54. Déjà délaissée
Pénélope
Le miaulement de Blacko me tire un sourire alors que j’ôte mes sandales et me déleste discrètement de mon soutien-gorge que je glisse dans mon sac pour la nuit. Je longe le couloir, attrape le matou qui se glisse entre mes jambes et manque de me faire chuter, pour retrouver Jonas, installé dans son salon, le nez plongé sur son ordinateur portable.
Je ne l’avouerais sans doute jamais au propriétaire des lieux, mais son appartement est l’un des rares lieux où je ne me sens pas oppressée à Paris. Certes, ce n’est pas un loft spacieux au dernier étage d’un immeuble avec un toit-terrasse, pour autant, l’espace est plutôt épuré, la déco, naturelle bien qu’un peu démodée. Les meubles en bois me rappellent la maison de mes parents, ou celle des siens, et la présence de plantes un peu partout dans la pièce me donnerait presque l’impression d’être dans l’un de leurs jardins.
— Tu es parti tôt du bureau ce soir, je ne t’ai même pas vu quitter celui de Philippe, soufflé-je en me laissant tomber à ses côtés sur le canapé.
— Ah oui, c’est possible, vu ce qu’il m’a annoncé, me répond-il énigmatiquement après avoir jeté un regard appréciateur vers moi.
— Il t’a annoncé quoi ? Que j’avais fait de meilleurs scores que toi ce mois-ci ? Qu’il regrettait de ne pas m’envoyer, moi, à Dubaï ? plaisanté-je en caressant la boule de poils qui s’est allongée sur moi.
— Toi, de meilleurs scores que moi ? rit-il. Dans tes rêves, ma Nono ! Je te signale qu’on est toujours à peu près à égalité ! On a le même talent, tous les deux, impossible pour l’un d’entre nous de prendre l’avantage ! Quoique… Tu vas bientôt pouvoir prendre toute la place.
— Comme si j’avais besoin de ton départ pour prendre le dessus. Si ça te rassure de te dire ça, grand bien te fasse, plaisanté-je.
— Eh bien, disons que ça va arriver plus vite que prévu. Silvania Petroleum veut accélérer les choses pour avoir un interlocuteur sur place au plus vite. Ils ont demandé à ce que je parte pour Dubaï dès le début du mois prochain… Dans moins de deux semaines… Et rien n’est prêt bien sûr. Il faut que je me trouve un appartement, ça, c’est la première urgence. Mais tout a l’air hors de prix !
— Oh…
C’est tout ce que je trouve à dire en réponse à son petit laïus. Deux semaines à peine ? Comment peut-on nous priver de nos derniers moments ? Pourquoi tout précipiter ?
Je me lève et gagne la cuisine pour sortir la fin de bouteille de rosé commencée la veille que je verse dans deux verres, puis récupère les amuse-bouche qu’il reste ainsi que le bol de tomates cerises récoltées la veille sur le balcon du beau gosse qui semble vraiment très concentré sur sa tâche. Je l’observe du coin de l'œil tandis que Blacko réclame son dû en se frottant contre mes jambes. Ce chat est trop mignon, mais c’est surtout l’animal le plus lunatique que j’ai jamais rencontré, capable de se blottir entre Jonas et moi dans la nuit comme de nous siffler et nous bouffer les pieds au petit matin.
— Et donc, tu as dit oui ? Je veux dire… tu avances ton départ ? demandé-je en déposant le plateau sur la table basse.
— Oui, bien sûr ! Tu me vois dire non et risquer de fâcher SP ? Ce serait partir du mauvais pied, je pense. J’ai essayé de négocier un peu avec Philippe mais ils sont déterminés à commencer rapidement. J’aurais tellement préféré avoir un peu plus de temps avec toi, soupire-t-il avant de tourner son ordinateur vers moi. Tu penses quoi de cet appartement ? Il n’est qu’au soixante-troisième étage !
Je jette un rapide regard à son écran et grimace en voyant la hauteur. Pas du tout mon truc.
— J’imagine qu’au moins, en cas d’incendie, tu es sûr d’y laisser ta peau, soit en cramant, soit en te jetant par le balcon… Parfait pour un suicidaire, grommelé-je en attrapant mon verre.
— Tous les appartements se trouvent dans des grandes tours… Il n’y a pas de petite maison individuelle, là-bas. Je fais comment pour choisir, moi ? Je n’arrive pas à comprendre pourquoi il y a tant de différences dans les prix au mètre carré pour des apparts qui ont l’air similaire. Tiens, par exemple, celui-là, même avec un jacuzzi, il coûte moins cher que celui-ci qui a le même nombre de pièces mais juste une salle de bain normale. Je dois être stupide, mais je ne vois vraiment pas pourquoi…
— Quelle importance ? Prends le moins cher et puis c’est tout. Qui sait, il doit y avoir une histoire de voisins ? Si ça se trouve, la tour la moins chère est bourrée d’influenceurs invivables. Ou l’inverse puisqu’ils sont vénérés par chez nous, grimacé-je.
— Quelle importance ? Je vais vivre là-bas, quand même. Si je ne veux pas vraiment devenir suicidaire, il me faut un endroit où je vivrai bien. Et le jacuzzi me tente, j’avoue, continue-t-il en se plongeant à nouveau sur son écran.
— Ben voyons… Pourquoi pas la piscine privée, le sauna, la salle de sport tant qu’on y est… Vive la vie à Dubaï, où les privilégiés ont tout le confort nécessaire pendant que les pauvres crèvent en s’épuisant au travail.
— Ce n’est pas ma venue qui va changer ça, en effet. Je me demande s’il est possible de faire une visite virtuelle de certains appartements, ça m’aiderait à choisir, murmure-t-il, totalement absorbé par ses recherches.
Il faut croire que ces appartements sont vraiment très intéressants, parce qu’il est tellement concentré sur sa tâche que j’ai le temps de siroter son propre verre et de m’enfiler tout le plateau apéritif sans qu’il ne pioche dedans. Il s’extasie sur la luminosité d’un salon, sur la taille d’un balcon, la couleur d’une cuisine… En toute honnêteté, à cet instant, j’ai l’impression que je pourrais me promener à poil sous ses yeux sans qu’il daigne lâcher son fichu ordinateur. Même Blacko m’accorde davantage d’intérêt.
J’en viens même à lâcher quelques soupirs pour attirer son attention, toujours sans résultat. Je me glisse finalement sous son bras et agrippe sa chemise en me raclant la gorge.
— Tu pourrais peut-être faire ça… un peu plus tard ?
— J’aimerais bien me trouver un truc pour me sortir ça de la tête et pouvoir me concentrer sur toi totalement après. J’avance, tu vois ? J’ai une liste d’une dizaine d’endroits potentiels seulement… Cela ne devrait plus trop me prendre de temps…
— Il nous reste à peine deux semaines… Tu ne peux pas faire ça demain sur ton temps de boulot ? Après tout, c’est un déménagement pro, non ?
— Avec tout ce que je dois boucler avant de partir, je ne vais pas avoir le temps, se lamente-t-il sans arrêter ce qu’il est en train de faire.
Je lance un regard désabusé au matou, installé sur son arbre à chat près de la fenêtre, en train de se lécher les parties comme si tout ne tournait pas à l’envers ce soir. Jonas m’ignore à moitié et je cherche son attention sans pour autant être prête à le supplier pour l’obtenir. Il n’est pas dispo ? Grand bien lui fasse.
— Bon, je vais rentrer alors, si tu as tant de choses à faire, lui dis-je en ramenant le plateau vide à la cuisine.
— Tu pars déjà ? demande-t-il en levant enfin le nez de son ordinateur, surpris de me voir remettre mes sandales.
— Eh bien… Je n’ai rien à faire ici, ce soir. Tu es très occupé, je vais rentrer chez moi et vaquer à mes propres occupations.
— Mais attends, ne me laisse pas ! s’exclame-t-il en se levant pour venir vers moi. Je… j’arrête de regarder pour ce soir. Reste, on va manger un truc et passer une bonne soirée !
— Non, ça va aller, je n’aime pas trop devoir quémander pour obtenir ton attention et, honnêtement, que ton appart’ à Dubaï soit au soixante-six ou centième étage m’importe peu. Si Dubaï s’immisce à Paris, autant qu’on s’arrête dès maintenant, non ?
— Tu veux déjà arrêter ? Mais le contrat… Enfin, je ne vais pas te forcer non plus, ajoute-t-il, visiblement blessé. Tu as raison, Dubaï est déjà présent dans mon esprit, c’est vrai, bien obligé, mais je pensais qu’on aurait pu profiter jusqu’au bout, moi…
— Oui, je le pensais aussi, mais je suis arrivée depuis au moins trois quarts d’heure et tu as à peine levé le nez de ton ordinateur. Je viens de m’enfiler l’apéro en solo, alors je ne me fais pas d’illusion, tu vas parler de Dubaï toute la soirée et ça va me gonfler…. Règle ce que tu as à régler et s’il te reste un peu de temps pour moi avant ton départ, eh bien, fais-moi signe.
— Trois quarts d’heure ? Vraiment ? Je… je suis désolé, Pénélope. Je… je ne sais pas quoi te dire, c’est juste que Dubaï devient soudainement très concret avec cette annonce et que ça occupe tout mon esprit.
— Je vois ça, donc je te laisse te vider l’esprit et faire ce que tu as à faire. Je te souhaite une bonne soirée, Jo, et j’espère que tu régleras vite tout ce qui doit l’être pour être plus dispo et moins stressé.
Je dépose un baiser au coin de ses lèvres et sors de chez lui sans me retourner. Difficile de dire si je suis plus contrariée par son manque d’attention de ce soir ou par son départ avancé, toujours est-il que si lui est préoccupé par son départ à Dubaï, je m’inquiète un peu trop de voir cette date fatidique arriver. Et si le contrat était juste du sexe, autant dire que j’ai planté quelques coups de canif dedans depuis un petit moment déjà… Ça m'apprendra à jouer avec le feu. On ne replonge jamais avec son premier amour, c’est trop dangereux !
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