02. Une chanteuse bien achalandée

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Pénélope

— Je trouve le deuxième design beaucoup plus épuré, ça me plaît bien et je pense que Roméro préférera aussi.

Solène acquiesce mais ne semble pas vraiment d’accord avec moi. Je sais qu’elle a bossé comme une acharnée pour totalement remodeler le site web de cette enseigne de décoration avec laquelle nous travaillons depuis quatre ans. Le patron, monsieur Roméro, a voulu refondre sa marque quand son fils s’est joint à lui dans l’entreprise. Nouveau logo, nouveau design, nouvelles propositions. Ça bouscule tout, mais le père et le fils sont motivés et ont confiance en nous.

— Sinon, continué-je, tu pourrais éventuellement partir sur la palette de couleurs de la troisième proposition tout en conservant la forme de la deux ? Les Roméro sont plutôt adeptes de la mer, de ce que j’ai compris, ils y passent leurs weekends en famille, je suis sûre qu’ils seront plus réceptifs à cet éventail de bleu, mais je t’assure que le design numéro trois est trop chargé pour leurs goûts.

— Tu connais leurs goûts si bien que ça ? Ah oui, j’oubliais, Madame a passé un de ses weekends avec eux, répond-elle un peu amère. Pas sûre que j’aurai cette chance avec le nouveau patron qui arrive.

— Hé, j’y peux rien si je partage la passion de la musique avec le fils, ris-je. Et franchement, le weekend n’était pas si cool que ça, il a flotté quasiment tout le temps ! Peut-être qu’on devrait faire le site web en gris, d’ailleurs.

— Ouais, un peu comme ça, répond-elle en cliquant et en passant tout en noir et blanc. Remarque, ça fait un peu cinquante nuances de gris, là, ça pourrait marcher, non ?

— Pas mal, pas mal. Je demanderai à Grégoire s’il est adepte du BDSM, mais je n’ai pas vu de pièce rouge dans leur maison ! Tu crois que, comme pour le boulot, ils pratiquent ensemble ? Beurk, grimacé-je, pardon, fais comme si je n’avais rien dit.

— Tu crois surtout qu’ils vont continuer à nous faire confiance avec le changement de boutique ? Parce que tu vois, si je t’écoute et que je fais ça, ça rend pas mal, mais si c’est juste pour m’amuser que je perds mon temps, ça me motive pas à faire plus d’efforts.

— Pour l’instant, ils sont toujours clients chez Med’Com et c’est encore nous qui nous occupons d’eux, alors tu ne perds pas ton temps. Et puis, si Hervé a raison et qu’on garde bien nos postes, ce sera à nous de convaincre les Roméro de continuer à nous faire confiance, soupiré-je en m’enfonçant dans mon siège. Sérieusement, tout ça est flippant. Même l’ambiance ici en a pris un coup alors que tout le monde est toujours hyper jovial d’habitude.

— Tant que je n’aurai pas vu mon contrat, moi, je vais pas faire la fête, tu sais ? Et puis, ils ne seront sûrement pas aussi humains qu’Hervé. Je fais quoi, moi, s’ils refusent que je pose des jours quand ma puce est malade ?

— Hervé a arrêté d’être humain quand il nous a sacrifiés pour sa retraite, je crois, marmonné-je.

Est-ce que je lui en veux ? Clairement. Je l’adore, hein, vraiment ! Mais son choix est très discutable et remet totalement en question l’esprit qu’il a toujours voulu conserver dans son entreprise. Une grosse boîte internationale ? Belle connerie quand on prône la proximité avec le client, l’ambiance chaleureuse et familiale au sein même de l’entreprise.

Solène et moi levons le nez simultanément lorsque la porte d’entrée, toujours aussi grinçante, nous signale l’arrivée de visiteurs. La petite salle de réunion dans laquelle nous nous sommes installées est pourvue de fenêtres qui donnent sur l’accueil, où Elise est tranquillement installée, occupée au téléphone.

Deux mecs se plantent devant elle et la font papillonner des yeux. Je soupire alors que Solène ricane à mes côtés. Elise est adorable, vraiment, mais dès qu’un mec à son goût est dans les parages, elle devient immédiatement une petite flaque d’eau que certains ne se gênent pas de piétiner. Solène et moi sommes beaucoup plus terre-à-terre et pas du genre à nous laisser amadouer par une belle gueule, bien conscientes que l’habit ne fait pas le moine. Pour preuve, Marco n’est pas moche, mais pourri de l’intérieur.

Je me lève pour rejoindre l’accueil et constate qu’effectivement, l’un des deux est vraiment canon. Blond comme les blés, plutôt grand et musclé, il porte un costume qui le met en valeur et alimente aisément les fantasmes de la secrétaire en kiff sur les businessmen. Le second a du charme, plus petit et trapu, ses yeux verts lui confèrent une aura plutôt attirante.

— Bonjour messieurs, intervient finalement Elise à peine a-t-elle raccroché. Que puis-je faire pour vous ?

— Je pense que vous avez été prévenus de notre passage. Nous sommes là pour l’audit.

— Oh, oui bien sûr. Monsieur Girard vous attend dans son bureau, poursuit-elle alors que le téléphone se remet à sonner. Oh, je… heu… Pénélope, tu peux accompagner ces messieurs ?

Je me retiens de lever les yeux au ciel en voyant sa déception, mais affiche un sourire poli en acquiesçant.

— Evidemment. Suivez-moi, je vous prie.

— Je crois que le boss ne s’est pas trompé, murmure le grand blond à son collègue. La marchandise est bien achalandée, pouffe-t-il avant de se taire quand il capte que je l’ai entendu.

Je me mords la langue pour ne pas lui rétorquer quoi que ce soit et les précède dans le couloir avec la sensation d’avoir deux paires d’yeux qui détaillent un peu trop ma croupe. J’en viens à regretter d’avoir enfilé un tailleur si ajusté qui laisse un peu trop voir mes formes pulpeuses.

Je monte les marches comme si j’avais le feu aux fesses, consciente que cela me place encore plus à découvert pour les deux types qui chuchotent dans mon dos. Deux choix s’offrent à moi quant à ce qu’ils peuvent penser de mon corps : soit les types adorent ma silhouette en huit, mon fessier rebondi et les formes globalement bien réparties mais pas vraiment à la mode selon notre société, soit ils se foutent de ma tronche parce que je ne suis pas une fine brindille qui s’habille en trente-six. Dans les deux cas, je m’en fiche, je me suis toujours assumée et ce ne sont pas deux mecs qui se permettent d’appeler des femmes “marchandise” qui y changeront quoi que ce soit.

— Le bureau de monsieur Girard se trouve au fond du couloir, la dernière porte à gauche, les informé-je poliment en m’arrêtant sur le palier.

— Merci bien. Ravi de faire votre connaissance, en tout cas. Et nous espérons que les procédures administratives ne vont pas trop traîner pour vous avoir dans notre équipe ! me dit avec douceur le petit trapu.

Je me garde bien de lui dire que, personnellement, je ne suis pas contre les procédures administratives qui traînent en ce qui concerne ce rachat, et que si cela pouvait durer quelque chose comme quarante ans, je ne dirais pas non. Cependant, j’ouvre quand même ma bouche, et suis finalement aussi peu agréable à voix haute que dans mon esprit.

— La marchandise vous convient alors, j’imagine, puisque vous semblez pressés que nous vous rejoignions.

— Nous sommes venus l’étudier, nous vous dirons ça une fois que nous en aurons fait le tour et que nous aurons compris comment tout fonctionne, me répond à nouveau sérieusement le petit trapu dont je ne parviens pas à discerner s’il parle de l’entreprise ou de moi.

— Bien, je vous laisse alors. Oh, au fait, je ne me suis pas présentée, dis-je en tendant la main dans leur direction. Pénélope Duval, Directrice créative au sein de Med’Com.

— Enchanté, Madame Duval. Je suis Mickaël Courter, Directeur Financier et mon collègue, celui qui apprécie la marchandise, c’est Bertrand Dumoulin. Il est contrôleur de gestion. Nous aurons le plaisir de travailler en proximité avec vous et cela me réjouit.

— Ne vous réjouissez pas trop vite, je suis le cauchemar de notre service comptable, ici, et de toute personne qui ne supporte pas qu’on remette en question son avis, lui lancé-je avec un grand sourire.

— Nous sommes des professionnels, vous savez. Impossible de résister… à nos charmes, conclut-il avec un sourire pince-sans-rire qui me fait froid dans le dos.

— J’en prends note. Bonne journée, messieurs.

Je fuis rapidement les lieux, m’engouffrant dans le couloir opposé pour aller récupérer mes affaires dans mon bureau. J’aimerais revenir en arrière, avant l’annonce d’Hervé, quand tout était beau comme au pays des Bisounours, ici. Tout ce qui va arriver me fiche la trouille, quand bien même je garde ma motivation et mon envie de me battre pour ce que je fais. J’aime mon boulot, hors de question que quiconque me prive de ça, et si ça ne colle pas chez les cygnes de Swan, j’irai voir ailleurs.

Je repasse par l’accueil et évite miraculeusement l’interrogatoire d’Elise pour gagner la rue. Steven doit déjà m’attendre au bistrot du coin pour notre déjeuner hebdomadaire. Le mercredi matin, il donne des cours à deux gamins à quelques rues d’ici et nous avons pris l’habitude de nous retrouver durant une petite heure. J’avoue ne pas compter les miennes au boulot, rentrer souvent tard, et lui donne parfois des cours jusqu’à vingt-deux heures, ce qui nous laisse peu de temps à deux puisqu’il est bien trop souvent occupé à gratter ses cordes dans la chambre que nous avons aménagée en petit studio de répétitions.

Mon musicien de mari est déjà installé à table, le nez plongé dans l’une de ses compositions. Il lève à peine le nez lorsque je l’embrasse sur la joue, mais me gratifie finalement d’un sourire accompagné d’un regard appréciateur sur ma silhouette lorsque je m’assieds face à lui.

— Désolée pour le retard, j’ai dû jouer la guide touristique pour deux pingouins de Swan International avant de venir.

— Ils ont apprécié la visite ? demande-t-il sans vraiment analyser ce que je lui ai dit.

— Aucune idée et je m’en fiche. Ça a été, avec les gamins ?

— Oui, toujours. J’adore leur enseigner de nouvelles choses et les voir reproduire ce que je leur apprends. Tu sais que l’un d’eux a réussi à sortir une note qu’il n’avait jamais réussi à jouer ?

Steven est l’archétype du rockeur. Ses cheveux bruns sont coiffés en un chignon lâche, ses tatouages débordent de son tee-shirt estampillé AC/DC et ses yeux sombres qui m’ont envoûtée dès la première fois où je l’ai vu sur scène, en plein solo dantesque sur une musique de Metallica, s’illuminent lorsqu’il évoque les cours qu’il donne aux enfants. Enfants qu’il voudrait intégrer à notre quotidien depuis déjà un moment. Je crois qu’il a commencé à chercher à me convaincre alors que nous n’étions ensemble que depuis sept ou huit mois… Manque de chance pour lui, ce n’est aujourd’hui encore pas du tout dans mes projets.

— Génial, m’enthousiasmé-je à moitié. Tu as bossé sur la playlist de vendredi ?

— La playlist ?

Il daigne enfin lever les yeux et me regarde, un peu perdu. Visiblement, il ne prêtait pas vraiment attention à ce que je disais.

— Tu sais, si ça t’ennuie de déjeuner avec moi, je repars maintenant, soufflé-je en hélant le serveur, déjà blasée.

— Tu es de mauvaise humeur ? m’interroge-t-il avant de poser sa main sur la mienne. Ne t’inquiète pas, un bon repas et ça ira mieux.

Je doute qu’un repas suffise à me faire retrouver ma bonne humeur… mais je commande quand même les tagliatelles au saumon que j’adore lorsque le serveur vient prendre notre commande. La mauvaise humeur ne coupe pas la faim, après tout.

— Et donc, la playlist pour vendredi ? relancé-je. Jérémy voulait qu’on renouvelle un peu.

Steven et moi avons l’habitude de nous produire dans le bar de Jérémy le vendredi soir. Mon frère nous accompagne avec l’un de ses copains, le premier à la batterie, le second à la basse. Moi, je chante. Nous sommes plutôt éclectiques dans nos reprises, bien que nous nous dirigions globalement plus vers le pop rock, en général. C’est cette passion commune pour la musique qui nous a rapprochés, Steven et moi, il y a cinq ans. J’avoue que le charme du musicien a eu son effet sur moi, et lui a toujours adoré ma voix. En bon fan de musique, mon guitariste m’a ramenée chez lui lors de notre premier rencard pour un petit bœuf improvisé à deux, alors que je m’attendais à finir nue et en sueur entre ses bras. Il est plutôt décalé dans son genre, et si c’était adorable au début, j’avoue que j’aimerais parfois qu’il ait un peu plus les pieds sur terre.

— J’ai travaillé sur les morceaux. Ça te dit une reprise de Rihanna ? Je suis sûr que tu t’en sortirais pas mal.

— Mouais, je sais pas… Pas pour vendredi en tout cas, c’est trop rapide, éludé-je. Et puis je ne suis pas sûre d’avoir la tête à faire de nouveaux morceaux en ce moment. J’ai l’esprit un peu trop tourné vers mon futur boulot.

— Tu ne changes pas de boulot mais de patron, me reprend-il. Et pour le morceau, comment tu veux renouveler la playlist si on ne fait pas de nouveaux morceaux ?

— Changer de patron, c’est comme changer de boulot, Steven. Deux fonctionnements différents, de nouveaux collègues, de nouveaux locaux… Et on pourrait reprendre de vieux morceaux ou se lancer avec tes compos.

— Je ne les sens pas, mes compos. Tu ne te rends pas compte du stress que c’est de produire devant du public des choses aussi intimes. Alors, va pour des vieux morceaux, si ça te rassure. Mais c’est vraiment dommage pour Rihanna. Tu déchirerais dessus, c’est sûr.

Je hausse une épaule alors qu’il remet déjà le nez sur son papier. Steven, ou comment se sentir transparente en une leçon ? Parfois, je me demande ce que nous faisons encore ensemble. Seule la musique nous lie, j’ai l’impression. Bien sûr, c’est génial de partager cette passion, et sans doute mieux que pour d’autres couples qui n’ont même pas ça, mais pour ma part, il y a des moments où j’aurais bien envie de tout envoyer valser. Est-ce que c’est encore de l’amour ? De l’attachement ? Je me pose souvent la question, en ce moment… et je me demande combien de temps je vais supporter ce malaise qui a gagné notre couple.

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