40. Frôler le rapprochement
Pénélope
Je refuse l’appel de ma mère et m’étire sur le transat en soupirant de bonheur. Bon, je sais, je devrais déjà être dans le bourg à charrier des caisses et monter le barnum, au lieu de quoi je me prélasse sous le soleil normand de cette fin de matinée, une main enfoncée dans le doux pelage d’Hipster, endormi au sol à mes côtés. Le weekend promet d’être tout sauf reposant et j’avoue que j’ai plutôt mal dormi suite à l’évocation de doux souvenirs, alors je savoure le calme de la campagne avant de voir toutes ces petites mains à l'œuvre et de prendre part à tout ce bordel qui ne m’intéresse pas le moins du monde.
J’avoue que, tant gamine qu’ado, j’aimais beaucoup les diverses fêtes organisées au village. Elles nous permettaient de veiller tard avec les copains, de déambuler un peu dans le bourg sans être fliqués par les parents. Et puis, on s’éclatait avec pas grand-chose à l’époque.
Je rejette une nouvelle fois l’appel de ma mère en soupirant et lui envoie un texto pour lui dire que j’arrive. Il me faut faire cinq minutes de vélo, Hipster à mes côtés, pour gagner le centre du village. Le barnum commence déjà à ressembler à quelque chose et mes parents sont occupés à papoter avec ceux de Jonas. La bonne blague, il vont nous exploiter pendant qu’ils blablateront sur leur prochain plan pour nous rapprocher, à coup sûr. Honnêtement, nous n’avons pas vraiment besoin d’eux. Depuis que nous avons bossé ensemble sur mes dossiers, je trouve qu’il y a moins d’électricité dans l’air et je respire mieux. Pire, j’ai l’impression de retrouver une partie du Jonas dont j’étais follement amoureuse. Alors, bien sûr, je n’oublie pas sa trahison, mais je ne peux empêcher mon palpitant de s’emballer en sa présence malgré les années écoulées, ni mon corps de réagir à sa proximité. Et c’est totalement ce qui se passe lorsque je le vois surgir de sous la toile du barnum, dans un short en jean et un tee-shirt blanc ajusté, ses lunettes de soleil sur le nez. Et cette vision n’est rien comparée à la suivante, alors qu’il ôte ses solaires et utilise le bas de son tee-shirt pour essuyer son visage. Je jure mentalement sans parvenir à détacher mon regard de l’homme qu’il est devenu. Si l’ado était beau, sexy et sûr de lui, l’homme dispose d’une aura qui m’hypnotise plus que de raison. Je ne sais pas comment je parviens à donner le change au bureau, comment j’arrive à passer outre cette attirance que je ressens encore pour lui, mais ici, chez nous, là où nous avons grandi, où notre histoire a débuté et s’est épanouie, ça me semble beaucoup moins facile.
— Tu baves, ma Puce.
Je grommelle des mots incompréhensibles et fusille ma mère du regard en descendant de mon vélo. Grillée…
— Y a pas de mal à se rincer l'œil, mais tu te trompes, ce n’est pas Jonas que je reluque, c’est Yvon.
Yvon, le vieux célibataire du village. Il doit avoir soixante ans maintenant, et il est toujours souriant et de bonne humeur. Il a vécu avec sa mère jusqu’à son décès et est resté dans la maison ensuite, sans jamais se marier. On lui a longtemps supposé une romance avec Marie-Christine, sa voisine, mais personne ne les a jamais grillés.
Ma mère rigole en levant les yeux au ciel, absolument pas dupe, évidemment, puis elle m’envoie à la mairie pour commencer à déplacer les cartons de boissons à la salle des fêtes. Dépitée, je me mets en route et commence à regretter d’avoir enfiler une robe à fines bretelles lorsque je sens les toiles d’araignée dans l’escalier qui mène au petit sous-sol où je dois déposer les boissons. Beurk ! Je voulais que Jonas me remarque, au lieu de quoi je vais flipper chaque fois que je descends ici.
Je remonte l’étroit escalier en colimaçon lorsque je manque de percuter une caisse. Je perds l’équilibre et me rattrape je ne sais comment, évitant de justesse de me ridiculiser, voire de me péter le coccyx. Jonas se tient devant moi, les mains pleines, le sourire moqueur.
— Tu t’es fait avoir en beauté non ? Depuis quelle heure es-tu là ? lui demandé-je en redescendant pour le laisser passer.
— J’ai commencé à huit heures, ce matin, soupire-t-il. Comment tu as fait pour arriver si tard ? Tu ne voulais pas me voir, c’est ça, hein ?
— J’ai dit aux parents que j’attendais un coup de fil du bureau pour une petite urgence… Et j’ai fait un peu de farniente au soleil, histoire de profiter un minimum de ce weekend. Aucun rapport avec toi Johnny, désolée !
— Un coup de fil du bureau ? pouffe-t-il. Tu as de l’imagination, c’est bien. Tu as tout réglé, j’espère, sinon Philippe ne sera pas content, hein ! Et c’est comment de passer du farniente à la cave ? Pas trop dure, la transition ?
— Honnêtement ? Est-ce que tu pourrais virer les toiles d’araignée ? Je pense que je le vivrais mieux, j’ai peur de me retrouver coincée dans l’une d’entre elles et de me faire dévorer.
— Le seul monstre qui pourrait te dévorer ici, c’est moi ! Mais comme je suis un bon chevalier servant, je vais m’en occuper, oui.
— Quel gentleman ! Ta mère serait fière de toi, mon petit, me moqué-je en remontant sans l’attendre.
Je repars en direction de la mairie où j’ai le plaisir de voir que nos paternels chargent une camionnette, ce qui nous évitera les allers-retours. Jonas nous rejoint et je ricane en l’observant.
— Tu as fait les toiles d’araignée avec tes cheveux en guise de balai ? lui demandé-je en levant la main pour la passer dans sa tignasse en grimaçant. Beurk, qu’est-ce que tu me fais faire ?
— Il y en avait partout ! C’était horrible ! Moi, je pensais qu’on venait aider pour une fête de la musique, pas pour la création d’une maison hantée, répond-il avant de passer à son tour sa main dans ses cheveux, frôlant la mienne au passage.
Je m’empêche de sortir à voix haute ce qui me vient en tête… pourtant, j’ai souvenir d’une soirée à la foire Saint Romain, à Rouen, où nous avons fait toutes les maisons hantées. Comme j’aimais un peu trop les films d’horreur, Jonas s’était donné comme mission de réussir à me foutre la trouille… J’ai joué le jeu sur la dernière parce qu’il semblait déçu, alors je me suis blottie contre lui dans le wagon tandis que le type de Massacre à la Tronçonneuse nous poursuivait. Un gloussement m’échappe et je ne peux m’empêcher de l’ouvrir tout en piquant les clés du camion des mains de mon père.
— Au fait, tu te souviens de notre tournée des maisons hantées ?
— Ah oui, je m’en souviens ! J’en ai fait des cauchemars pendant des semaines après ! Il m’en a fallu du temps pour en trouver une qui te fasse vraiment peur, hein ?
Je me mords la lèvre sans pouvoir m’empêcher de sourire et attends qu’il ait grimpé côté passager pour lui répondre.
— J’ai fait semblant, Johnny… Tu avais l’air tellement déçu que je n’aie pas la trouille que j’ai fait comme si c’était le cas.
— Comment ça tu as fait semblant ? Tu n’as pas vraiment eu peur ? Mais… purée, moi, je peux t’assurer que j’ai souffert pour essayer d’y arriver ! Tu es en train de déconstruire tous mes rêves d’adolescent, là.
— Je voulais juste te faire plaisir, et puis, c’est pas comme si me retrouver dans tes bras me gênait, ris-je en garant le camion devant la salle.
— C’est vrai que tu étais bien dans mes bras. A l’abri de tout, hein ? Ou bien, est-ce que c’est aussi un mythe que tu vas détruire ?
— Ce n’est pas au programme. Mais ne le dis à personne, sinon je serai obligée de te tuer et je n’ai aucune envie de planquer ton corps dans cette cave, ris-je.
Jonas sourit tandis que nous reprenons nos allers-retours pour décharger le véhicule. Le faire à deux est un peu compliqué à cause des escaliers étroits, mais aucun de nous ne se plaint. Au contraire, j’avoue que j’adore sentir son corps frôler le mien, sa respiration balayer mon visage ou ma nuque ou son regard détailler ma silhouette. Oui, je joue avec le feu et j’en ai de plus en plus conscience. Ce n’est pas sérieux, c’est même dangereux, mais c’est comme si se retrouver chez nous débloquait quelques cadenas que nous laissons volontairement fermés à double tour à Paris.
Après ce jeu auquel nous nous sommes tous deux adonnés avec plaisir, je récupère deux petites briques de jus de fruits dans la dernière caisse que je viens de descendre et nous nous retrouvons à trinquer au cul du camion, essoufflés et légèrement transpirants.
— Les parents vont nous achever avant même la fin de la journée, à ce rythme.!
— Oui, pas de bêtises, ce soir, on va aller se coucher tôt, avec les poules.
Le silence qui suit n’a rien d’embarrassant. Je crois que lui comme moi sommes un peu trop plongés dans nos souvenirs communs. C’est une voix grave qui nous interpelle qui nous sort de nos pensées. Je me relève et découvre Cédrick, l’un de nos copains du village. Il s’est épaissi ces dernières années, mais son sourire avenant n’a pas changé. Il enlace Jonas plutôt virilement avant de me prendre à mon tour dans ses bras.
— Ça fait plaisir de vous voir ici tous les deux ! Ça fait une éternité !
— Eh oui, on est de retour pour la fête de la musique. Pas le choix avec nos parents ! s’exclame Jonas qui discrètement reprend sa place à mes côtés.
Cédrick nous observe tour à tour sans se départir de son sourire et je crois percevoir le cheminement de ses pensées avant même qu’il ouvre la bouche.
— Je ne savais pas que vous vous étiez finalement remis ensemble, tous les deux ! C’est cool, sérieux, ça faisait bizarre de vous voir l’un sans l’autre, ces dernières années.
— Qu’est-ce que tu crois ? On ne peut pas laisser s’échapper un joyau comme ça si bêtement ! me surprend Jonas en passant un bras protecteur autour de mes épaules.
Je fais de mon mieux pour masquer ma surprise et joue le jeu sans trop savoir pourquoi. Du moins, je reste en place et ne le repousse pas.
Heureusement pour ma santé mentale, Cédrick ne reste pas bien longtemps, devant lui aussi filer un coup de main.
— A quoi tu joues ? bafouillé-je en m’éloignant pour récupérer ma boisson dans le coffre.
— A rien, mais tu as vu comment il t’a regardée ? Encore un peu, il te sautait dessus ! Qu’aurait dit ta mère si j’avais laissé faire ?
— Mon héros, ironisé-je avant de lui tirer la langue. Tu sais que je peux me défendre toute seule n’est-ce pas ?
— Je n’en doute pas une seconde, mais franchement, ça ne m’a pas déplu, déclare-t-il triomphalement. Comme au bon vieux temps !
— C’est ça, soupiré-je pour masquer mon trouble. Allez, au boulot avant que les parents ne viennent nous botter les fesses.
Oui, il vaut mieux changer de sujet. Où est passé l’homme taciturne et à moitié mauvais avec moi ? Le type prêt à tout pour garder son poste et me mettre à l’écart ? Et pourquoi est-ce qu’il me fait encore autant d’effet ? Bon sang, je ne sais pas si j’ai envie d’arrêter le temps pour profiter à fond de ce weekend ou si j’ai hâte qu’il se termine. Une chose est sûre, la colère et la rancœur se battent avec l'attirance que j’éprouve pour lui et tout semble exacerbé. Et ça, ce n’est pas bon du tout.
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