34. Un client pour deux

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Pénélope

Mon regard se perd sur l’open space tandis que la photocopieuse crache ses feuilles, préparant notre prochaine réunion pour le projet SP. Cette petite fourmilière est plutôt fascinante. Tout le monde est occupé, entre celles et ceux qui sont au téléphone, l’informaticien qui intervient sur l’un des postes, les petits groupes qui échangent entre eux. C’est fascinant de voir que ce qui pourrait être un brouhaha insupportable n’est en fait qu’un bourdonnement supportable.

Marco l’asticot semble être en train de faire du gringue à une stagiaire et je meurs d’envie d’intervenir pour calmer ses ardeurs. Elle semble à la fois intimidée et sous le charme, buvant ses paroles, les joues rougies, le regard parfois fuyant, comme si elle appréciait l’échange mais avait du mal à subir les assauts du macho de service.

Je ne sais pas trop ce que mon visage renvoie, mais lorsqu’elle croise mon regard, elle se redresse dans son siège et perd son sourire, puis semble avertir Marc qu’ils sont observés. Mon ancien collègue de chez Med’Com se tourne dans ma direction et grimace avant de lever son postérieur du bord du bureau de la stagiaire pour reprendre sa place devant son ordinateur. Vu sa mine agacée, soit il est vraiment blasé que je lui aie cassé son coup, soit elle a dû lui sortir un truc du genre “la cheffe nous regarde”. Il a toujours détesté que je sois sa supérieure et, à mon avis, ça ne changera jamais. Pour lui, les femmes sont guidées par leurs émotions et ne peuvent de ce fait pas faire le travail convenablement. J’ai bien envie de lui dire que je partage mon bureau avec un homme qui est réellement guidé par ses émotions et que le sexe n’a aucun rapport avec ça.

Depuis que je suis arrivée, Jonas me fait des coups tordus par rancœur. Je ne comprends pas bien pourquoi, dix ans après, il m’en veut encore d’avoir coupé les ponts, comme si j’étais seule responsable de la fin de notre histoire. Parfois, j’aimerais le prendre entre quatre yeux pour que nous mettions les choses à plat, mais une partie de moi n’a pas envie de remettre le nez dans la merde, comme on dit, et l’autre a bien conscience de son regard peu amène. Je doute qu’il m’accorderait cette conversation, en fait.

Perdue dans mes pensées, je constate que la photocopieuse a fini son boulot, récupère mes documents et regagne mon bureau. Un soupir de soulagement passe la barrière de mes lèvres lorsque je constate que Jonas est toujours en rendez-vous et que j’ai encore le bureau rien que pour moi. Je dépose mes papiers sur mon bureau, vais baisser un peu le store pour cacher le soleil qui cogne fortement aujourd’hui, et me remets au travail en terminant mon café désormais froid.

Je grince des dents lorsque je suis interrompue par la sonnerie du téléphone. Impossible de se concentrer et de bosser tranquillement, il faut toujours qu’il se manifeste, celui-là.

— Allo ? marmonné-je en tentant de masquer tant bien que mal ma contrariété.

— Eh bien, ça fait plaisir de t'avoir au téléphone, rigole Elise. J'ai devant moi Monsieur Carmet de la société Tigas pour Jonas. Il est disponible ?

— Sérieusement ? J’ai l’air d’être sa secrétaire personnelle, Elise ? soupiré-je. Il est toujours en rendez-vous à l’extérieur. Cette visite était prévue ?

— Non, mais il veut parler à quelqu'un. Je lui dis de repasser ?

Je réfléchis quelques secondes à la situation et n’ai aucun souvenir d’avoir entendu parler d’une campagne de communication en cours pour cette société. Un sourire se dessine sur mes lèvres à l’idée de pouvoir doubler Jonas sur ce coup.

— Non, bien sûr que non. Installe-le dans une salle de réunion et dis-lui que j’arrive ! Il me faut quelques minutes pour passer en revue les infos sur cette boîte avant de le rencontrer.

— D'accord ! Je le fais patienter, ne t'inquiète pas.

— Merci ma poule !

Je raccroche sans me départir de mon sourire et rejoins le bureau de Jonas pour y trouver le dossier qui m’intéresse. Après une petite fouille en règle et une brève étude de ce que j’ai pu trouver, je récupère mon bloc-notes et quitte la pièce pour rejoindre le couloir où se trouvent de petites salles pour rencontrer les clients ainsi que la partie administrative de l’entreprise et le bureau du boss. Au bout du couloir, Elise me fait signe de rejoindre la seconde salle et je la remercie d’un sourire avant d’y entrer.

Un homme d’une cinquantaine d’années au regard avenant et au sourire naturel est assis autour de la table. En simple chemise, sans cravate, il se lève pour m’accueillir et vient même tirer la chaise près de lui pour que je puisse m’y installer.

— Bonjour, monsieur Carmet, je suis Pénélope Duval, Directrice créative dans l’entreprise.

— Bonjour. Jonas ne travaille plus ici ? Enchanté en tout cas.

— Jonas fait toujours partie de l’entreprise. Swan International a racheté l’entreprise pour laquelle je travaillais et monsieur Broval a conservé les employés, alors Jonas n’est juste plus le seul maître des projets, souris-je. Il est actuellement en rendez-vous à l’extérieur et comme je n’avais moi-même pas d’entrevue, je me suis dit que plutôt que de vous faire revenir plus tard, je pourrais vous recevoir. A moins que vous préfériez devoir attendre que Jonas vous rappelle ?

— Non, si vous pouvez gérer mon souci, cela me va. Je viens de voir qu'un de nos concurrents lançait une campagne et dans la vente à distance, si on ne réagit pas prestement, on est morts. Cela vous parle ?

— Bien sûr que ça me parle. J’ai vu la dernière campagne que vous avez montée avec Swan International, Jonas et l’équipe ont fait du bon boulot. Est-ce que vous souhaitez rester dans la continuité ? Ou je peux vous faire part de ce qui me vient en tête ?

— Les nouvelles idées sont toujours bonnes à prendre mais on veut garder notre ligne éditoriale. Il faut que le public nous reconnaisse, mais ce n'est pas à vous que je vais apprendre ça.

— Je comprends, oui. Très bien, alors si vous avez un peu de temps, je vous propose un premier brainstorming, histoire que nous ne perdions pas de temps.. Le timing va être important si vous ne voulez pas que votre concurrent ait une trop grande longueur d’avance.

Nous passons l’heure qui suit à échanger sur son entreprise. Comme à mon habitude, je pose des questions sur la création de la boîte, sur l’organisation, les valeurs, afin de mieux cerner les attentes du client mais aussi le client lui-même. Dans le même temps, je note toutes les idées qui me viennent sur un papier, et après cette phase de découverte, je balance tout, que les idées soient classiques et dans la ligne éditoriale ou non. Je sais que l’habitude est rassurante, mais le changement peut aussi être percutant, l’important étant de garder certaines bases bien reconnaissables. Monsieur Carmet est à l’écoute, son visage parle pour lui et je peux rapidement rayer les propositions qui ne lui conviennent pas, même avant qu’il ait pu me le dire de façon formelle. J’aime ces premiers contacts, ces premiers échanges qui bordent une relation professionnelle et instaurent un début de relation.

Nous sommes en train d’étayer l’une de mes idées lorsque la porte de la salle s’ouvre un peu brusquement. Jonas, dans son costume gris, pourrait être des plus canons si son regard n’était pas empli de colère lorsqu’il se pose sur moi. Il reprend malgré tout un air plus professionnel en s’avançant pour serrer la main du client, et il s’incruste sans nous demander notre avis, s’installant comme s’il était le bienvenu.

— Bonjour Jean. Tu vas bien ? Elise m’a expliqué que tu avais besoin de nous en urgence, j’ai donc foncé ici à peine rentré de mon rendez-vous ! Tu as pu débroussailler un peu le sujet avec Pénélope ? On va pouvoir entrer dans le sérieux ?

Je vais massacrer Elise. Sérieusement, elle ne pouvait pas la boucler ?

— Je suis content de te voir Jonas. C’est gentil de te joindre à nous, lui lance le client, le sourire aux lèvres.

— Oui, tu as assez perdu de temps, il faut qu’on passe au concret. Tu as quand même un travail au-delà de la com’.

— Oh, ne t’inquiète pas, je n’ai pas l’impression d’avoir perdu mon temps. Nous avons bien déblayé le sujet avec Pénélope, lui répond-il en faisant glisser la feuille entre nous devant lui. Regarde, nous avons bien bossé.

— Oh et il y a des choses qui t’intéressent ici ?

— Ça va, soupiré-je, tu n’es pas obligé de dénigrer mon travail à demi-mot non plus. Monsieur Carmet te dit que nous venons de travailler ensemble, donc il semble logique que ce soit des choses qui l’intéressent.

— Je ne dénigre pas, je dis juste que tu n’aurais jamais dû prendre ma place et commencer ce travail sans m’en parler d’abord, gronde-t-il.

— Elle était très bien, tu sais, Jonas ? J’ai beaucoup apprécié sa façon de voir les choses, intervient Monsieur Carmet.

— Tu n’étais pas là, il y avait urgence, je n’ai fait que mon travail, et pas trop mal apparemment, lancé-je en adressant un signe de remerciement silencieux au client.

— Pas trop mal, enfin, sans l’historique, c’est compliqué de tout comprendre. Tu es quand même nouvelle ici ! Tu ne devrais pas faire perdre leur temps aux clients comme ça.

— Tu plaisantes, j’espère ? Est-ce qu’on a l’air d’avoir perdu notre temps ? Tu fais preuve de mauvaise foi, c’est désespérant ! Je n’ai peut-être pas l’historique complet, mais j’ai les codes de ce genre de campagne de com’ et j’ai une télévision ! Sans compter que tu ne sais pas de quoi nous avons parlé en dehors de la campagne à venir, en vérité.

— Je ne plaisante pas, s’emporte-t-il sous les yeux étonnés de Monsieur Carmet qui se lève brusquement.

— Je crois que je vais vous laisser, moi. L’ambiance n’a pas l’air au beau fixe, ici…

— Mais Jean, commence Jonas avant de se taire devant l’air déterminé de notre client.

Je soupire en le voyant quitter la pièce sans plus nous accorder un regard. Merde, qu’est-ce qu’on vient de faire ?

— Tu fais chier, Jonas ! Tu ne pouvais pas faire profil bas, sérieusement ? L’important, c’est le client, pas ton ego !

— Mais tu pensais à quoi en essayant de me voler mon client ? Ne me dis pas que tu as fait ça sans arrière pensée !

— Evidemment que je n’ai pas fait ça sans arrière pensée ! Tu croyais quoi, que tu pourrais me faire des coups en douce de ton côté et que je me laisserais faire sans répliquer ? J’ai l’air d’être du genre à tendre le bâton pour me faire battre ? C’est juste un prêté pour un rendu !

Je me lève et rassemble mes papiers, furieuse, quand une ombre se dessine dans le cadre de la porte. Le boss est là, et il a l’air furax…

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