59. La fête des cygnes
Jonas
Le grand jour est arrivé et je n’arrive pas à savoir si je suis triste de partir de ces bureaux où j’ai tant appris, de quitter cette équipe avec qui je m’entends si bien ou heureux de pouvoir profiter d’une belle opportunité professionnelle. Et pour être franc, de me sortir de la situation dans laquelle je me retrouve avec Pénélope. Depuis notre dispute, nous ne nous sommes plus parlé et je me demande comment la soirée va se dérouler. On a prévu de se retrouver tous les deux mais qu’est-ce qu’on va se dire ? On va repartir sur des regrets et des reproches ? Je ne sais même pas si le programme est maintenu, j’ai l’impression qu’elle m’évite depuis le début de cette dernière journée. C’est à peine si je l’ai vue dans mon bureau. J’en viens même à me dire que j’aurais dû organiser un petit truc avec mes collègues même si mon départ n’en est pas vraiment un vu que je reste dans l’entreprise. Cela m’aurait au moins permis de retarder un peu l’échéance. Enfin, je ne pouvais pas savoir qu’on se prendrait le chou parce qu’elle ne me fait toujours pas confiance. C’est fou comme elle est enfermée dans cette vision si négative de moi !
Je soupire et prends mon carton, où j’ai rassemblé mes dernières affaires, puis jette un œil à cet espace complètement transformé depuis l’arrivée de ma collègue. Ouais, ça va me faire du bien de changer un peu de cadre. Aller dans un endroit où elle ne sera pas présente dans tous les recoins. Quoique, Dubaï, c’est aussi l’endroit où on a recraqué pour la première fois. Pas sûr que j’aie vraiment réfléchi à tous ces détails… mais bon, c’est trop tard pour faire marche arrière. Bye bye, bureau où je n’ai même pas fait l’amour à ma Nono une seule fois ! Je vieillis, vraiment.
Lorsque je sors, je suis surpris de voir la pièce principale déserte. Je sais bien qu’on est vendredi mais tout le monde n’est quand même pas déjà en weekend ! Et personne n’est venu me saluer avant de se barrer. Même pas encore parti, déjà oublié. Quelle ingratitude ! Je n’ai cependant pas le temps de plus me lamenter qu’un grand cri retentit et que tout à coup, tous mes collègues sortent en criant de tous les bureaux et viennent me couvrir de confettis et de guirlandes. J’ai l’impression d’être submergé par une marée humaine qui m’engloutit et quelqu’un me débarrasse de mon carton avant de me pousser malgré moi jusqu’au centre de la pièce où m’attend Pénélope, le sourire aux lèvres.
— Mais, qu’est-ce qu’il se passe, ici ? Qu’est-ce que vous faites tous là ?
Mon esprit a déjà compris qu’ils ont organisé une petite fête pour mon départ mais je n’arrive pas encore à aligner mes pensées sur mes mots.
— A ton avis ? Difficile d’échapper à la petite fête de départ… Philippe ne l’aurait pas permis.
— J’ai l’impression qu’il y a plus de monde que seulement Philippe, rigolé-je en souriant à tous ceux qui sont en train de former un cercle autour de moi. Et qu’est-ce que vous manigancez, là ?
— Il est l’heure de trinquer ! s’esclaffe une voix dans mon dos.
— Et de manger un bout !
— Tu pensais partir sans qu’on fasse la fête ?
— Je ne pensais pas que vous seriez aussi heureux de me voir partir, pouffé-je. Mais ça me fait plaisir de pouvoir ainsi vous dire au revoir à tous. J’espère qu’il y a du champagne et des petits fours !
Pénélope fait signe à tout le monde de se taire et malheureusement pour moi, elle n’a aucune bouteille en main. Par contre, tout le monde sort un petit papier de sa poche et bien entendu, j’ai le droit à une chanson de Johnny, sûrement réarrangée par ses soins. Sur l’air de “Oh Marie, si tu savais”, les voilà tous partis à chantonner “Oh Jonas, si tu savais, comme à Dubaï, tu vas t’faire chier.” Le reste de la chanson est du même acabit et je ne peux m’empêcher de rire en les entendant évoquer la chaleur qui va m’étouffer ou les hauts bâtiments d’où je risque de tomber. Vu comment Pénélope les entraîne, j’ai la confirmation qu’elle est l’instigatrice de ce petit moment et j’échange avec elle un regard complice qui me fait du bien.
Lorsque la chanson se termine, tout le monde s’applaudit et Pénélope me fait signe de m’approcher d’elle, ce que je fais, intrigué de ce qu’elle a encore préparé.
— Rassure-moi, dis-moi qu’il n’y a plus de Johnny !
— Je ne garantis rien au sujet de la playlist de la soirée, rit-elle.
Ah comme ce rire va me manquer ! Et au-delà du rire, c’est sans elle près de moi que je ne sais pas comment je vais survivre. Même si on se dispute, je n’en reste pas moins amoureux. C’est tellement clair dans ma tête que je dois me faire violence pour ne pas lui sauter dessus devant tous les collègues alors qu’elle fait signe à Philippe de s’approcher. Il me rejoint et fait un court discours où il me souhaite bonne chance avant qu’Elise et Pénélope ne s’avancent vers moi avec un gros carton qu’elles ont l’air d’avoir du mal à porter. Je me demande ce qu’ils m’ont acheté comme cadeau et me fais la réflexion que ça ne va pas être pratique à emporter dans l’avion. Mais, à ma grande surprise, elles le balancent sur mes pieds sans plus de cérémonie que ça. Inquiet, je fais un bond en arrière qui fait éclater de rire tous mes collègues avant de me rendre compte qu’en fait l’emballage ne pèse rien ou presque.
— C’est malin, marmonné-je avant de m’adresser directement à Pénélope. Il faut que j’ouvre le carton où c’est bon, la blague est terminée ?
— Tu peux ouvrir, mais ne t’attends pas à un miracle niveau cadeau.
Sous les regards amusés des présents qui semblent tous être de connivence, je déballe différentes boîtes, toutes particulièrement bien recouvertes de scotch et de rubans avant d’arriver à une petite enveloppe où je trouve un chèque cadeau. J’apprécie les deux petits cœurs dessinés sur le carnet où chacun m’a laissé un petit mot. Je remercie tout le monde avec sincérité et dès que je termine mon petit discours improvisé, la musique retentit. “Allumez le feu” signe le début de la deuxième partie de la soirée et Pénélope se charge avec Marc et Solène de ramener la nourriture sur les tables au fond de la salle. J’ai du mal à détacher mes yeux d’elle mais suis distrait de ma contemplation par Elise qui vient m’aborder.
— Tu baves… Ferme la bouche, se moque-t-elle.
— Comment ça, je bave ? Je… Elle est juste trop belle, tu ne trouves pas ? rigolé-je en comprenant qu’elle m’a grillé mais qu’elle me permet aussi de ne pas me faire remarquer par d’autres.
— Sans doute… Je ne sais pas trop, tu sais, je suis plutôt du genre à mater les mecs. Et on n’apprend pas aux femmes à dire du bien d’une de ses congénères. Enfin, je déconne, Pénélope est canon, elle s’assume, c’est beau à voir, surtout quand on sait que son mari s’est tapé une taille mannequin…
— Ouais, c’est un con. Ma Nono a tout ce qu’il faut où il faut, c’est certain. Tu n’es pas mal non plus, ajouté-je pour lui faire plaisir, mais pour moi, elle a vraiment ce petit plus qui fait toute la différence.
L’intéressée doit voir qu’on parle d’elle car elle nous observe quelques secondes avant d’être alpaguée par Philippe qui a l’air de lui demander quelque chose qui ne lui plaît pas car elle lui lance un regard noir avant de s’éloigner. Enfin, le regard, c’était pour lui ou pour moi ? J’ai du mal à dire…
— Tu veux dire la poigne ? Le caractère de cochon ? Ou sa tendance à t’ouvrir sa porte assez aisément ?
— Tu rigoles ? Elle ne fait que l’entrouvrir. J’ai à peine le temps de me glisser à l’intérieur que déjà elle me repousse et me renvoie chez moi. Avec elle, c’est un pas en avant et dix en arrière. Et ça fait dix ans que ça dure, soupiré-je. Franchement, j’ai connu plus facile d’accès que chez elle !
Pénélope réapparaît et ne perd pas de temps pour venir vers nous, empêchant ainsi notre secrétaire de commenter sur ma réaction.
— Il faut que je vous serve, en prime ? nous demande-t-elle en nous tendant deux gobelets en carton. Santé !
— Merci, c’est gentil ! Et merci pour l’organisation de la soirée. Si je comprends bien, tu n’y es pas étrangère.
— Y a pas de quoi… Pour être honnête, Philippe ne m’a pas trop laissé le choix, alors je me suis vengée en mettant Johnny un peu partout. Tu as de la chance, tu as échappé à la déco trop kitsch.
J’aimerais continuer à discuter avec elle mais elle s’éloigne déjà pour aller régler un problème avec la sono, non sans adresser un regard que j’ai du mal à déchiffrer envers Elise qui ne se formalise pas et reprend notre discussion, m’empêchant d’aller saluer nos autres collègues.
— J’imagine que c’est compréhensible qu’elle ne te laisse pas trop t’installer après ton voyage aux States, non ?
— Je ne sais pas ce qu’elle t’a raconté mais ce n’est pas de ma faute si elle n’a pas su m’attendre alors que j’étais parti, grommelé-je, irrité qu’elle aussi se mette à me faire des reproches infondés.
— Je crois qu’elle a pensé qu’elle n’avait plus besoin de t’attendre quand elle a compris que tu l’avais déjà remplacée, rétorque Elise en me lançant un regard de reproche. Ne lui colle pas tout sur le dos, c’est quand même toi qui es allé voir ailleurs.
— Comment ça, je suis allé voir ailleurs ? Je crois que ce qu’elle me reproche, c’est que je ne suis pas revenu comme prévu pour le Spring Break parce que j’avais trop de boulot et qu’elle n’a pas accepté que je privilégie mes études à sa petite personne ! Tu n’as que son point de vue, arrête de me juger, m’agacé-je.
— Je ne te juge pas, ce sont vos histoires, mais pour que Pénélope mette un terme à votre histoire, j’imagine qu’il s’est passé plus que ça. De ce que j’ai compris, elle était dingue de toi à l’époque.
— Je ne sais pas, moi, ce qu’il s’est passé. Du jour au lendemain, elle a arrêté de répondre à mes messages, c’était le blackout total, j’ai jamais compris. Même mes parents ont essayé d’aller la voir mais elle les a envoyés balader. Et quand je suis rentré, elle avait déménagé et je suis sûr qu’elle fréquentait déjà son musicien, même si elle m’a dit que ce n’était pas le cas. Elle m’a vite oublié pour quelqu’un qui était soi-disant dingue de moi. Tu ne peux pas savoir ce que ça m’a fait mal. Et malgré ça, j’ai replongé. Il vaut mieux que je me barre avant de recommencer les mêmes catastrophes, tu comprends ?
— Eh bien elle était malheureuse et blessée, que veux-tu, je crois que c’était sa façon d’encaisser. Elle aussi a replongé, au final.
— Que veux-tu, je suis irrésistible ! dis-je en déposant un baiser sur sa joue, ce qui la fait glousser.
C’est bien entendu le moment que choisit Pénélope pour nous rejoindre. Elle me lance une grimace et attire son amie avec elle pour l’éloigner de moi, comme si j’étais incapable de résister à la tentation de lui sauter dessus. Je n’ai heureusement pas le temps de m'appesantir sur la question car tous mes collègues viennent me saluer entre deux danses et je passe le reste de la soirée à remercier, promettre de rester en contact, inviter les futurs touristes qui m’assurent qu’ils vont venir me voir. Lorsque je parviens enfin à récupérer mon carton, la plupart de l’équipe est partie et je ne vois ma rousse nulle part. Je crois que la soirée ne sera vraiment pas aussi coquine que j’aurais pu l’espérer, elle doit déjà être rentrée chez elle et c’est un peu frustré que je reprends le métro malgré le bon moment que j’ai passé dans ce quartier de la Défense que je ne vais pas revoir de si tôt. Je lui envoie un SMS pour la remercier d’avoir tout organisé et demande si elle souhaite que je la rejoigne mais elle ne me répond pas. Je me fais une raison et me dis que le contrat s’est terminé en queue de poisson. Mais pouvait-il en être autrement vu notre passé commun ?
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