36. Adolescence retrouvée
Pénélope
Je sors mes écouteurs de mon sac à main et les glisse dans mes oreilles. Jonas, installé à côté de moi, a le nez plongé dans son téléphone et je fais de même pour ouvrir la vidéo que m’a envoyée mon frère. Je sais bien que nous ferions mieux de discuter de ce qui nous attend, mais la proximité avec mon collègue me fait vriller. Une partie de moi a envie de fuir face au masque de froideur qu’il m’offre, une autre rêve de l’envoyer bouler en lui rappelant pourquoi je ne veux plus m’engager auprès de lui, quand la dernière a juste envie de se blottir contre lui et de savourer son contact… Voilà, dix ans après, Jonas me met encore dans tous mes états et je ne suis pas sûre d’apprécier ça.
Je me concentre sur la vidéo de Baptiste et grimace en constatant que le groupe continue à jouer au Blue Bar, sans moi… La petite nénette qui s’est tapé mon mari chante à ma place, et si ça ne me brise pas le cœur, j’avoue que j’éprouve une certaine colère de voir que mon frangin ne bronche pas et semble même s’éclater sur scène. Oh, tant mieux pour lui, soyons clairs. Il a toujours aimé la musique, lui et moi partageons cette passion depuis toujours, contrairement à notre frangine qui n’a absolument pas le rythme et une voix horriblement fausse. J’ai juste du mal à accepter qu’il fasse encore copain-copain avec Steven après ce qu’il s’est passé. Il a beau avoir joint un “tu me manques” à l’envoi de sa vidéo, il n’en reste pas moins qu’il me fait des infidélités avec mon propre futur ex-mari alors que nous aurions pu retrouver un guitariste sans trop de problème. OK, j’ai arrêté les répétitions, mais c’est simplement que voir Steven me donne de l’urticaire, pas que je ne veux plus faire partie d’un groupe avec Baptiste. Surtout que chanter me manque.
Un coup de coude me rappelle à l’ordre et Jonas se lève avant que je réalise que nous sommes arrivés à la station où nous devons descendre. Je le suis dans le dédale des couloirs après avoir rangé mon téléphone et souffle quand la chaleur de ce début d’après-midi nous tombe dessus une fois à l’air libre.
— Tu crois que Philippe a vraiment eu une urgence ou c’est l’un de ses plans pour nous rabibocher ? Professionnellement parlant, j’entends…
— Je ne sais pas, franchement. Un peu des deux, sûrement. Il a déjà eu des empêchements mais c'est bien la première fois qu'il pense à moi pour aller dans un lycée. Et s'il imagine que ça suffira pour nous rabibocher comme tu dis, je crois qu’il se plante. Déjà, on ne se fait plus de crasse, il devrait être content.
Je hausse les épaules tandis que nous nous rapprochons de l’établissement. Juste avant le déjeuner, le boss est venu nous voir pour nous demander de le remplacer pour intervenir dans un lycée et présenter le rôle et les missions d’une boîte de communication. Autant dire que ce n’était vraiment pas le programme du jour. J’avais des dizaines de choses à faire, mais la demande n’en était pas une. Ce que le patron veut, le patron a. Mais pourquoi nous missionner tous les deux alors qu’il y va seul, d’ordinaire ? Hormis pour nous enquiquiner et jubiler de voir nos têtes contrariées, je ne comprends pas trop ce qu’il cherchait.
Le lycée n’a pas été ma période favorite. S’il y a des côtés positifs, je me souviens surtout de la cruauté de l’adolescence. Moi qui avais un peu trop de formes pour les exigences de la société, j’ai mangé quelques insultes dans les vestiaires du gymnase, quelques moqueries. Heureusement, Jonas était présent et j’ai réussi à passer outre les pimbêches du club de natation qui m’avaient prise en grippe. Après tout, c’est moi qui sortais avec le beau gosse du club de tennis, et il me trouvait belle et sexy. Je crois qu’elles étaient jalouses et ça se comprend. Bon, elles me rendaient dingues à lui tourner autour, je crevais d’envie de les étriper, mais c’est moi qu’il retrouvait entre les cours, moi qu’il galochait dans les couloirs, et dans ma chambre qu’il se faufilait une fois nos parents couchés.
Nous sommes accueillis par un surveillant qui nous guide en direction de la salle où nous allons intervenir. Je ne peux m’empêcher de m’arrêter devant la porte ouverte du foyer où se trouve un écran plat allumé sur une chaîne de musique, des fauteuils multicolores, des flippers et des tables où sont installés plusieurs étudiants en train de discuter ou jouer aux cartes.
— Hé, Jonas, l’interpellé-je en le rejoignant. Tu te souviens de la fois où on s’est volontairement fait virer de philo pour aller regarder la demi-finale de Roland Garros au foyer ?
Notre prof arrivait souvent un peu défoncé en cours le jeudi après-midi et lorsqu’il nous virait, il nous laissait nous rendre seuls au bureau du CPE… Résultat, nous n’avons jamais atterri là-bas et avons passé deux heures à regarder Roger Federer dérouler son jeu comme un roi. C’était la belle époque et je ne peux m’empêcher de sourire à ce souvenir.
— Oui, je me souviens surtout de comment on a fêté sa victoire ! répond-il tout sourire lui aussi.
— Obsédé, gloussé-je alors que je sens mes pommettes chauffer à ce souvenir. Mon frère avait failli te griller quand tu t’es faufilé dans la maison ce soir-là, d’ailleurs.
— Oui, c'était chaud, rigole-t-il, mais je ne regrette pas. C'était le bon temps !
Il pousse un léger soupir en même temps que moi, dans le genre nostalgique tandis que nous nous arrêtons devant une grande salle vitrée. Une quarantaine d’élèves y sont installés et c’est un bordel monstre. Pas besoin d’avoir fait Math sup’ pour distinguer les différents groupes formés, on part sur du stéréotype pur, comme toujours, et bizarrement, je me sens moins à l’aise qu’en prenant la parole devant tout un groupe d’adultes capables de démonter l’un de mes projets et de dénigrer mon travail.
Je lisse ma robe crème ajustée et jette un coup d'œil à Jonas, impeccable dans sa chemise blanche et son pantalon de costume. J’aimerais avoir un miroir sous la main pour nous regarder tous les deux côte à côte, je suis sûre qu’on forme un couple qui envoie du lourd, sapés comme des coincés de la Défense.
— J’ai pas envie d’y aller, murmuré-je tandis que le surveillant frappe à la porte. Y a l’air d’y avoir la dose de petits cons.
— Tu sais que je t’ai toujours protégée des petits cons. Et puis, une fois qu’on va leur dire qu’on a des boulots de rêve qui ramènent plein de fric, ils vont tous nous manger dans la main. Ça va aller, tu verras.
Je lève les yeux vers son visage et nos iris se verrouillent durant quelques instants. Et pendant ces quelques secondes, j’ai l’impression d’avoir face à moi l’ancien Jonas, celui qui mettait mes émotions à l’amende d’un simple regard, d’un sourire ou d’une caresse. Celui sur qui je pouvais compter à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, qui adorait me foutre la trouille en entrant dans ma chambre en douce, qui m’embarquait à vélo jusqu’à la rivière où l’on se baignait et se bécotait pendant des heures.
Malheureusement, retour vers le présent brutal quand nous entrons dans la salle. J’affiche toute mon assurance en redressant le menton, mes talons claquent sur le carrelage, le silence s’est fait et je sais que nous sommes observés et décortiqués par la masse de lycéens. D’ailleurs, le groupe de nanas installées au beau milieu semble regretter d’être aussi loin du tableau tandis qu’elles reluquent mon collègue qui prend la parole, totalement à l’aise dans ses pompes.
— Nous sommes ravis d’être là pour vous présenter non pas un boulot comme les autres, mais un boulot de rêve qui permet d’être à la fois créatif, d’aider ses clients à réaliser leurs envies et de bien gagner sa vie. En plus, comme vous le voyez, Messieurs, ça permet de travailler en charmante compagnie, ajoute-t-il, provoquant quelques petits rires polis et des regards posés sur moi. Le bonheur ! Et vous savez pourquoi nous sommes là ? Pour vous expliquer plus en détails ce que l’on fait et aussi vous raconter comment nous avons décroché ces jobs en or. Moi, c’est Jonas, et ma collègue, qui va vous montrer comment une femme peut réussir dans la vie, c’est Pénélope.
Je mets quelques secondes à me détourner de Jonas, surprise par son intervention. Comment le type qui passe son temps à me critiquer peut-il avoir ces propos, là, maintenant ? Et bon sang, est-ce que je peux arrêter de sourire comme une ado énamourée ?
— Eh bien, je n’ai pas souvenir d’avoir vu des critères physiques pour le passage du diplôme, mais on pourrait se poser la question quand on bosse avec toi, plaisanté-je, faisant glousser une bonne quantité de filles.
Le regard dont me gratifie Jonas me donne chaud et je me demande où est passée la guerre froide, aujourd’hui. Est-ce qu’il a senti le petit vent de panique qui m’a gagnée lorsque Philippe nous a demandé de le remplacer au pied levé pour cette intervention ? Toujours est-il qu’il déroule cette présentation de manière tout à fait naturelle, le tout en me laissant la parole, ce qui me permet effectivement de discuter de la place que peut avoir la femme dans la commnication. Je crois que nous nous en sortons plutôt bien, même si le silence n’est pas total, que le petit groupe des mâles rebelles du fond de la classe chuchote et pouffe à plusieurs reprises, que pas mal de filles ne doivent comprendre qu’un mot sur deux alors qu’elles se tiennent droites, particulièrement attentives au physique de Jonas plutôt qu’à nos propos. C’est mignon et j’avoue que ça me rappelle le crush que j’avais pour le prof de français qui nous faisait cours en seconde.
— Est-ce que vous avez des questions ? demandé-je finalement en m’asseyant sur le bord du bureau.
Une jeune femme, blonde et maquillée à souhait dans la vibe actuelle, lève la main et s’adresse directement à Jonas.
— Vous prenez des stagiaires ? Je suis partante pour venir à votre service. Ah non, désolée, DANS votre service, se reprend-elle en papillonnant des yeux.
— Je vois que tu as toujours autant la cote auprès des lycéennes, chuchoté-je avant de continuer à voix haute. Nous prenons des stagiaires, oui, à partir du moment où ils sont en formation pour bosser dans le secteur, ou lors de stages de découverte faits au collège. Mais croyez-moi, être AU service de l’un de nous, c’est se taper la plupart du temps la corvée des photocopies et du café, ça n’a rien de très exaltant.
— Et puis, de toute façon, si vous venez en stage, c’est avec notre collègue Marc, et à votre place, j’irais voir ailleurs, pouffe Jonas. Une autre question ?
— Est-ce qu’il vous arrive de travailler pour des sociétés dont l’objet n’est pas éthique ou qui ont des valeurs qui ne correspondent pas aux vôtres ? Et si c’est le cas, comment faites-vous ?
Je jette un coup d'œil à Jonas, pensant immédiatement au projet SP et notre voyage à Dubaï. La jeune femme qui a posé la question est au premier rang. Elle s’est montrée attentive durant toute notre intervention et est l’une de celles qui n’a pas bavé comme un escargot sur mon ex.
— Ce n’est pas une chose facile à faire, honnêtement, énoncé-je en lui souriant. Il y a quelques années, on m’a demandé de participer à une campagne de pub d’une marque de jambon qui venait d’être éclaboussée par un scandale concernant les abattoirs et la maltraitance des animaux. J’ai bossé dessus durant une demi-journée et je me suis rendu compte qu’aucune idée correcte ne me venait, tout simplement parce que je n’avais aucune envie de faire de la pub à ce genre d’entreprises. Mon patron n’a pas voulu filer le bébé à quelqu’un d’autre alors j’ai posé ma démission et fait traîner les choses le temps de mon préavis en proposant des idées plus nulles les unes que les autres… Chacun fait comme il sent, j’ai déjà eu des collègues à qui ça ne posait aucun souci, moi je ne peux pas faire abstraction de mes valeurs. Jonas ?
— Eh bien, moi, j’ai un retour un peu différent. Nous ne sommes pas des justiciers et dans le travail, surtout le nôtre, ça peut être intéressant de travailler avec une entreprise qui est en difficulté niveau communication. Souvent, le grand public n’a pas tous les éléments et réussir à redorer le blason d’une compagnie détestée par tout le monde, c’est un beau challenge. Après, personnellement, je ne travaillerai jamais pour une entreprise qui prône des valeurs qui ne me correspondent pas, mais à Swan International, on a la chance de pouvoir être sélectifs sur nos clients. Enfin, la plupart du temps. Je crois qu’on fait juste avec et qu’on accomplit son devoir avec plus ou moins de zèle en fonction des circonstances.
La sonnerie annonçant la fin de l’heure me fait sursauter et déjà, la plupart des lycéens se lèvent en rangeant leurs affaires. Je vois venir gros comme une montagne le petit groupe de nanas qui gloussent en jetant des regards en direction de Jonas et je ris en descendant du bureau.
— Je vais te laisser t’occuper de tes groupies. N’oublie pas qu’elles sont mineures, par contre, hein ?
— Tu m’abandonnes ? me demande-t-il, visiblement très surpris. Je croyais qu’on était ensemble dans cette galère… Enfin, non, fais comme tu veux, conclut-il plus froidement.
— Tu veux que je te défende ? soufflé-je en me rapprochant de lui. Je pensais qu’avoir un harem à tes pieds te ferait plaisir et que je serais le caillou dans ta chaussure, c’est tout.
— On a commencé à deux, on finit à deux, non ?
— Très bien, comme tu préfères, souris-je en me pressant contre son torse pour déposer un baiser appuyé au coin de ses lèvres. Tu crois que ce sera suffisant pour qu’elles comprennent que tu as mieux à faire ?
Je souris face à son mutisme et son air abasourdi puis attrape sa main pour l’entraîner hors de la salle, m’excusant au passage alors que les filles sont dans l’allée. J’ai besoin d’air, je déconne à plein tube, surtout après l’avoir rembarré à Dubaï…
— Merci pour ton professionnalisme, lui lancé-je en lâchant sa main lorsque nous sortons de l’établissement. Tu es doué pour parler aux ados, c’était impressionnant.
— Tout ce que j’ai dit était vrai, non ? Je ne mens pas aux jeunes, moi, ce ne serait pas correct. Et puis, on était dans la même galère, c’est ça aussi former une équipe, ce n’est pas de se tirer dans les pattes ou vouloir prendre la place de l’autre.
— Amen ! Allez, retournons à notre vrai métier, j’en ai déjà ma claque des ados et j’ai une tonne de boulot.
Nous nous dirigeons vers le métro, côte à côte, sans se chamailler, et ça fait un bien fou. Si seulement nous pouvions bosser dans cet état d’esprit, je suis certaine que nous pourrions faire des miracles, tous les deux, et que le boulot serait plus fun, comme lorsque nous nous amusions tous les deux à imaginer des spots publicitaires… Oui, nul doute que si nous faisions table rase du passé, il y aurait une meilleure ambiance et beaucoup moins de stress.
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