32. L’acide ou les cochons ?
Pénélope
Un frisson me parcourt lorsque le jet d’eau froide frappe mon corps et tous mes muscles se crispent. Il paraît qu’il est bon pour la peau, mais aussi pour la circulation sanguine, de finir sa douche par du froid… Si je suis honnête, j’aime ça autant que je déteste. C’est à la fois revigorant et pétrifiant.
Je sors de la douche sans me faire prier, noue une serviette autour de mes cheveux et une sur mon corps puis passe la main sur le miroir embué. J’ai l’air épuisée, mais j’ai passé mon samedi matin chez l’avocat et mon après-midi à transformer la salle de musique en chambre d’amis, à ranger, trier, vider, l’appartement. J’avais besoin de me vider la tête, de ne plus penser à rien, de bouger au rythme de vieux sons de hard rock, de me défouler… J’ai un peu mal partout, mais je survivrai.
Je traverse le couloir et retrouve Solène et Elise, installées dans mon canapé, un verre de vin à la main. Soutien nécessaire, selon elles, puisqu’elles sont persuadées que ma mine renfrognée au boulot était due à mon rendez-vous de ce matin. J’aimerais bien qu’il ne s’agisse que de cela, en vérité…
— Je monte m’habiller, j’arrive. Vous pouvez vérifier les pizzas ?
Je m’exécute sans attendre leur réponse, les entends glousser depuis la mezzanine, et enfile rapidement un legging et un tee-shirt. Quand on n’a pas de tête, on a des jambes, c’est ce que me disait souvent mon père quand j’étais gosse. Si j’ai tendance à être rigoureuse au boulot, je suis une vraie tête en l’air dans la vie de tous les jours, ce qui m’oblige à refaire un passage dans la salle de bain pour déposer les serviettes, me brosser les cheveux en évitant mon regard fatigué dans le miroir, avant d’enfin m’étaler aux côtés de mes amies, non sans avoir récupéré mon verre au passage.
Les pizzas trônent sur la table basse, découpées, et un vieil épisode de Desperate Housewives passe en sourdine à la télévision tandis qu’elles dissertent sur le plus beau mec de Wisteria Lane, ou l’équation irrésolvable, honnêtement.
— Pourquoi choisir, sérieusement ? questionné-je finalement. Bavez sur tous, sauf sur Rex et Orson, pitié ! Pour le reste… je crois que je pourrais me laisser tenter par un plan à quatre avec Mike, Tom et Carlos, perso.
— Toi, on voit que tu es en plein divorce. Un plan à quatre ? Rien que ça ? Franchement, tu abuses ! Laisses-en un peu pour les autres !
— Je serais incapable de choisir entre les trois, qu’est-ce que tu veux ! Ils sont tous bourrés de défauts mais attachants… La vraie vie, quoi. Ça change de ces romances aux mecs parfaits, ou aux gros machos queutards, aux Alphas dominants, dont j’ai envie d’écraser les roubignoles pour les faire redescendre sur terre. Ouais, bon, en fait, je vous laisse les mecs, je vais me taper Lynette, on se ressemble trop toutes les deux et on mettra fin au patriarcat ensemble.
Juré, je n’ai bu qu’un verre d’alcool. Possible que Steven m’ait pas mal agacée en se plaignant à son avocat que je l’avais mis dehors. Sa queue avait trouvé refuge avant même qu’il doive déménager, j’imagine que son cul n’a pas eu de mal à trouver, lui aussi, non ? Moi, aigrie ? Jamais.
— Mort au Patriarcat ! s’emporte Elise, avant de trinquer.
Je pouffe et bois quelques gorgées de rosé avant d’attraper une part de pizza bien grasse. Soirée filles… et footing demain matin pour compenser, possiblement.
— Si je décide de buter Steven, vous m’aidez à cacher le corps dans les catacombes ?
— Non, tu es folle, toi ! C’est pas comme ça qu’il faut faire. Tu remplis ta baignoire d’acide et tu plonges le corps dedans jusqu’à ce qu’il disparaisse, commence Solène avant de s’arrêter en rougissant, puis d’éclater de rire. Désolée, je crois que je regarde trop de séries.
— Je n’ai pas de baignoire, idée suivante ! J’ai lu dans une romance, et ne me jugez pas sur mes lectures, que les cochons bouffaient tout… On a une ferme pédagogique pas trop loin ?
— Tu veux empoisonner des cochons avec ça ? Je te colle la SPA sur le dos, je te promets, si tu choisis cette solution ! indique Elise en me regardant aussi sérieusement que possible. Et… c’était dans quelle romance, je veux la lire !
— Je ne sais plus, je les enchaîne depuis que j’ai viré Steven de la maison, soupiré-je en faisant tourner mon alliance sur mon annulaire. Je regarderai sur ma liseuse, mais le type est un tueur à gage dépourvu de sentiments, sauf pour la nana, bien sûr. Tu vois le genre. Oh, mais ! Vous croyez que je pourrais trouver un tueur à gage ? gloussé-je.
— Purée, tu es en colère à ce point-là ? s’étonne Solène. Il a fait quoi, ce matin, avec l’avocat ?
— Eh bien, outre ses suppliques pour qu’on se remette ensemble, il me demande surtout du fric, ce con.
— Il ne sait pas ce qu’il veut, alors ! Dis-lui qu’il n’a qu’à te lécher les pieds s’il veut du fric. Et s’il le fait vraiment, tu finis par lui dire : Poisson d’avril ! Et tu prends une photo de sa tête, surtout, hein ?
J’éclate de rire sans savoir si c’est l’idée de faire ça qui me fait rire ou la proposition en elle-même. Mieux vaut rire de tout ça, parce qu’il est quand même culotté, le bougre. Et je compte bien le faire s’asseoir sur ses deux demandes. Si monsieur n’a pas les moyens de vivre seul, c’est parce qu’il s’est reposé sur moi durant toutes ces années.
Je laisse les filles disserter sur je ne sais trop quoi… Ou plutôt, mon cerveau me déconnecte totalement de la conversation pour repartir à Dubaï, tout simplement parce qu’il n’arrive toujours pas à réaliser que mon corps et lui ont replongé l’espace d’une nuit. Impossible de me sortir cette nuit de la tête, d’ailleurs, tout comme je suis incapable d’oublier les mots de Jonas au petit matin. Le mélange donne un sentiment amer, j’en conviens. Est-ce que j’aurais dû gérer les choses autrement ? Sans doute, mais j’ai voulu me protéger avant tout. Le Jonas d’il y a dix ans a été capable de me tromper, alors le Jonas d’aujourd’hui me fait encore plus peur.
— J’ai couché avec Jonas à Dubaï, soufflé-je, interrompant brusquement la conversation des filles.
Le silence me répond. Mais pourquoi j’ai balancé ça, moi ? Je m’étais juré de garder l’information pour moi ! J’ose à peine jeter un coup d'œil dans leur direction, mais je les vois s’observer quelques secondes avant que leurs regards convergent vers moi. Solène récupère la bouteille de rosé et nous ressert, se retient clairement de dire “mariée ou pendue dans l’année” quand les dernières gouttes coulent dans mon verre, et soupire en se réinstallant dans le canapé.
— Je ne sais pas ce qui m’a pris ! reprends-je en voyant qu’elles ne commentent pas. Enfin, si, j’avais un peu trop bu de champagne et je jouais la provoc’ depuis notre arrivée, je ne sais même plus pourquoi d’ailleurs, je voulais l’enquiquiner, je crois… Bref, j’ai fait une connerie… ou deux, même.
— Ah oui ? C’est un si bon coup que ça ? Parce qu’une fois, c’est une erreur, ça se comprend, mais deux ? Tu abuses toujours des bonnes choses, on dirait !
— Faut croire… ! C’est Jonas, quand il s’agit de lui, je ne me l’explique pas. J’avais besoin d’une douche après notre partie de jambes en l’air, je lui ai proposé de m’accompagner et pouf, deuxième round.
— Il a de l’énergie, notre collège, on dirait. Et c’était aussi bien que la première ? Et… qu’avant ? Quand vous étiez ensemble ?
— Mais on s’en fout de ça, bon sang ! J’ai recouché avec mon ex, c’est le problème. Que ce soit bien ou pas, ça ne change rien ! m’agacé-je avant de soupirer lourdement. C’était… à la fois pareil et totalement différent. Enfin, je veux dire… niveau alchimie, c’était comme avant, le tout avec dix ans d’expérience de plus pour tous les deux, quoi.
— Purée, moi je veux tous les détails ! Ça doit être mieux que tes romances ! s’enthousiasme Elise. Par contre, pourquoi juste deux fois si c’était si bien ? Tu as réussi à le rincer complètement ?
— Non, je suis redevenue sobre, soupiré-je.
— C’est con, ça. Tu n’avais pas une petite dose sous l’oreiller ou dans la table de nuit ? se moque gentiment Solène qui m’observe avec compassion et sans jugement.
— J’ai vexé le grand Jonas en refusant ses avances le lendemain matin, il a été odieux avec moi. Franchement, je ne sais pas si j’aurais préféré rester bourrée jusqu’à la fin du séjour ou si j’aurais mieux fait de ne pas mettre le nez dans le champagne.
— Oh purée, ça explique l’ambiance au boulot, alors. J’avais cru que vous aviez fait une petite pause, mais là, c’est reparti comme au début. Et tout s’explique !
— Non, mais, il a quand même le culot de me reprocher d’avoir refusé un nouveau round avec lui alors que le mec enchaîne les nanas. Je crois qu’il n’a pas l’habitude qu’on lui dise non, pauvre chéri. Enfin bon, je doute que ça mérite son emportement. Aller jusqu’à dire qu’il comprend que mon mari puisse aller voir ailleurs… Ouais, vu la situation, il doit bien comprendre puisqu’il est du même acabit.
— Oh putain, le con ! Il vient de dégringoler dans mon estime, là, s’emporte à nouveau Solène. N’importe quoi, mais comment il peut dire ça ? Je crois que moi aussi, je vais lui pourrir son quotidien à cet enfoiré.
Ce girl power me fait sourire. Je sais que je peux compter sur Solène, un peu plus que sur Elise et son cœur d’artichaut, même si elle est elle aussi une amie fidèle.
— Jusqu’à présent, je ne lui ai pas vraiment fait de sale coup au boulot, mais je crois que mon diablotin se frotte les mains à l’idée qu’on se lance, lui et moi. Après tout, Jonas ne s’est pas gêné, de son côté.
— Ça promet ! Il faut rester professionnelles quand même, hein ? Déjà qu’on a fusionné, si en plus, vous foutez le bordel, ça va être compliqué de garder une bonne ambiance.
— C’est lui qui a commencé, je te signale. L’ambiance est pourrie par sa faute. Dois-je te rappeler qu’il a tout fait pour m’exclure du contrat SP ? Il allait partir seul à Dubaï alors qu’on bosse ensemble sur le projet ! grimacé-je. Bon, au final, peut-être que j’aurais dû rester ici, au moins on n’aurait pas recouché ensemble…
— Tu n’as rien à regretter, tu sais ? C’était bon, c’était chaud, tu as profité, tu es une femme libre, désormais. C’est lui, le con, dans l’histoire.
Je hausse les épaules et attrape une nouvelle part de pizza, tiède. En vérité, il n’y a qu’une infime partie de moi qui regrette cette nuit à Dubaï, celle qui se réjouissait de notre collaboration fructueuse et de l’apaisement de notre relation. Pour le reste, retrouver cette intimité avec Jonas, cette alchimie, cette tension, impossible de m’en plaindre. C’est juste le retour à la réalité qui est brutal. Jonas et moi avons grandi de dix ans, vécu, été blessés, pansé nos plaies… Nous ne sommes plus vraiment les mêmes.
— Et donc, quand est-ce que tu te décides à me prêter ton Victor ? demandé-je à Solène, un sourire en coin. C’est dégueulasse de garder l’homme parfait rien que pour toi.
— Pas touche ! Tu n’as pas assez bu pour lui sauter dessus, en plus ! Alors, pas de champagne ou je t’écartèle en place publique !
— Egoïste, marmonné-je en même temps qu’Elise, nous faisant toutes les trois éclater de rire.
Heureusement que j’ai des copines en or, bon sang ! J’ai pu décharger ce qui devait l’être et, même si rien n’est réglé, au moins, je sais que je suis comprise par ces deux-là. A défaut de l’être par les hommes, en général. Il faut que j’arrête de me prendre le chou, qu’il s’agisse de Jonas ou de Steven. Une pause s’impose, je vais me recentrer sur moi, mon boulot, ma famille. Pour le reste, on verra quand je serai officiellement divorcée et que j’aurais encaissé qu’à même pas trente ans, les deux seuls hommes que j’ai réellement aimés sont allés voir ailleurs alors que je pensais que nos relations étaient suffisamment solides pour mériter la fidélité. Je vais finir par croire que je suis frigide et incompétente au pieu, à ce rythme-là. Surtout qu’on dit “jamais deux sans trois”, ça promet !
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