35. Une engueulade mémorable

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Jonas

Je n’en reviens pas de ce qui est en train de passer. Elle a osé essayer de me voler un client alors que j’ai respecté le choix de Philippe et que je lui ai laissé garder tous ses clients à elle. Elle est vraiment prête à tout pour me descendre. Je la regarde et m’apprête à remettre une couche quand son regard se fixe derrière moi. Je me retourne et tombe nez à nez avec notre chef qui a l’air dans une fureur que je ne lui ai jamais vue auparavant.

— Est-ce que vous pouvez m’expliquer le départ précipité de notre client ? gronde-t-il d’une voix faussement calme. J’espère bien entendre de vos bouches que ce qui vient de se passer n’est qu’une hallucination auditive et visuelle.

Que répondre à ça ? Je jette un œil à Pénélope et je la vois baisser le regard sans oser répondre. J’ai merdé, clairement, mais elle aussi.

— Ce n’était pas une hallucination, Philippe, finis-je par dire sous son regard insistant. Pénélope a essayé de me voler un client et j’ai un peu sur-réagi… Je m’excuse…

— Je n’ai pas essayé de lui voler un client ! J’ai fait mon boulot en prenant en charge un client de Swan International qui voulait évoquer un projet en urgence, bon sang ! se défend Pénélope en me fusillant du regard.

— Je me fous de votre petite guéguerre d’ego à tous les deux ! Vous venez possiblement de nous faire perdre un client !

— Non, je connais Jean, il faut juste que je le rappelle et on va retravailler ensemble comme avant. Sauf si Pénélope lui a mis des idées un peu fofolles dans la tête… Enfin, me rattrapé-je devant son air courroucé, je voulais dire qu’elle n’avait peut-être pas tous les éléments pour présenter les choses comme il fallait.

— Le client était très satisfait jusqu’à ce que tu déboules ici en mode pitbull ! Il faut vraiment que tu arrêtes de me prendre pour une collégienne, bon sang ! Je suis formée aussi, j’ai autant d’expérience que toi même si, moi, je n’ai pas été pistonné pour un petit stage aux States, grince Pénélope.

— Pour l’amour du ciel, ça suffit tous les deux ! Vous allez vous débrouiller pour récupérer le client au plus vite ! Et vous allez bosser ensemble pour ça.

— Mais Philippe, c’est mon client…

— Je ne veux plus rien entendre ! me coupe-t-il. En fait, je ne veux plus vous entendre tant que ce ne sera pas pour me dire que vous avez récupéré le client et trouvé un compromis de campagne à lui proposer. Tous les deux, ensemble.

Il nous laisse plantés là avant de sortir en fermant la porte derrière lui. Je n’en reviens pas qu’à cause de Pénélope, je me retrouve dans cette situation. Et puis, travailler avec elle après ça, c’est quoi cette idée de merde ? C’est encore elle qui gagne dans l’histoire.

— Ça va, tu es contente ? l’agressé-je en me retournant vers elle.

— Non, je crois que je serai vraiment heureuse le jour où tu seras suffisamment agaçant pour que j’aille balancer à Philippe toutes les crasses que tu m’as faites depuis que je suis arrivée. Tu peux grogner, mais tu récoltes juste ce que tu as semé, Jonas.

Je suis bien obligé de concéder qu’elle a raison et que je n’ai rien fait pour qu’elle ne se mette pas à me faire des crasses. Mais moi, ça n’a été que du blabla, c’est elle qui s’est réservé sa liste de clients. Elle qui a essayé de m’en voler un.

— Je crois que si tu fais ça, il nous vire tous les deux, vu son énervement. Franchement, tu croyais quoi ? Que j’allais te dire bravo pour me voler un client ?

— Un simple : merci, Pénélope, de t’être occupée de mon client. On discute des propositions ensemble ? Ça aurait été parfait.

— Tu sais bien que je ne suis pas parfait, tu me l’as assez rappelé toutes ces années… soupiré-je. On fait quoi, là ? On travaille vraiment ensemble ?

— Tu vois une autre solution ? Puisque tu connais si bien ton client et que tu as l’historique… Comment fait-on pour s’excuser ?

— Tu l’as vu, ce n’est pas un méchant. Dès qu’il y a un conflit, il part, mais on l’appelle, on lui dit que c’était un malentendu, il se calmera. Surtout si on arrive avec des idées. C’est un pro, tu sais, Monsieur Carmet ? Il sera vite amadoué s’il pense que notre stratégie lui fera gagner des parts de marché.

— Bien… alors on étoffe la liste que j’ai faite avec lui et on lui propose un truc béton. L’un de ses concurrents vient tout juste de lancer une nouvelle campagne, il y a urgence.

— C’est quoi, cette histoire de liste ? Tu fais ça avec tous tes clients ?

Maintenant qu’on parle boulot, le ton s’est apaisé. J’ai toujours une rancœur au fond de moi mais on arrive à échanger plus calmement et tant mieux. De toute façon, on ne sort pas du boulot avant d’avoir réglé cette histoire.

— Bien sûr. Je les inclus dans le premier brainstorming. Ça me permet de leur montrer l’étendue de mon talent mais aussi de cerner leurs attentes et leurs goûts.

C’est pas bête, je l’admets. Et ça permet d’avancer plus vite par la suite. Une perte de temps apparente mais en fait, c’est un investissement.

— L’étendue de ton talent, hein ? me moqué-je. Et là, tu en es arrivée à quelles conclusions ? Il n’avait pas l’air totalement convaincu, Jean.

— C’est ton interprétation, ça. Il t’a dit lui-même qu’il était intéressé par mes propositions, mais tu as tellement peur que je te surpasse que tu préfères occulter certaines choses.

— Non, tu peux quand même faire confiance à mon instinct et à la connaissance que j’ai de Jean ! Il était charmé, pas convaincu. Il y a des trucs qui le dérangeaient. Tu veux qu’on reprenne la liste à deux et qu’on décide de ce qu’il faut garder ou pas ? C’est une bonne base de travail si on ne veut pas passer la journée tous les deux enfermés ici.

— Je n’attends que ça, mais tu sembles encore un poil agacé, ça m’ennuierait que tu retournes notre bureau par énervement, toi qui es si organisé.

Elle me cherche, là ? Ou c’est un signe d’apaisement qu’elle se permette de faire une blague ? Avec elle, je ne sais plus et je préfère ne pas relever mais m’assois à ses côtés et commence à analyser la liste qu’elle a dressée. C’est pas mal, mais comme Jean, je reste un peu sur ma faim.

— Tu n’as pas regardé la campagne qu’on a fait la dernière fois, si ?

— Rapidement avant de le rejoindre. J’ai essayé de cerner le passif de la boîte, les valeurs, en posant des questions, mais bon, ce n’était qu’un premier rendez-vous avec un inconnu.

— Ouais, eh bien, t’es allée trop vite. Tu as raté un truc clé. Ce mec voit sa boite comme sa famille. Ta campagne est super, mais on ne sent pas cet aspect famille. Il faut que ça apparaisse ! Tu vois, là, si on rajoute cette dimension, on doit un peu tout changer ce que tu as écrit, mais ça va donner un truc d’enfer, tu ne crois pas ?

— Hum… Je vois, oui. OK, au boulot alors. La famille, ça me parle.

Et c’est vrai que ça lui parle. Pendant l’heure qui suit, nous échangeons et nous corrigeons l’un, l’autre, sans animosité. Juste pour le plaisir du travail bien fait. Quand nous avons terminé d’élaborer notre présentation, nous la relisons une fois ensemble.

— Purée, c’est bon, ça. Tu t’en rends compte, au moins ? lui demandé-je en finissant de faire passer les slides.

— Ouais, Philippe va être ravi de nous voir bosser ensemble aussi bien… On va finir en duo sur tous les dossiers à ce rythme-là.

— Ne parle pas de malheur… Je vais lui dire de venir, et on rappellera ensemble Jean. Il va adorer, lui.

— Fais donc… Je vais nous chercher du café en attendant, j’ai besoin d’une minute.

Je l’observe se lever et dois me faire violence pour ne pas mater ses fesses comme si j’étais un mort de faim. C’est fou comme ce temps de travail et sa proximité sont capables de tout me faire oublier. J’envoie un message à Philippe qui se pointe au moment où Pénélope revient. Il nous regarde tous les deux, dubitatif.

— On va pouvoir rappeler Jean, on a ce qu’il faut. Tu vas voir, toi non plus tu ne seras pas déçu.

— J’espère bien. Je ne veux plus jamais revoir ce genre de scène, je vous préviens.

— On va faire ce qu’on peut, rétorqué-je alors qu’il jette un œil sur ce qu’on a préparé. J’envoie un message à Jean pour lui dire qu’on est prêts pour une visio. Le connaissant, dans les cinq minutes, il nous contacte.

Effectivement, il ne tarde pas à nous recontacter et je commence immédiatement par m’excuser auprès de lui, expliquant qu’avec la fusion, il y a encore des points à améliorer mais que justement, les échanges permettent d’avancer plus vite et plus loin. Je lui présente avec Pénélope ce que nous avons imaginé et son regard brille de plus en plus au fur et à mesure de l’avancée dans le document. Lorsque Pénélope conclut, il est tout sourire mais il fait durer le suspense en gardant le silence.

— Tu en penses quoi ? finis-je par dire, impatient de connaître son avis.

— Eh bien… je vois que vous avez beaucoup travaillé tous les deux. C’est drôlement plus intéressant que de vous voir vous disputer, sachez-le. La proposition me plaît bien.

— Cela ne se reproduira plus, intervient Philippe. J’y veillerai. Et on vous fait une remise de cinq pourcents sur le coût global de la prestation que nous venons de vous présenter. Cela vous va comme ça ?

— Bien, on fait ça. J’ai besoin que cela se fasse rapidement, c’est bon pour vous ?

Nous confirmons et je termine la visio, soulagé. Je me tourne vers les autres qui semblent eux aussi rassurés.

— Eh bien, c’était moins une. Bravo Pénélope, on a sauvé le marché !

— Oui, bon boulot, souffle-t-elle en m’offrant un sourire.

— J’étais sérieux, les jeunes, je ne veux pas que cela se reproduise. Vous avez tous les deux manqué de professionnalisme sur ce coup.

— Promis, on va faire des efforts. Si elle respecte les règles du jeu, moi aussi, je les respecterai. D’accord, Pénélope ?

— S’il respecte les règles du jeu, je les respecterai aussi.

— Ce n’est pas un jeu, intervient une nouvelle fois Philippe en soupirant. Ne l’oubliez pas.

Je crois qu’il a été assez clair et qu’on ne l’oubliera pas. Sinon, c’est notre poste qui est en jeu. Je me dis qu’il faudrait vraiment qu’il accepte ma demande de partir dans une succursale ou d’aller à Dubaï. Si je suis loin, ce type de soucis ne se reproduira pas. En attendant, je vais faire encore plus d’efforts. Ce serait bête de gâcher toutes mes chances avant d’avoir l’opportunité d’évoluer.

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