06. Se faire une (petite) place

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Pénélope

Je jette un petit regard par-dessus mon épaule et ne peux manquer la colère qui marque les traits de Jonas. J’en rajoute une couche en détachant mes cheveux tandis que son regard détaille mes courbes et particulièrement ma chute de reins, et entre sans plus lui accorder mon attention quand le patron m’invite à le rejoindre.

Le bureau de Philippe Broval doit faire trois fois la taille de celui d’Hervé, il est classe, épuré, et le canapé qui est sous mes yeux semble plus confortable que mon propre lit.

Je me secoue, plaque un sourire que j’espère naturel sur mes lèvres et rejoins mon nouveau patron, m’asseyant face à lui quand il me montre le fauteuil d’une main. J’ai envie de rire en voyant comme tout est bien ordonné sur le bureau, bien loin de la montagne de paperasses et de dossiers qui débordaient sur celui de mon ancien boss.

— Je vous promets de ne pas piquer une crise comme vient de le faire mon prédécesseur, plaisanté-je à moitié.

— Prédécesseur ? répond-il en souriant en coin. On voit que vous avez de l’ambition, Pénélope, j’apprécie mais Jonas est votre collègue actuellement et je compte sur vous pour essayer de nouer une relation normale avec lui. Enfin, une fois que sa petite colère sera passée. On peut se tutoyer si ça ne vous dérange pas ?

— Oh, je parlais juste du fait qu’il m’avait précédée dans le bureau, rectifié-je immédiatement. Je vais attendre un peu avant de l’enterrer, je doute que son ego s’en remettrait. On peut se tutoyer, bien entendu.

J’ai toujours trouvé bizarre de tutoyer des personnes qu’on connaît à peine, mais cela me rassure un peu de voir que nous sommes logés à la même enseigne que les employés d’ici.

— Bien. Je voulais te voir pour évoquer ta prise de fonction et notamment les premières missions que tu vas avoir ici. Je pense qu’il est primordial de maintenir le lien avec les anciens clients pour que, dans l’idéal, ils ne se rendent même pas compte que tu as changé de chef. Tu crois que c’est possible ou je suis trop ambitieux ?

— Je pense t’avoir malheureusement d’entrée mis des bâtons dans les roues, soupiré-je. Enfin, pour cette idée au moins. J’ai informé les clients avec lesquels j’ai travaillé depuis l’annonce que l’entreprise avait été rachetée, tout en leur précisant qu’ils pourraient toujours faire appel à nous, qu’Henry n’aurait pas confié son bébé à n’importe qui et qu’ils pourraient encore nous accorder leur confiance. Je pensais bien faire et, en toute honnêteté, je m’imagine mal cacher, si je puis dire, ce type d’informations aux clients.

— Oh, je ne parlais pas de cacher le fait, bien sûr. Je disais juste qu’il fallait que tu continues comme avant pour qu'ils ne voient pas la différence. L’idée n’est pas que tu te mettes complètement dans notre moule qui peut parfois être très rigide mais que tu apportes ce que tu as su faire à Med’Com et dont Hervé était très fier. Il m’a beaucoup parlé de toutes tes qualités et j’ai hâte de te voir à l'œuvre.

J’ai l’impression qu’un poids quitte mes épaules à ses propos. Oui, je dois dire que je suis rassurée de ne pas devoir me fondre dans la masse alors que j’ai toujours été libre de mes mouvements chez Med’Com.

— Parfait, ça me va totalement. Est-ce que je ne dois faire appel qu’à mes anciens collègues, dans ce cas ? J’avoue que l’organisation est un peu floue, pour le moment, et je ne veux pas froisser Jonas en faisant un pas de travers.

Tu parles… Mince, me voilà menteuse. J’ai surtout envie de lui mettre des bâtons dans les roues et de le pousser à bout, oui. Mais le nouveau patron n’a pas besoin de le savoir.

— Ah non. Si on veut que cette opération de rapprochement se passe bien, il faut que tout le monde travaille ensemble. En commençant par toi avec Jonas. Je vous laisse voir les détails mais je ne veux pas deux équipes. A Swan, on travaille tous ensemble, c’est la clé de la réussite.

— Bien… Je vais faire en sorte d’apprendre à connaître l’équipe pour pouvoir m’appuyer sur les compétences de chacun. Est-ce qu’on peut se caler un moment pour discuter des projets que nous n’avons pas pu terminer avec Med’Com ? Il y en a peu, mais j’imagine que vous… pardon, que tu veux être au courant de ces projets au plus vite ?

— Oui et si besoin, tu me sollicites pour aller les rencontrer. Il faut qu’on puisse les rassurer, surtout. Ils sont comme des animaux craintifs, le moindre changement les effraie et il faut savoir leur parler pour ne pas qu’ils fuient et se tournent vers la concurrence.

— Je pense qu’il faudra effectivement les recevoir en ta présence. Mais les dossiers sont quasiment bouclés, donc ils ne vont pas avoir le temps de paniquer, souris-je.

— Parfait ! Cela ne m’étonne même pas. Je sens que notre collaboration va être fructueuse. N’hésite pas à venir me voir en cas de soucis. J’essaie de rester toujours disponible pour mes cadres, tant qu’ils n’abusent pas et ne viennent pas me voir pour la moindre broutille.

— Entendu, je n’hésiterai pas, sauf si j’ai une épine dans le doigt, plaisanté-je en me levant. Je vais aller découvrir mon espace de travail, j’ai hâte de voir s’il est inspirant. Merci pour l’accueil, Philippe. C’était un peu compliqué de se projeter et pas vraiment rassurant, je l’avoue.

— J’ai demandé à Jonas de tout préparer. J’espère que tu seras heureuse parmi nous. Bon courage avec ton collègue, il n’a pas l’habitude de partager mais ça va lui faire du bien.

J’acquiesce et quitte son bureau pour regagner le couloir puis l’open space. Je constate que mes collaborateurs sont tranquillement installés et papotent avec leurs nouveaux collègues. Solène me sourit et me pointe du doigt l’une des portes sur la droite. J’imagine qu’elle a repéré mon nouveau bureau. Je lui rends son sourire en longeant le mur et une pointe de je ne sais quoi me comprime l’estomac en voyant mon nom apposé sous celui de Jonas, juste à côté de la porte. Je soupire et entre directement sans avoir pris le temps de détailler l’espace à travers la vitre.

Jonas bougonne sans lever le nez de son ordinateur et je me stoppe net pour observer la pièce. C’est plutôt spacieux, les grandes fenêtres donnent sur Paris, l’ambiance semble sereine, épurée. Un ensemble de meubles blancs, deux murs dans un ton vert agréable, les autres dans un gris clair qui n’étouffe pas la pièce. En revanche, je tique directement en constatant que Philippe n’a pas dû passer par là pour vérifier comment Jonas a tout “préparé”. Clairement, il en a fait le moins possible et il ne s’est pas emmerdé à vraiment me faire de la place. Son bureau trône au milieu de l’espace tandis que le mien est à ma gauche, contre le mur près de la porte.

— Tu déconnes ? soufflé-je en fermant le battant. Tu ne veux pas non plus que j’aille m’installer dans les toilettes, tant qu’on y est ?

— Si c’est pour faire du travail de merde, c’est le bon endroit, en effet, mais j’espère que tu as un peu plus de qualité que ça. On m’a demandé de te faire un espace, je l’ai fait. Il est où le problème ? Tu as même accès à Internet, ajoute-t-il perfidement.

— Et donc, c’est quoi le message ? Je suis le roi des cons et j’agis comme un crétin ? Pas sûre que ton boss apprécie ton comportement puéril. C’est totalement ridicule de me coller dans un coin comme ça.

— Tout de suite les insultes, ce n’est pas comme ça qu’on va travailler ensemble, tu sais. Pas sûr que ton nouveau boss apprécie ce genre de propos, ajoute-t-il en m’imitant dans ma façon de parler. Il te manque quoi, alors ? Il y a l’ordinateur, le siège, je t’ai mis une armoire à disposition pour tes dossiers. Je ne vois pas ce que je peux faire de plus. Et si ton coin ne te plait pas, tu peux aller voir ailleurs s’il y a de la place pour t’installer, cela sera un soulagement pour tous les deux, j’ai l’impression.

— Tu as déjà bossé le nez contre un mur ? Ton objectif en partageant la pièce à quoi, 80% pour toi, 20 pour moi ? C’est de montrer que tu es le chef et que tu en as une plus grosse ? soupiré-je en me laissant tomber sur mon fauteuil.

— Je ne suis pas mesquin comme ça, moi. Il n’y a bien que toi pour voir ce genre de détails, me nargue-t-il, tout fier de sa petite machination contre moi.

— Bien sûr, on y croit tous. Mais ne t’inquiète pas, je n’ai pas besoin d’un partage équitable pour te coiffer au poteau. Si tu penses me déstabiliser en faisant ça, tu te fourres le doigt dans l'œil. Plus rien ne m’atteindra venant de toi, crois-moi.

— Tu as fini de te plaindre ? On peut bosser un peu ?

Je lui tourne le dos pour allumer mon nouvel ordinateur et grimace en constatant qu’il va avoir la vue dégagée sur mon écran. Bon sang, hors de question qu’il puisse pomper mes idées ou espionner ce que je fais, alors je décale l’écran et m’installe un peu plus en biais. S’il pense que je vais laisser mon bureau à cette place, il rêve !

Je souris en voyant Solène passer sa tête dans l’entrebâillement de la porte, lui fais signe d’entrer et la remercie quand elle dépose un gobelet de café devant moi. Je profite qu’elle se présente à Jonas pour sortir de mon sac à main les deux cadres que je garde toujours sur mon bureau. Une photo de ma famille et celle de Steven et moi le jour de notre mariage.

— Alors, tes nouveaux collègues ? lui demandé-je en cognant mon café contre le sien lorsqu’elle s’installe.

— Oh, c’est cool, il y a vraiment des professionnels intéressants. Et puis, il y a un projet super cool où on va devoir créer des animations 3D, je sens que je vais adorer.

— Cool. Garde-moi un peu de temps quand même, j’ai discuté avec Philippe, il veut qu’on poursuive notre travail dans la même dynamique avec nos clients et j’aimerais vraiment que tu restes sur les projets entamés.

— Tu sais bien que j’aurai toujours du temps pour toi, ici comme avant. Mais tu verras, sur les projets entamés, il y a des gens cools ici qui vont pouvoir les enrichir.

— Je n’en doute pas. Je pense que je vais faire le tour des équipes avant le déjeuner, histoire de faire connaissance avec les autres. Je te fais confiance pour me dire si tu penses que l’un de tes collègues serait plus à-même de bosser sur tel ou tel projet. On déjeune ensemble, ce midi ?

— Vous le dites si je dérange, hein ? nous coupe le barbu en marmonnant dans ses dents. Les commérages, quand on partage un bureau, ça se fait dehors. C’est la moindre des politesses.

Je pousse un lourd soupir et me retiens de lever mon majeur dans sa direction, au lieu de quoi je lui souris poliment.

— Mes excuses, cher collègue. Tu voulais qu’on déjeune ensemble, peut-être ?

— Quoi ? Non ! s’étrangle-t-il en rougissant jusqu’en haut de ses oreilles. Je veux juste travailler tranquillement dans mon bureau.

— Notre bureau, mon cher, souligné-je en souriant davantage encore. Il va falloir t’y faire, tu sais ? Personnellement, je passe un temps fou au téléphone pour échanger avec les clients, donc soit tu investis dans des boules Quies, soit tu mets des écouteurs et de la musique, soit… tu fais avec et tu arrêtes de broncher. Dans tous les cas, je ne compte pas devenir muette ni me plier à toutes tes exigences, tu m’en vois désolée.

— Non mais il a raison, on peut aussi aller discuter dans mon bureau, les autres doivent être partis en pause café, essaie de tempérer Solène.

— Vous faites ce que vous voulez, peu importe, gronde-t-il.

— Parfait ! m’enthousiasmé-je. Alors, on reste là encore un peu, il faut absolument qu’on parle du dossier Béretton. Je viendrai sans doute te voir plus tard pour les autres, j’imagine que tes collègues sont plus agréables que le mien !

— Il faut dire qu’ils n’ont pas tiré le pompon, eux, murmure-t-il juste assez fort pour que je l’entende.

Je l’ignore et fais signe à Solène d’en faire de même. Vu son regard, nul doute que je vais rapidement devoir m’expliquer. Mais comment lui dire que Jonas et moi nous connaissons et qu’il est bien différent de ce que j’imaginais à son propos ? Que je me suis laissée berner par ses belles paroles et ses promesses il y a des années ? Je n’ai aucune envie de remettre tout cela sur le tapis, d’autant plus que le revoir ravive déjà bien des blessures… Finalement, bosser pour un nouveau patron me semble moins compliqué à vivre que de devoir bosser avec mon ex.

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