42. La fête comme avant
Pénélope
Un sourire se dessine sur mes lèvres tandis que j'observe les gosses du village rire et s'amuser sur la piste de danse aménagée pour l’occasion sur la place principale du village. L’herbe a été coupée hier matin, les tables installées autour du sol en bois amovible, la scène se trouve sur la vieille remorque du maire, un ancien plateau qui lui servait avant que son fils ne reprenne son exploitation il y a une dizaine d’années. Le barnum ne désemplit pas, les tables sont toutes prises, le soleil nous offre ses derniers rayons et il fait encore bon malgré la soirée déjà bien entamée.
Ma mère est à fond à mes côtés, tout comme celle de Jonas, tandis que nos pères gèrent le barbecue et les frites avec quelques autres membres du comité. Gamine déjà, j'adorais cette ambiance conviviale, cette bonne humeur partagée, ces soirées où les parents s'amusent entre eux, pensant leurs enfants suffisamment en sécurité pour lâcher du lest et où, nous autres enfants, sentions le vent de liberté qui nous donnait des ailes. C’était comme ça, il y a quinze/vingt ans, les plus grands faisaient des bêtises, ceux qui avaient un minimum la tête sur les épaules s’occupaient des plus petits, et ces derniers vivaient leur meilleure vie.
Jonas aide à débarrasser les tables même si les occupants ne les quittent pas afin d'éviter que le léger vent venant rafraîchir l'air n'emporte des déchets qu'il sera difficile de récupérer dans leur totalité. Et moi, je profite d'un petit temps plus calme pour prendre un jus de fruits et quitter le barnum. L'herbe est fraîche sous mes pieds, et je me demande si je vais tenir toute la soirée dans ma petite robe d'été qui a semble-t-il beaucoup plu à Jonas, qui ne s'est pas gêné pour me reluquer comme si j'étais une glace au chocolat qu'il rêvait de dévorer.
Je m'installe à l'une des tables incomplètes, discute avec notre enseignante de CM2 tout en observant Jonas qui s'est assis à une table et pas des moindres : celle des mantes religieuses. Dans le lot, deux nanas de notre âge déjà divorcées, avec au moins un gosse, et selon ma mère, en pleine recherche de leur second mari, mais aussi et surtout Hélène, la fille qui lui a toujours tourné autour, créant je ne sais combien de disputes entre nous. Cette pimbêche a cherché à me le piquer durant toute notre scolarité, me rendant plus jalouse que jamais, n'hésitant pas à mentir pour créer des conflits entre lui et moi.
Malgré tout, c'est moi qu'il cherche dans l'assemblée jusqu'à ce que nos regards se trouvent pour ne plus se lâcher. C'est à moi qu'il lance ce sourire à la fois si troublant et pourtant familier. Et c’est mon foutu palpitant qui s’emballe lorsque je le vois se faufiler entre les tables pour me rejoindre.
Il se plante rapidement devant moi et me tend sa main, m'incitant à me lever. Je ricane en m'exécutant, me souvenant des trop nombreuses fois où cette chanson a résonné entre les murs de chez lui. Ses parents ont toujours arrêté ce qu'ils faisaient pour danser sur ce titre et je les vois déjà se rejoindre sur la piste. Je ne me fais pas prier et, quand bien même maintenant que je suis adulte cette chanson m'interpelle, je me love contre Jonas et me retiens de tirer la langue à Hélène qui le mériterait sans doute.
— Tu te rends compte que tes parents vénèrent Requiem pour un fou, une chanson qui parle de meurtre passionnel ? Flippant !
— Ah oui, c’est sûr qu’ils sont flippants, rigole-t-il, mais au moins, ils m’ont appelé Jonas. J’échappe de peu au Johnny ! Et puis, quand on est avec la femme qu’on aime, c’est normal d’être un peu fou, non ?
— Pas à ce point-là ! Je veux dire… j'ai eu des dizaines de raisons de te tuer et je ne l'ai jamais fait, ris-je en nichant mon nez dans son cou.
— Ça, c’est parce qu’à part tes beaux yeux révolver, tu n’as pas d’arme, se moque-t-il. Et ça veut aussi dire que j’ai la chance de partager cette danse avec toi.
Pour appuyer ses dires, il fait remonter ses mains dans mon dos et me serre contre lui en m’entraînant dans ses mouvements, sans se préoccuper des autres, comme s’il n’y avait que nous sur la piste de danse. Il ne m’en faudrait pas beaucoup pour redevenir l’ado éperdue d’amour prête à tout pour son voisin et meilleur ami. Où est passée cette tension entre nous, celle qui n’avait rien de sexuelle ? Est-ce que nous l’avons réellement laissée à Paris ? Ou la campagne normande à ce petit côté magique ? Ce soir, je n’ai pas vraiment envie de réfléchir à tout ça, je veux profiter du moment présent.
— Profite de ta chance, je crois que j’ai une touche avec le fils de Cédrick. Un peu jeune mais il est mimi !
Non content de nous savoir “ensemble” avec Jonas, notre ami d’enfance m’a présenté son petit bout tout à l’heure, un adorable gamin de six ans, blond comme les blés, un sourire enjôleur et une moue qui nous ferait accepter tout et n’importe quoi pour lui. Cédrick a un peu pété l'ambiance de cette rencontre adorable en me demandant quand est-ce que Jonas et moi allions nous mettre au boulot… Pourquoi toujours ces questions ? Est-ce si terrible que la vie ne tourne pas autour de l’enfantement ?
— Tu te transformes en cougar alors que tu as des hommes de ton âge qui te draguent ouvertement ? Quelle idée, se moque-t-il en appuyant ses mots d’un regard charmeur.
— Des hommes de mon âge ? Où ça ? ris-je en regardant autour de nous. C’est toi qui fais un tabac, ce soir, le gang des mantes religieuses est en pâmoison.
— Et comme avant, le gang est à distance et c’est toi qui es dans mes bras. On ne perd pas les bonnes habitudes, tu vois ?
— Est-ce que je suis une grosse égoïste si les bonnes vieilles habitudes me font plaisir aujourd’hui encore ?
— Non, ça me fait aussi plaisir, j’avoue. Comme si Paris n’existait plus, ça fait du bien.
J’acquiesce sans trop savoir quoi lui répondre. J’ai peur de faire éclater cette bulle que nous avons créée je ne sais trop comment ce soir ou plutôt ce weekend. Alors je fais la boulette de la soirée, plonge mon regard dans le sien et je m’y perds, je me noie dans ce bleu qui m’a toujours captivée. On va merder, je le vois venir gros comme une montagne et je suis certaine que lui aussi, cependant aucun de nous ne s’éloigne. Un peu comme à Dubaï, nous sommes sur de l'inéluctabilité, comme si nous étions destinés à nous retrouver. Je sens son souffle caresser mes lèvres, ses mains raffermir leur prise dans mon dos, j’ai une conscience accrue des mouvements de son corps contre le mien, de la distance qui se réduit entre nos visages, et…
— Ah, Penny ! Tu es là ! On a besoin de toi, nous interrompt Renaud, le père de Jonas dont la voix me fait l’effet d’un coup de tonnerre. Tu peux aller sur scène ? Tout le monde a envie de t’entendre nous faire une chanson ! C’est la fête de la Musique quand même ! Et mon Johnny peut bien te lâcher quelques minutes, je pense.
Je vois bien que Jonas peine à reprendre contact avec la réalité. Notre bulle vient d’éclater et c’est violent. Renaud se rend-il compte qu’il vient de mettre un bâton dans la roue du plan parental pour nous rabibocher ? Est-ce que je lui en veux ? Une partie de moi rêve de le frapper, en tout cas…
— Chanter n’était pas au programme, réponds-je en me détachant de Jonas.
— Oh, ne te fais pas trop prier, je suis sûr que ça finira de charmer mon fils ! Là, tu ne peux plus dire non, hein ?
— Crois-le ou non, je ne vis pas pour charmer ton fils et n’agis pas en fonction de ce qu’il pourrait penser, ris-je.
— Et puis, danser, ça marche aussi, grommelle l’intéressé avant de faire une grimace vers son père qui prend un air perplexe qui finit par me faire sourire.
Je n’ai, à cet instant, absolument aucune envie de chanter. Je voudrais revenir une minute plus tôt, retourner dans cet espace presque magique que Renaud vient de faire disparaître, et surtout pas me retrouver exposée aux regards et aux yeux de tous. Pour autant, je crois ne pas vraiment avoir le choix, malheureusement. Au moins, il n’y aura pas de moment gênant après avoir agi de manière impulsive, seulement dirigés par nos émotions.
Je soupire, embrasse Jonas sur la joue et reste pressée contre lui plus que nécessaire.
— Garde-moi une autre danse, d’accord ?
— Je te la garde bien au chaud, crois-moi ! répond-il, taquin.
Je quitte la piste de danse pour la scène, où joue un groupe de quadragénaires du village, dont le guitariste qui nous a embarqués, mon frère et moi, dans nos premiers concerts en tant qu’artistes à l’époque du lycée. La belle époque, celle où seules nos petites personnes étaient importantes, seules quelques autres faisaient partie du cercle restreint des intérêts, où le plus grand stress était d’obtenir le baccalauréat.
En moins de temps qu’il n’en faut pour dire “ouf”, je me retrouve au centre de la scène à chanter non pas une mais plusieurs chansons que nous faisions à l’époque. De morceaux résolument rock en variété française, je passe une bonne demi-heure sur scène et je m’éclate, loin de Paris, loin de Steven. J’ai un peu la sensation de me retrouver, si bien que je me demande si je ne ferais pas une crise de la quarantaine en avance. La Pénélope que je cherche n’est qu’une ado, une jeune femme tout au plus, et je ne peux redevenir cette personne. Surtout que celle-ci est affreusement jalouse de toute femme approchant Jonas, et le voir en train de danser avec Hélène me donne clairement des envies de meurtres. Comme à l’époque, lui n’y voit rien de mal et moi je bouillonne. C’est moi qui me trouvais dans ses bras il n’y a même pas une heure, bon sang !
Je remercie le hasard qui fait que cet instant où je sens mon coeur s’arrêter de battre coïncide avec un solo de guitare. Je rêve où il vient de l’embrasser ? Non, je rêve, ce n’est pas possible autrement ! Jonas ne me ferait jamais… Ouais, à d’autres. Jonas se tape tout ce qui bouge après m’avoir trompée durant son stage aux USA. Donc, il est capable de tout et le mettre sur un piédestal ne fera que me malmener davantage le cœur. Quelle conne !
Je finis la chanson en mode automatique, quand bien même je vois Jonas s’éloigner d’une Hélène qui mériterait que je la pousse sous une moissonneuse-batteuse, et je m’arrête là pour la démonstration. Je saute de la remorque après avoir remercié le groupe, récupère mon sac sous le barnum et vais enfourcher mon vélo. Finalement, la soirée a ses limites et j’ai atteint les miennes. Il faut croire que je n’ai pas tant évolué que cela en dix ans, j’ai même sans doute régressé puisque Jonas ne me doit plus rien. Nous ne sommes plus ensemble, il n’a pas de comptes à me rendre, il fait ce qu’il veut… J’en ai bien conscience, c’est ça, le pire. Alors pourquoi est-ce que ça fait aussi mal ?
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