58. Chaude déclaration
Pénélope
J’acquiesce à la dernière proposition de Solène et éteins le rétroprojecteur en annonçant la fin de la réunion. Personne ne se fait prier pour quitter la pièce histoire de s’aérer un peu, de se dégourdir les jambes et d’aller blablater sur le dos de ses collègues. Les potins vont bon train ici et je me demande comment il est possible que notre aventure, à Jonas et moi, n’ait pas fuité dans l’open space. Je me rends compte que je peux avoir une confiance aveugle en Elise et Solène, qui ont gardé l’info pour elles, même si j’ai déjà entendu la dernière charrier mon amant sur sa capacité à faire de moi une femme sereine… à coups d’orgasmes et de nuits torrides.
— Solène ? Est-ce que tu as pu avoir la pâtisserie au téléphone ? C’est bon pour demain soir ?
Le problème du timing pour organiser le pot de départ de Jonas a vraiment été une galère… L’avantage de notre boulot, c’est que l’on a un carnet d’adresses de folie… Un traiteur ? Ancien client. Décorateur ? Client actuel. Pâtissier ? Le meilleur ami de Victor, le mec de Solène. On fait comme on peut… Quant à l’alcool, le beau-frère de Philippe est un professionnel alors il gère, finalement. Tout le monde est au courant et, de mon côté, j’ai demandé à mon collègue de me réserver sa soirée… Et pour le cadeau, il faudra faire avec une enveloppe commune, je veux bien être douée, mais je ne peux pas faire de miracle non plus.
— Oui, oui, c’est bon. La commande est validée et Victor passera nous les apporter.
— Nickel. Je crois qu’on est bons… Il y a de quoi se remplir l’estomac, finir bourrés… Je fais tourner un carnet pour que ceux qui le souhaitent puissent écrire une petite anecdote, un petit mot, à Jonas… ou coller des photos. Espérons que ses conquêtes ici n’aient pas toutes prévu une déclaration d’amour, sinon on est mal… Ça va se crêper le chignon.
— Je crois que là-dessus, tu peux être rassurée. Elles ont toutes compris qu’il était casé vu qu’il n’en a plus invité une seule depuis des semaines !
Un sourire incontrôlable apparaît sur mon visage et je grimace en constatant que Solène se fout ouvertement de moi.
— J’aurai au moins réussi à réaliser l’exploit de le garder fidèle quelques semaines…
— Ouep ! Comme quoi, ça sert à quelque chose d’avoir de gros seins ! pouffe mon amie.
Je lève les yeux au ciel en rassemblant mes documents, puis traverse l’open space pour regagner mon bureau. Jonas est installé au sien, au téléphone. Il a déboutonné le haut de sa chemise blanche, remonté les manches sur ses avant-bras et, bon sang, il n’y a bien qu’avec lui que je trouve sexy un mec qui replie ses manches de manière aussi droite et carrée. Je suis certaine que si j’utilisais une règle, les ourlets seraient de même mesure. Il n’y a que sa tignasse qui n’a plus rien d’organisée et de maîtrisée, mais ça me donne juste envie d’y passer mes doigts ou de tirer dessus.
Je me secoue et m’installe à mon bureau, me remettant au travail non sans avoir siroté une bonne moitié de mon thermos d’eau fraîche.
— Au fait, tes parents sont repartis ? demandé-je finalement quand il raccroche.
— Oui, ils trouvent l’air parisien trop pollué… et ils sont fâchés de ne pas avoir rencontré la femme qui laisse traîner ses petites affaires chez moi, je crois, sourit-il.
— Celle qui a apprivoisé le matou et son maître ? ris-je. Heureusement que je ne suis pas venue déjeuner avec vous ce midi, ils auraient encore fait des conclusions hâtives.
— Elles ne seraient pas si hâtives que ça, leurs conclusions, soupire Jonas qui se lève et va fermer la porte avant de se tourner vers moi. Il faut qu’on parle, Nono, parce que… j’ai réfléchi à plein de choses et je voudrais t’en faire part.
Allez savoir pourquoi, je sens tout mon corps se tendre et j’inspire lentement en m’adossant à mon siège en tirant sur mon caraco pour créer un semblant de courant d’air sur ma peau.
— Je t’écoute… Un problème ? lui demandé-je, même si son début d’intervention ne laisse pas vraiment de doute sur la suite.
— Un problème ? Pas vraiment, je crois, explique-t-il en venant s’asseoir juste en face de moi. En fait, il faut que je t’avoue un truc. Je ne pense pas que tu seras surprise de l’apprendre, mais le fait de partir bientôt m’a fait réfléchir à notre relation. Je crois que je l’ai toujours su mais là, je ne peux plus me le cacher. Ni à toi d’ailleurs. Pour moi, tu es beaucoup plus qu’un simple plan cul si tu vois ce que je veux dire.
— Jonas… Tu es vraiment sûr de vouloir avoir cette conversation maintenant ? Et ici, au bureau ?
— On n’a plus le temps d’attendre. Et la porte est fermée, on va être tranquilles un moment. Je… je déborde d’émotions quand tu es là, et il faut que ça sorte.
Je fais tout mon possible pour rester stoïque alors que mon palpitant a raté quelques battements… Si seulement…
— Essaie la branlette, ça devrait te détendre, plaisanté-je bêtement pour masquer mon malaise grandissant.
— Tu crois que je n’ai pas déjà tout essayé ? répond-il en me souriant. Même ça, ça marche pas pour me faire oublier que c’est toi la femme de ma vie, que tu l’as toujours été et… que tu le seras toujours, Pénélope. Je… je suis toujours l’adolescent amoureux, à part que j’ai vieilli. Enfin, pas trop, j’espère. Désolé, je m’empêtre un peu dans ce que je veux te dire, ce n’était pas préparé, mais c’est important que tu me comprennes.
J’ai envie de me jeter sur lui, sauf que je n’arrive pas à déterminer si c’est pour le faire taire en le giflant ou en l’embrassant… Ces mots-là, j’aurais donné cher pour les entendre il y a dix ans, j’y croyais, à ce “nous” qui me semblait, malgré notre jeune âge, sincère et fort, puissant…
— L’ado amoureux ? grimacé-je. Et qu’est-ce que tu envisages, là, au juste ? Tu me fais ta déclaration et je quitte tout pour te suivre ?
— Non, non, tu as été claire là-dessus. Ce n’est pas ça que j’ai en tête. Je me suis engagé pour Dubaï et je ne peux plus reculer, là. Et toi, tu ne peux pas me suivre, j’ai bien compris. Mais qui a dit que j’étais obligé de rester là-bas toute ma vie ? Je vais y aller pour lancer l’antenne et répondre aux demandes de Silvania Petroleum, faire le nécessaire pour que tout roule et rentrer aussi vite que possible. C’est l’affaire de quelques mois. Ce n’est pas non plus la mer à boire de patienter un peu vu ce que toi et moi, on vit en ce moment. Et puis, avec les moyens modernes de communication, une relation à distance, ça peut s’envisager sereinement, non ? Je sais que moi, je l’envisage sérieusement, en tout cas.
L’affaire de quelques mois… Relation à distance… Il se fout de moi, non ? Est-ce qu’il me prend pour un lapin de six semaines ? J’ai la tête d’une nana qui se fait avoir deux fois ?
— Vu ce qu’a donné notre dernière relation à distance, je ne vois pas vraiment comment je pourrais avoir envie de revivre cette expérience…
— Mais, me coupe-t-il, qui parle de revivre une expérience ? C’est une nouvelle chance de bien faire les choses, un nouveau départ. Je n’ai pas été assez clair ? Je suis amoureux de toi, Nono ! Je t’ai dit que je l’ai toujours été ! s’emporte-t-il face à mon scepticisme clairement affiché.
Je ne contrôle pas le rire qui s’échappe de mes lèvres. Un rire plutôt dédaigneux, j’en conviens, mais ses actes ont clairement contredit ses mots, il y a dix ans. Alors, qu’est-ce qui me prouve que ce sera différent, cette fois ? Je ne suis pas prête à souffrir à nouveau, j’ai trop morflé à l’époque, moi. Que donne une ado trompée ? Une jeune femme qui n’a plus confiance ni en elle, ni en les hommes…
— Je t’en prie, arrête d’essayer de me baratiner, Jonas. Tout ça, c’est… Tu me prends vraiment pour une conne ou comment ça se passe ? m’agacé-je. Comment je pourrais te faire confiance, dis-moi ? Comment tu penses qu’on vivra ces mois à plusieurs heures d’avion l’un de l’autre ? Et je réitère, comment tu veux qu’on vive à distance en se faisant confiance alors que je n’ai déjà pas confiance ici ?
— Tu n’as pas confiance, même ici ? s’étonne-t-il, visiblement meurtri. Mais comment ça se fait que tu doutes toujours autant de moi ? Qu’est-ce que j’ai bien pu faire qui te permette ainsi de remettre en cause les sentiments que je ne cesse de t’affirmer ? Tu te rends compte à quel point c’est blessant de me parler ainsi ? Je… moi, je croyais que les choses avaient changé, que tu allais enfin pouvoir m’entendre vraiment, mais je me rends compte que je suis juste le con de l’histoire. Stupide quand j’étais jeune, je le suis encore dix ans après…
— Tu déconnes ? Tu t’étonnes que je ne te fasse pas confiance alors que tu t’es empressé d’appeler l’une de tes nanas la fois où j’ai refusé qu’on se voie, Jonas ! Tu t’attends à quoi ? La confiance, ça se mérite, ça s’acquiert, merde !
— Et je n’ai rien fait pour la mériter ? C’est dur, ce que tu me dis, Pénélope, je t’assure. Je suis désolé si je ne suis pas toujours à la hauteur. Cela n’enlève rien à ce que je t’ai dit mais tu peux l’oublier. Fais comme si cette conversation n’avait pas eu lieu mais ne viens pas te plaindre plus tard si tu as des regrets. Moi, j’ai essayé de faire le premier pas et tu m’envoies me prendre un mur violemment. Il va falloir que je reprenne mes esprits, c’est certain… Heureusement que je suis plus fort que je ne le laisse voir, là. Je me suis remis une fois de ces accusations infondées, je m’en remettrai à nouveau. Je ne dirais pas que j’ai l’habitude, mais presque.
Des accusations infondées ? La bonne blague… Dix ans après, j’entends encore sa voix nasillarde, son accent, son ricanement et ses mots. Ce coup de fil qui a mis un stop brutal à mes perspectives d’avenir. Il croit quoi ? Qu’il est le seul à avoir souffert ?
— Parfois, l’amour ne fait pas tout apparemment. Il ne t’a pas empêché de merder et moi il ne me suffit pas pour envisager que l’on reprenne quelque chose de sérieux, toi et moi, marmonné-je en réunissant mes affaires rapidement. Je te laisse, je vais prendre ma fin de journée, je crois que ça vaut mieux pour tous les deux.
Je sors du bureau rapidement et si j’hésite une seconde en passant devant la porte de Philippe, je me dirige finalement vers les escaliers en lui tapant un rapide message pour lui dire que je pars. Je salue Elise d’un signe de main et prie pour que l’ascenseur arrive rapidement. J’ai besoin d’air et la canicule ne va pas m’aider. J’ai surtout besoin d’être totalement seule pour reprendre mon souffle et le contrôle de mes émotions, parce que je suis à deux doigts de chialer autant que de faire demi-tour pour supplier Jonas de me pardonner. Mais c’est hors de question. Je ne suis même pas divorcée, mon mariage a été catastrophique, il faut croire que les mecs et moi ne sommes pas compatibles pour quoi que ce soit de sérieux… Je ne veux pas revivre cela une fois de plus et c’est un risque que je prendrais en me remettant avec Jonas. Son départ à Dubaï va être douloureux, mais sans conteste bien moins que de découvrir une nouvelle tromperie de sa part. Il faut que je me raccroche à cette certitude, c’est le mieux à faire.
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