. Je ne suis pas triste, tout au plus vexé. Je ne peux pas être triste car tu es heureux et c’est merveilleux. Je suis vexé d’avoir disparu de tes souvenirs. Mon arrogance m’a fait penser que notre relation était inoubliable et pérenne. Sois bon avec toi. Je te souhaite le meilleur. Je n’ai aucun regret.
toutes mes nuits blêmes
le resteront à jamais
il n'est plus ici
sur le lit défait
plane l'odeur de l'amour
il ne m'aime plus
Adieu Bosco. »
Je prépare ce que j'emmène en Bretagne : des appareils photos, des tenues de sport et quelques fringues et bouquins. Koulm a préparé la cabane de bûcheron, cela va me suffire. Ce soir est mon dernier soir aux Ateliers avant longtemps. Je leur ai concocté un petit dîner asiatique simple. Alex et Bosco ne seront pas de la partie. Tant mieux, il y aura pas de malaise, autant pour lui que pour moi. Jibril m’en veut de partir : Qui va s’occuper de ses petits combattants ? Je l’incite à embaucher un professeur qui a de réelles compétences pédagogiques. Val et les autres promettent de venir lors de vacances.
Tard dans la nuit, je démarre ma moto. Après plusieurs heures de route, j’arrive à ma destination finale. Avant d’entrer dans la propriété, je m’arrête sur le bord d’un chemin vicinal pour boire un thé tiède. À ces heures rasantes du petit matin de ce début d’hiver, des nappes de brume inventent une atmosphère fantasmagorique à la Nature. Si une fée surgissait, je n’en serais pas surpris. Les contours flous du soleil platine ne l’empêchent pas d’être aveuglant. Une nuée d’étourneaux volent en agrégation au-dessus d’un bois. Leur ballet grégaire tournent et dessinent des arabesques majestueuses. Les oiseaux changent de cap dans un même élan et créent une nouvelle onde harmonieuse. Telles des vagues vivantes et mouvantes, ils fascinent mon œil émerveillé. D’un seul coup, tous s’abattent sur un champ labouré. Le ciel reprend son relatif immobilisme céruléen. Des chevaux habillés de couverture paissent paisiblement. Des poulains font le tour de l’enclos gambadant et sautant comme des cabris sous le regard stoïque des juments. Seul dans un pré, un grand étalon gris pommelé clair, aux naseaux dilatés et remuants, vocalise. Ses hennissements et ses renâclements semblent faire vibrer l’air dense, frais et humide. Il effectue quelques ruades. Je vois son immense pénis en érection bouger de gauche à droite. La Nature est impudique, c’est ce qui la rend belle.
Un pick-up boueux vert kaki haut sur roues se gare derrière moi :
─ Salut ! Tu dois être Sam.
J’acquiesce sans dire un mot :
─ Je t’attendais plus tard dans la journée.
─ Désolé !
─ Ce n’est pas grave. Je me présente, je suis Jethro, le nouveau garde forestier. Je viens du Québec. Avant que tu demandes : je suis algonquin. C’est Koulm qui m’a embauché. J’allais boire un café à l’épicerie du haut. Tu viens ?
─ Je te suis.
─ Ok !
Jethro est avenant. Il a un beau nez busqué, de grands yeux étonnés et de longs cheveux noués en catogan. Sa caisse sur échasses, sa veste à franges, son stetson crasseux et ses Caterpillar en font un stéréotype de l’américain de cinéma.
Nous nous garons en épi devant un bar-tabac-épicerie d’un autre âge. Une vieille femme en tablier à fleurs vocifère :
─ T’veux te pochtronner dans mon rade alors qu’t’as pas d’artiche. J’te débine pas aux cognes, le branque, mais j’en ai soupé d’tes conneries. T’as intérêt à abouler le flouze, rapidos, espèce de gouapeur. J’suis pas la Banque d'France. T’as été un bidard bien trop longtemps. Chigne pas. Rentre chez ta bourgeoise avant que j’t'en colle une.
Elle le prend par la veste et le fond du pantalon, et le balance sur la route. Au même moment, un cheval de trait surmonté d’un jeune homme souriant tente d’entrer dans l’établissement.
─ Bon, ça y est pour le pignouf, une bonne chose de réglée ! J’en ai du beau monde qu’arrive à mon troquet. Bon toi et ta carne attendez dehors. Tes courses sont prêtes. Eh, les deux gironds, entrez.
─ C’est exotique ici ! Me dit Jethro avec un grand sourire. Elle n’est pas piquée des hannetons la patronne ! Tiens, tire-toi une bûche ! Me dit-il en me montrant une chaise.
Son accent des cousins du Nouveau Monde est chantant. Sans rien me demander, il commande deux thés à l’érable.
─ Tu es sûr qu’elle en a ? Demandé-je.
─ Oui, c’est moi qui lui en ai donné. En gros, je paie un thé que j’ai déjà payé ! Bon, il y a le service et l’eau. Sans compter, l’ambiance café des faubourgs parisiens. C’est Koulm qui dit ça. Il a travaillé dans la région parisienne, il y a quelques années.
─ Comment va Koulm ?
─ Bien ! Très bien ! Il y a beaucoup de travail dans les bois. La tempête a touché le haut de la vallée. Si tu peux aider, ça serait l’idéal. On a acheté deux tronçonneuses, sinon on ne pourrait pas avancer. Il y a du boulot à la hache si tu préfères.
─ Je préfère largement.
─ Tiens, je te donne les clefs des grilles du domaine et de la commanderie. Ta cabane n’en possède pas. Désolé !
─ À part mes appareils photo, mes affaires de boxe et de jujitsu, je n’ai rien de valeur.
─ Bon, on crisse notre camp ?
─ C’est-à-dire ?
─ On y va. Je vais te faire visiter ton domaine !
─ Ce n’est pas mon domaine. Il est aux gens qui y vivent.
─ Allons-y !
Après avoir repris nos véhicules, nous nous arrêtons dans une cour de ferme fortifiée.
─ Tu ne pourras pas passer en moto pour aller à la cabane. Soit tu prends un 4X4 ou de bonnes chaussures !
─ De bonnes chaussures, ça me convient.
Une femme d’une quarantaine d'années nous accueille. Elle m’ouvre la porte d’une grange en pierres et ardoises qui a l’odeur des bottes de paille qu’elle abrite.
─ Je m’appelle Diane. Ma compagne et moi gérons la ferme avec un couple d’hommes.
─Y a-t-il assez de terres à cultiver ?
─ Il est prévu d'en racheter pour agrandir pour être plus autonome du point de vue alimentaire.
─ C’est ce que m’a dit Koulm. C'est en cours, j’attends des nouvelles du notaire pour débloquer les fonds.
─ Alors, c’est toi Sam ?
─ Oui, c’est moi !
─ D’accord. Au cas où des poules entrent, vaut mieux protéger ton bel engin, me dit-elle en me tendant une bâche épaisse.
─ Comment tu sais qu’il a un bel engin ? S’esclaffe Jethro.
─ Ah c’est malin ! Dit-elle en haussant des épaules. Je préfère les minous poilus.
Je souris : si elle savait ce que j’ai dans le pantalon !
Je suis content d’avoir laissé Koulm gérer le domaine. Il a ouvert les portes aux femmes lesbiennes. Il prend des initiatives qui sont profitables à toute la communauté. Je suis content de l’avoir à mes côtés. J’ai hâte de le revoir.
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