07. Les révélations de Johnny
Jonas
Je finis tranquillement de faire ma vaisselle en écoutant un podcast super intéressant sur le marketing, fait par un américain qui explique tous ses trucs et astuces pour parvenir au succès. Je ne rate pas un épisode, surtout quand je me pose devant l’évier pour frotter les plats et assiettes que j’ai utilisés. C’est mercredi soir et j’avoue que je ne me presse pas de terminer, que je frotte plus que nécessaire tout ce qui est déjà bien propre, tout ça pour retarder le moment où je vais appeler mes parents. Je suis sûrement un fils indigne mais je sais déjà comment ça va se passer. Je ne m’entends pas avec eux, c’est compliqué, mais je remplis mon devoir filial, deux fois par semaine parce que je ne peux pas faire autrement.
Ne pouvant plus repousser le moment fatidique, je m’installe près de Blacko, mon gros matou qui se lèche consciencieusement les pattes sans me prêter plus d’attention que ça. J’adore les chats, je sais qu’ils sont indépendants, mais lui, c’est un champion du monde. Les seuls moments où j’ai un peu de tendresse, c’est quand lui le décide. Je prends mon ordinateur et lance une visio. Ma mère ne tarde pas à décrocher et je ne peux m’empêcher de sourire en voyant d’abord ses pieds recouverts de ses chaussons tout roses puis, le temps qu’elle trouve le bouton, une image tremblotante de leur télé allumée sur une rediffusion d’un concert de Johnny. Quand enfin son visage apparaît, je lui souris et la salue.
— Salut Maman, tu vas bien ?
— Bonsoir mon chéri ! Oui, oui, tout va bien. Et toi ? Quoi de neuf à la Capitale ?
Eh oui, ils habitent toujours en Normandie, dans un ancien corps de ferme rénové et pour eux, le fait que je travaille à Paris est source de fierté.
— Ça va, ça va. Un peu fatigué, tu sais bien qu’au boulot, en ce moment, c’est plein de changements. J’espère que ça va vite se calmer.
— Et donc, comment ça se passe avec cette fusion, Johnny ? intervient mon père un peu plus loin.
Je lève les yeux au ciel et me demande qui m’a donné des parents comme ça. Parce que franchement, je sais qu’ils sont fans, mais ce surnom me sort par les trous de nez. Surtout quand j’entends mon père chantonner “Allumer le feu” en rigolant.
— Pourquoi vous m’avez donné un joli prénom si c’est pour toujours m’appeler par ce surnom idiot ? En plus, je vous l’ai dit, je déteste les chansons autant que le chanteur.
— On a trouvé drôle que Pénélope t’appelle comme ça à l’époque et c’est resté, que veux-tu. Pas la peine de marmonner, je pourrais t’avoir surnommé mon petit lapinou ou ma tortue, tu vois ? Il faut voir le côté positif, Johnny, c’est masculin, viril, au moins.
— Ah oui, surtout sur la fin, quand il tremblait plus qu’autre chose. Je suis sûr que c’est le Viagra qui l’a aidé à faire toutes ses conquêtes plus jeunes que lui.
J’ai essayé de ne pas grimacer quand elle a parlé de ma nouvelle collègue, mais je ne suis pas sûr d’y être arrivé. Je me dis que je vais détourner l’attention en cassant du sucre sur Johnny, ce qui ne manque pas de provoquer l’effet escompté.
— Attention à ce que tu dis sur Johnny, me coupe ma mère d’une voix sérieuse. Parle-moi plutôt de ton boulot, alors. Est-ce que ça t’impacte beaucoup ?
J’hésite un instant à me lancer. Souvent, quand je le fais, leur intérêt dure deux minutes, trois au mieux et ensuite, j’ai l’impression de parler dans le vent. Mais comme à chaque fois, j’ai l’espoir que ça va être différent.
— Oh oui, ça m’impacte énormément. Vous parliez de Pénélope, eh bien elle fait partie des nouveaux salariés. Et maintenant, comme on est plus nombreux, je dois partager mon bureau. Vous vous imaginez la galère que ça va avoir sur ma créativité ? Fini, le calme dont j’ai besoin pour être le meilleur !
Je me dis que je ne vais pas insister sur le fait que celle qu’ils considèrent toujours comme ma fiancée est celle qui a rejoint mon espace personnel, sinon je vais en entendre parler pour les dix prochaines années.
— Oh, mais… attends, ton patron a racheté l’entreprise de Penny ? Mais c’est génial, tu l’as revue alors ! s’enthousiasme ma mère. Elle est toujours aussi jolie, c’est fou ! Elle est passée nous voir il y a quelques semaines, elle était en weekend chez ses parents.
— Ah oui ? Et qu’est-ce qu’elle vous a raconté, alors ? Elle a parlé de la fusion ? Elle ne devait pas se douter que je travaillais du côté de chez Swan…
Mon père bondit sur l’occasion et se met à chanter à la façon de Dave. Bien évidemment. Ils sont tout simplement irrécupérables.
— Oh, rien de bien intéressant. Enfin, elle a parlé d’un changement de patron, mais son mari lui a dit de relativiser et de parler de ce qui la rendait heureuse, plutôt. Tu sais qu’elle fait partie d’un groupe, maintenant ? Elle semble tellement épanouie avec Steven, c’est mignon qu’ils aient cette passion en commun.
Alors, là, j’hallucine. Enfin, j’avais compris qu’elle était mariée mais son époux s’appelle Steven ? Et pourquoi pas Charles comme dans la Petite Maison dans la Prairie ? Et elle chante en plus ? C’est quoi, cette histoire ?
— Un groupe de quoi ? demandé-je en essayant de calmer l’intérêt que suscitent ces révélations chez moi.
— Je ne sais pas trop, ils font des reprises, c’est… rock, pop ? Je ne sais plus, mais elle chante et son mari joue de la guitare. Et Baptiste, son frangin, fait de la batterie. Bref, ils sont mignons, tous les deux, mais entre nous, vous alliez mieux ensemble.
Elle a toujours eu une belle voix, j’en conviens, mais de là à devenir chanteuse, c’est une vraie surprise. Et un argument que je mets de côté car ça peut être un moyen de pression. Ou une façon de me moquer d’elle. Surtout si elle ne chante pas si bien que ça. Bref, cette conversation est plus intéressante que prévu, même si, clairement, mes parents se moquent de ce que j’ai pu dire sur mes difficultés actuelles.
— C’est elle qui a fait le choix de se barrer et de me faire souffrir. C’est qu’on n’allait pas si bien que ça ensemble, à mon avis. Qu’elle chante, si ça lui fait plaisir. Moi, ça ne me fait ni chaud, ni froid.
— Vous travaillez ensemble, du coup ? Je veux dire… vraiment ensemble ? Ça ne doit pas être évident pour toi, soupire ma mère.
— Oui, oui, vraiment ensemble. C’est une vraie torture. J’espère qu’elle ne va pas s’y faire et se barrer vite fait.
— Je suis désolée pour toi, mon chéri… Mais bon, au pire, d’ici quelques mois elle devrait être en congés, de ce que j’ai compris, alors prends ton mal en patience et, qui sait, peut-être que ça viendra plus tôt. C’est de plus en plus fréquent, les arrêts maladie pour les femmes enceintes, de nos jours.
Alors là, je ne peux cacher ma surprise. Je suis content que l’attention de ma mère soit détournée par Johnny qui gueule “Gabrielle” à la télé. Pénélope est enceinte ? Elle qui ne voulait pas d’enfants, qui jurait par tous les saints qu’elle n’en aurait jamais, elle est enceinte ? Et comment ça se fait que personne n’est au courant au boulot ? La petite cachottière ne va pas aller loin, c’est clair. J’hésite à la dénoncer tout de suite ou à garder cet atout dans ma manche pour le sortir au bon moment. Mais ma mère a raison sur un point au moins, cela va me laisser la voie libre pour affirmer ma place. Quant à la jalousie que je ressens vis-à-vis de ce Steven qui doit clairement profiter d’elle, je la fais taire en essayant de reprendre contenance.
— Si c’est le cas, ça doit être le début. Elle n’a pas de ventre, rien n’est visible pour l’instant.
— Oh, oui, sans doute. Penny a détourné la conversation quand son mari a parlé de bébé, peut-être qu’elle ne voulait pas en parler parce que c’est trop tôt, je ne sais pas, et puis ses parents n’ont pas évoqué le sujet non plus quand on a mangé ensemble.
Ma mère est partie et les cancans vont bon train. Je les écoute d’une oreille distraite en réfléchissant à cette révélation sur Pénélope. Je suis vraiment en colère et me sens encore plus trahi que quand on avait abordé la question il y a quelques années. Non, vraiment, quoi qu’elle ait pu dire, je n’étais vraiment pas l’homme de sa vie si c’est avec un autre qu’elle envisage de procréer alors qu’avec moi, c’était inenvisageable. Et les images de la fornication nécessaire à ce résultat me révulsent, il faut que je pense à autre chose. Et vite. Je raccroche dès que je peux et me dis que je dois évacuer cette colère avec un de mes plans cul. Il n’y a pas d’autre solution quand cette rage me prend ainsi.
Je regarde la liste de mes contacts et commence par appeler Suzanne, la fille de mon patron. Avec son corps sous les doigts, je suis sûr qu’elle va me faire oublier tout le reste.
— Coucou. Tu vas bien ? Tu es dispo ce soir ? Désolé d’être aussi direct, mais je suis… un peu en manque !
— Salut, toi ! Tu aurais dû me prévenir plus tôt, je me serais libérée, mais ça ne va pas être possible, ce soir, désolée.
— Même plus tard dans la soirée ?
— Même plus tard, oui. Je ne suis pas sur Paris, en fait, soupire-t-elle. Tu vas devoir te contenter de ta main, mon chou !
— Ce sera pour une autre fois. Amuse-toi bien.
Je raccroche et appelle de la même manière deux autres de mes conquêtes mais sans plus de succès. C’est vraiment pas ma soirée et la prédiction de Suzanne risque de se concrétiser. Mais c’est sans compter sur Blacko qui doit sentir que je vais faire une bêtise avec mes mains car le coquin choisit ce moment pour s’installer sur mes genoux et venir ronronner sous mes caresses. Pourquoi faut-il que je sois toujours dans un état de colère et de frustration quand j’appelle mes parents ? Quel que soit le sujet, ça part toujours en vrille. Et quand ça concerne Pénélope, j’ai l’impression que c’est la même chose puissance mille.
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