Chapitre 2 - On n'aime pas trop, on aime mal
Je prépare le repas du soir, lorsque le téléphone sonne. Je prends l’appel. C’est un homme âgé qui parle de façon saccadée, sa voix chevrotante est empreinte d’émotion :
─ Bonsoir ! Je suis bien aux Ateliers du Bonheur ? Je cherche mon petit-fils. Il doit nous écrire à moi et à ma femme. Mais il ne l’a pas fait depuis trois mois. Alors on est très inquiets.
― Bonsoir. Je m’appelle Thorvaldur. Vous êtes bien aux Ateliers du Bonheur. Comment s’appelle votre petit-fils ?
― Bosco. Bosco Baert ! Il vit avec un garçon s’appelant Sam. Je ne sais que ça. Il m’avait donné ce numéro en cas d’urgence, mais on l’avait égaré. C’est pour ça que j’appelle après tout ce temps.
― Bosco est parti depuis près d’un an faire le tour d’Europe à vélo. Il a arrêté de nous donner des nouvelles depuis deux mois. La dernière carte que nous ayons reçue venait d’Allemagne. Sam a demandé à la police de faire des recherches, mais cela a été peine perdue. Nous sommes allés nous–même voir à l’endroit d’où la carte a été envoyée. Mais nous n’avons rien trouvé.
― Qu’est-il arrivé ?
― Personne ne le sait. Sam pense qu’il a voulu disparaître volontairement. Mais personnellement, je n’y crois pas : Bosco est amoureux de Sam depuis le début de leur rencontre. Malgré les difficultés, ses sentiments n’ont jamais faibli.
― Même si ça avait été le cas, il n’aurait pas arrêté de nous écrire. Qu’il n’ait pas donné de nouvelles à ses parents, je peux le comprendre mais pas à sa mamie et à son pépé. Quel malheur est-il arrivé ? Puis-je parler à ce Sam ?
― Il n’est pas encore rentré. Je lui ferai suivre le message. Donnez-moi vos coordonnées. Si nous avons la moindre petite information, nous vous appellerons.
Zach entre dans la maison des bois sans frapper ni même s’annoncer, ce que personne n’ose faire. Je le regarde surpris :
― Il y a un souci ? Demandé-je à l’importun.
― Ce n’est pas un souci, mais une bonne nouvelle.
― C’est à propos de Bosco ?
― Oui ! La dernière carte venait d’Allemagne, alors on a cru qu’il y était encore. Comme les Pays-Bas ne sont qu’à 200 kilomètres, j’ai demandé l’aide de collègues néerlandais. Ça n’a pas été facile.
― Mais abrège ! Va au but ! Punaise ! Crié-je sur le pauvre Zach.
― Il y a deux mois, un homme a été retrouvé dans un bois. Il était gravement blessé. Il était sans papier ni bagage. Il correspond au profil de Bosco : 1 m 82, mince et roux. Il est resté dans un coma artificiel pendant deux mois, le temps que ses blessures soient guéries. Les autorités néerlandaises n’avaient pas fait de signalement international car ils pensaient que c’était l’un des leurs. L’homme vient d’être sorti du coma. Il a tout oublié pour le moment. Il se fait appeler Matheus.
― D’accord ! Dis-je laconiquement.
Mon corps s’affaisse d’un seul coup. Je viens de me vider de toute mon énergie. De grosses larmes roulent sur mes joues.
― Tu veux que j’appelle quelqu’un ?
― Non ! Je vais me coucher ! Dis-je totalement amoindri.
Je m’endors comme une masse dans la position du gisant. Bosco est vivant. Je vais pouvoir dormir.
Je laisse Sam seul. Depuis deux mois, il dort et vit dans la maison de Bosco. Je devrais plutôt dire qu'il s'isole là où ils ont été heureux en couple. Je rejoins les autres dans son atelier pour le repas. Je leur fais le récit des dernières nouvelles. Tout le monde est soulagé et joyeux. Malo voit mon visage :
― Quelque chose ne va pas ? Me demande-t-il.
― Non, non, ça va. J’ai laissé Sam seul. Il est totalement vidé, abattu.
― Je vais le voir ! Dit Val en se levant.
― Non ! Je crois qu’il faut le laisser tranquille un moment. Affirme Caleb. Il était sûr qu’il ne reverrait pas Bosco. Il pensait qu'il l’avait quitté. Et là, il se rend compte qu’il avait abandonné la partie. Il doit se sentir coupable à mort !
― Il n’a jamais abandonné la partie comme tu dis. Depuis la deuxième semaine sans nouvelle, il a fait des démarches pour signaler sa disparition, rectifié-je. Il ne voulait pas vous le dire pour ne pas vous inquiéter. Il était tiraillé entre la colère et le désarroi. Il avait honte d’être exaspéré et il se sentait impuissant. Alors il m’a fait promettre de garder le silence.
― Tu as tellement bien gardé le silence que tu ne m’as rien dit ! Réprouve Ben en boudant.
― Bon, lequel d’entre nous est suffisamment calme et proche de Sam pour lui tenir compagnie ? Demande Thor.
― Aël !
Le prénom d’Aël a fusé.
─ Aël, c’est à toi de jouer, mon chéri d’amour ! Finis de manger et va le rejoindre ! Lui intime Caleb en lui frottant la tête énergiquement.
Aël passe la nuit aux côtés de Sam.
J’appelle le papy de Bosco pour lui apprendre la bonne nouvelle. Le lendemain, la voiture de Malo est prête à prendre la route pour Bréda dans le Brabant du Nord aux Pays-Bas. Nous accompagnerons Sam. Je serai là pour la traduction. Vikingur restera avec Azza, Salah et Dorian pour quelques jours.
Sam appréhende le face à face avec Bosco : le reconnaîtra-t-il ? Sinon, il est prêt à le reconquérir. Au début du voyage, il est un peu fâché d’y aller en voiture, il aurait préféré l’avion qui est plus rapide. Il est parti renfrogné, triste et ayant perdu confiance en lui. Plus les kilomètres défilent, plus il se sent combattant et fort. Il doit affronter un Bosco blessé, affaibli et oublieux, alors il doit être volontaire, résistant et inébranlable. Il doit être son soutien inconditionnel.
Avant de le rencontrer, nous allons parler aux médecins qui nous attendent. Sam a apporté des preuves de l’identité de Bosco et de la réalité de leur relation, comme des photographies, ainsi que les cartes postales qu’il a reçues les mois précédents l’accident. Il est convenu que Bosco peut rentrer en France dès la semaine suivante. L’avion est recommandé jusqu’à la France, puis un véhicule sanitaire pour le reste du voyage :
― Mais s’il ne veut pas vous suivre, il faudra trouver une autre solution, affirme le médecin.
― Son grand-père le prendra en charge, il n’y a pas de problème. Intervins-je en néerlandais.
Sam a le dos plaqué contre le mur juste à côté de la porte de la chambre de Bosco :
― Je ne sais pas si j’ai le courage de l’affronter. J’ai peur.
― Quoi qu’il arrive nous sommes là. S’il préfère vivre chez son grand-père, on fera toutes les démarches.
― Comment je suis ? Va-t-il me reconnaître ?
― Tu es beau comme un astre. S’il ne tombe pas en amour de toi, et bien tant pis pour lui ! Affirme Malo.
― Vous entrez avec moi. D’accord ?
― Oui, bien sûr ! Allez, courage, on y va ! Intimé-je entrant en premier dans la chambre, suivi de près par Malo. Sam ferme la marche.
Bosco est très amaigri. Il ressemble à l’homme que j’ai rencontré au mois de septembre de mes 17 ans. Ses cheveux roux mal peignés s’étalent sur la taie d’oreiller blanche. De grands cernes gris et profonds barrent son visage émacié. Un grand aide-soignant le nourrit à la cuillère. Lorsqu’il me voit, Bosco saisit l’avant-bras du soignant.
Tout sourire, Thor s’avance :
― Bonjour, je suis Thorvaldur. Voici Malo, mon compagnon, et derrière, c’est Sam. Te souviens-tu de nous ?
Bosco reste figé. L’aide-soignant nous salue et s’éclipse. J’approche ma main et prends d’autorité la main droite de Bosco et la serre. Il plante ses yeux dans les miens. Il ne cille pas :
― Salut, Bosco. Veux-tu que je t’aide à manger ? Demandé-je avec un air faussement décontracté.
Il hoche la tête en signe d’acquiescement. Je m’assieds sur le bord du lit et commence la becquée. Il se laisse nourrir. Pas un mot ne sort de sa bouche. Il n’arrive pas à détacher son regard du mien. Je fais celui qui ne s’en est pas aperçu. Je lui parle du décès de Fouad, des nouveautés des Ateliers du Bonheur et lui donne des nouvelles de tous les compères. Au milieu de mon monologue, Malo et Thor s’éclipsent à leur tour. Une fois la soupe terminée, la table roulante poussée, je veux à mon tour partir :
― Reste ! Me murmure Bosco. Je ne te reconnais pas, mais tu as l’air de bien me connaître.
― On peut dire ça. Tes grands-parents sont restés en France car ton papy est un peu faible pour un voyage. Si tu veux bien, je vais rester ici le temps que tu puisses sortir. Il faudra que tu choisisses où tu veux vivre le temps de ta convalescence. On peut t’accueillir. Ta maison attend. Si tu préfères vivre près de chez tes grands-parents, je chercherais une maison de convalescence, car ils sont trop vieux pour s’occuper de toi toute la journée.
― J’ai une maison ?
― Oui ! Tu vis avec nous depuis pas mal d’années maintenant. Tu es artisan paysagiste. Tu as une équipe qui t’attend. Elle s’est très bien occupée de nos jardins pendant ton absence.
― Je suis désolé mais je ne me souviens que de très peu de choses de ma vie. Plus exactement, je ne me souviens des trois ans que j’ai passés avec Matheus, mon premier et seul amour et des deux ans de mon errance à travers la France.
Je prends en plein cœur ses mots. Ma poitrine se serre ainsi que mes maxillaires. Je fais un effort pour ne pas verser de larme ni me mettre en colère. J’ai envie de fuir cette chambre aseptisée et le regard sans amour de Bosco. Il ne m’avait peut-être jamais aimé, ou tout du moins pas autant que Matheus qui reste le seul à avoir une place dans sa mémoire. Je suis ravagé de chagrin. Je regrette d’être venu. Doucement, je me lève le plus calmement possible et prend congé :
― Tu dois être fatigué. Je te laisse te reposer. Dis-je en refermant la porte.
― Alors, comment ça s’est passé ? Me demande Malo plein d’appréhension.
― Bien, bien. Ça va.
Le pas raide, je me dirige vers les escaliers. J'entends Malo et Thor parler :
― Je ne crois pas que ça se soit bien passé, dit Malo à Thor.
― Qu’est-ce qu’on fait ? On le suit ? Demande Thor embarrassé.
― Laissons-lui un peu de temps.
Je me suis mis à l’abri des regards. Accroupi, le dos contre le mur extérieur du bâtiment, je pleure la tête entre mes bras. La seule chose qui ne me fait pas m’enfuir loin de ce désastre affectif, est l’état de santé de Bosco. Je dois tout faire pour sa guérison. Je suis entre l’affliction de ce rejet qui ne dit pas son nom, la honte d’être en colère contre mon amour et le bonheur de le savoir toujours en vie. Je m’en veux d’avoir cru être important aux yeux de Bosco. Quelle arrogance de ma part ! Avec ses mots, il vient de jeter au caniveau cinq années d’amitié et nos deux ans d’amour. Il a été l’un de ceux qui avait adouci ma peine après la mort de maman. Nous nous étions soutenus moralement, physiquement et émotionnellement, alors que nous étions dans une grande détresse. En quelques phrases assassines, il m’a envoyé en enfer. Malgré cela, je ferai tout pour son bien-être. Je le ferai, c’est une question de survie.
Malo et Thor ont repris la route pour les Ateliers, me laissant seul avec Bosco. Je ne lui propose plus de l’aider à se nourrir. Je garde une distance entre nous. J’ai réussi à le convaincre de rentrer aux Ateliers du Bonheur. Un kinésithérapeute et un physiothérapeute viendront chaque jour pour ses soins. Le ménage et les repas seront pris en charge par les compagnons des Ateliers. Dans huit jours, nous rencontrons en avion.
Pour leur arrivée, tout le monde est réuni dans l’atelier de Sam. Salah et Azza préparent des pâtisseries de leur pays d'origine. Sébastien et Victor se sont attelés à la préparation d’un grand couscous. Dehors, Alfred est devant un barbecue portatif à faire griller des merguez et des côtelettes d'agneau. Le véhicule sanitaire entre dans la cour pavée. Il est vite entouré des amis de Bosco et de Sam. Les questions fusent de toute part. Malo met rapidement le holà à ce débordement de joie. Silencieux, Sam reste à l’écart. Le repas est joyeux et bruyant. Victor est très heureux de raconter à Bosco toutes les nouvelles plaisanteries qu’il a apprises depuis son départ. Je murmure à l’oreille de Caleb :
― Il y a un problème. Sam n’a pas dit un mot depuis son retour. Il est très pâle.
Caleb me répond en chuchotant :
― T’as raison, Aël. Il y a un problème. Tu devrais aller le voir après le repas !
― Ok ! Dis-je.
Sam n’attend pas la fin du repas pour disparaître le plus discrètement possible. Il sort dans la cour et se dirige vers la forêt. Je le suis de près :
― Attends-moi ! Ne marche pas si vite ! Lui crié-il.
Arrivé à son niveau, je lui demande :
― Que ce passe-t-il ? Pourquoi n’as-tu pas dit un mot du repas ?
― Rien, tout va bien. Je suis fatigué à cause du voyage. Aël, tu devrais rejoindre les autres.
― Non, non, non ! Ne me baratine pas ! Il se passe quelque chose. Ça se voir comme le nez au milieu du visage. Même Caleb qui manque parfois de finesse, s’en est rendu compte. Viens, on va s’asseoir près de l’étang aux carpes. Allez, viens ! Lui intimé-je en le tirant par la manche.
Nous nous asseyons sur un banc. Sans que j’aie le temps de dire un mot, Sam fond en larmes. Je le prends tendrement dans mes bras et caresse son dos solide, en lui soufflant des mots apaisants. Lorsqu’il se calme, il me raconte son désarroi. Après l’avoir écouté attentivement, je tente de lui redonner espoir :
― Il a perdu la mémoire, alors c’est normal qu’il t’ait aussi oublié. Il a même oublié son pépé et sa mamy. Il n'a plus que cinq ans de sa vie en tête. Tu ne devrais pas t’en faire. Sois patient ! Les médecins lui ont dit qu’il retrouverait la mémoire au fur et à mesure.
― Je sais que je suis égoïste et un mauvais amoureux. Je ne vois que ma souffrance. J’ai tellement honte !
― Je comprends ton point de vue. Mais Bosco va de mieux en mieux. Cela ne peut que s’améliorer. Tous les gars et Azza sont prêts à aider. Alors, prends soin de toi. Si tu veux partir te reposer ou faire autre chose, pas de souci, on a l’habitude de gérer.
― Tu vois, même toi tu me reproches mon inconstance et mon manque de courage !
― Absolument pas ! Si je me suis mal exprimé, j’en suis désolé. Tu as dû lutter pour être toi toute ta vie. Tu as donné à beaucoup de femmes et d’hommes, la possibilité de vivre une vie meilleure ou de la reprendre en main. Bosco te doit d’être en vie. Il ne le sait peut-être plus, mais lorsqu’il s’en souviendra, il reviendra vers toi. Il t’a aimé dès votre première rencontre.
― Comment peux-tu être sûr de ça ?
― Parce qu’il me l’a dit quelques semaines avant son départ en vélo. C’était lorsque Caleb est parti avec Sébastien pendant quatre jours hors de la région, pour un chantier très lucratif. Bosco et moi faisions la vaisselle, il me posait des questions sur ma rencontre avec Caleb. Ma réponse avait été que j’ai eu le coup de foudre pour mon chéri, alors il m’a répondu que lui aussi. Sans t’avoir vu, il était déjà amoureux de toi. Les lettres que vous vous échangiez et toutes les attentions que tu avais eues pour lui. Il était sûr d’avoir rencontré l’homme idéal : beau, gentil, réservé et riche, avait-il ajouté en riant. Il aime vos joutes verbales, les échanges de connaissances et ta profonde gentillesse cachée sous ton côté bougon et mal embouché. Il m’a même parlé de vos étreintes sans nulle autre pareille après ton retour parmi nous. Il ne m’a pas donné de détails, mais c’était bien mieux qu’avec son premier amour. Alors oui, je suis sûr que tu es son amour. Son unique amour.
― Je veux bien te croire, mais pour le moment, je vais faire profil bas. Je suis une merde égoïste, mais je suis trop blessé pour bien l’aimer. « On n’aime jamais trop, on aime mal », me disait Fouad. Et là, je ne peux que mal aimer.
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