08. Soirée parasitée au Blue Bar
Pénélope
J’humidifie ma nuque après avoir rapidement noué ma tignasse rousse en chignon et frissonne en sentant quelques gouttes bien fraîches glisser dans mon dos. Les gars ne m’ont pas attendue pour rejoindre le bar, me laissant un peu d’intimité pour me changer et me faire une toilette de chat.
J’adore les vendredis soir où nous jouons au Blue Bar. La scène nous est réservée durant une heure trente avant d’être ouverte à qui le veut. Une fois par mois, notre représentation est suivie d’une soirée karaoké, et l’ambiance est toujours aussi agréable. Nous avons réussi à nous faire un petit pécule de fans, rien de fou, quelque chose à la mesure de notre groupe sans prétention, qui s’éclate juste sur scène, reprend des titres pop rock qui font danser, des chansons plus lentes aux textes qui nous parlent et créent de l’émotion.
Pour moi qui bosse beaucoup, le vendredi soir et les quelques répétitions que nous faisons avec Steven, mon frère et l’un de ses amis, sont mes moments de plaisir, ceux où je me lâche et n’ai plus rien à voir avec Pénélope, la Directrice Créative exigeante et perfectionniste. Oh, je le suis toujours, mais je lâche les chiens et j’adore ça.
Je quitte la petite loge et longe le couloir pour rejoindre la salle. Sur scène, une jeune femme d’à peine vingt ans, guitare à la main, chante une reprise d’Eagles, Hotel California. Elle s’en sort plutôt bien, mais j’ai trop chaud pour rester à l’intérieur et je fais signe à Joe, le barman, que je sors sur la terrasse.
Elise, Solène et son mari Victor sont installés autour d’une table, et je me laisse tomber sur la chaise libre en soupirant. La température est agréable malgré la nuit qui est tombée, mais je suis heureuse d’avoir troqué ma jupe pour un jean.
— Vous avez vu Steven ? demandé-je en saluant d’un signe de tête un habitué qui me sourit un peu plus loin.
— Il est allé se chercher à boire, ne t'inquiète pas, il va revenir, se moque Solène, agrippée à son mari.
Je hausse les épaules et remercie Joe qui m’apporte un grand verre d’eau ainsi qu’un Mojito, comme d’habitude. A vrai dire, Steven m’a piqué une crise parce que je suis arrivée un peu en retard, alors il peut bien faire ce qu’il veut, ce soir, je ne compte pas jouer la petite femme énamourée. Nous venons de terminer notre première semaine chez Swan International et je suis crevée. J’ai bossé comme une dingue, je n’ai pas compté mes heures, j’ai donné le meilleur de moi-même, tout ça en devant supporter les attaques immatures de Jonas, les grognements et autres soupirs puérils. J’ai envie de lui hurler dessus depuis que j’ai compris qu’il m’en voulait, parce qu’il a quand même le culot d’être en colère contre moi alors que c’est lui qui a tout fichu en l’air à l’époque. Bref, j’ai les nerfs en pelotes et si Steven veut jouer, il risque d’y perdre des plumes, je n’ai pas la patience de supporter ses reproches, ce soir.
Je grimace en entendant Elise prononcer le prénom de mon ex. Pitié, c’est le weekend ! Et ce n’est pas parce que je viens de penser à lui que je veux que le sujet soit abordé… Surtout que je n’ai rien dit aux filles sur le fait que nous nous connaissions déjà. Solène, qui passe plusieurs fois par jour dans notre bureau, a bien vu qu’il y avait quelque chose, mais elle ne m’a pas interrogée plus que ça. Oui, nos relations sont tendues, mais Jonas se montre particulièrement désagréable alors ça ne l’étonne pas plus que ça. Solène pense qu’il a peur pour son poste et c’est sans doute en partie vrai, surtout que si Philippe, le patron, se montre avenant avec lui, il l’est tout autant ou presque avec moi alors qu’il me connaît à peine. Moi aussi, à la place de Jonas, j’aurais la trouille, et je me fais un malin plaisir à alimenter ce sentiment chez lui, d’ailleurs. J’en joue outrageusement et j’assume.
— Est-ce qu’on pourrait éviter de parler boulot un vendredi soir ? soufflé-je finalement.
— On ne parle pas boulot, on discute d'un mec qui est beau comme un Dieu ! Tu as vu les yeux qu'il a ? Moi, quand il me regarde, je fonds… Quelle chance tu as d'être dans son bureau !
— Beau comme un dieu et con comme un pied, marmonné-je. Quelle chanceuse je suis, il passe son temps à grogner et m’a laissé un petit mètre carré dans son espace de travail, trinquons à sa grande bonté !
— Tu n'as qu'à aller t'installer sur ses genoux, continue Elise. Non seulement tu pourras le faire taire quand il grogne, mais en plus, tu pourras sentir ses grandes mains prendre possession de toi. Quel fantasme ! Ça me donne chaud, minaude-t-elle en agitant ses mains.
— C'est vrai qu'il a de belles mains, ajoute Solène tandis que Victor resserre son emprise sur elle, jaloux et protecteur.
Je m’efforce de refouler les vieux souvenirs et lui répondrais bien que Jonas adorait que je finisse sur ses genoux, à l’époque, mais je me tais. Combien de fois a-t-on fini par faire l’amour sur sa chaise de bureau ? Je prenais un malin plaisir à venir le déranger pendant qu’il révisait, il bougonnait pour la forme et ça partait en live…
— Et il est imbuvable avec moi, alors permettez-moi de vous rappeler qu’avoir une belle gueule et de grandes et jolies mains ne fait pas tout. Je vis un cauchemar dans ce bureau, moi.
— De quel cauchemar tu parles ? me demande Steven qui se pointe derrière moi et me fait un bisou sur la joue. Du fait que tu passes ta vie au boulot désormais ?
— Faut bien renflouer les caisses vu le prix de ta dernière guitare, soupiré-je en m’écartant pour qu’il puisse s’asseoir sur la chaise qu’il a prise à la table derrière nous. Et je parle de mon collègue de bureau.
— Oui, celui qu'Elise rêve de croquer tout nu, précise Solène. Même qu'elle lui a presque avoué mot pour mot vouloir s'offrir à lui, la coquine.
— Eh bien, fonce, lui dit mon mari dont le regard scanne la terrasse.
— Je serais toi, j’éviterais, rétorqué-je. On te connaît, tu vas t’attacher, sauf que les bruits de couloir disent qu’il n’est pas du genre relation suivie.
— Sûrement une ex malheureuse, continue Steven.
— Et apparemment, il se tape la fille du patron, Elise, continué-je. A ta place, j’éviterais de me fourrer là-dedans, ça sent mauvais.
J’en ai rapidement appris des bonnes sur Jonas, au détour d’un couloir, pendant ma pause en salle de repos… Et ce que j’ai découvert m’a un poil ébranlée. Je ne l’avais pas imaginé si volage. A vrai dire, je le pensais marié, avec des gosses. Quand nous étions ensemble, il nous est arrivé de discuter mariage, vie de famille, et il semblait attacher une grande importance à construire quelque chose de solide… Il faut croire que les Etats-Unis l’ont carrément dévergondé.
— Depuis quand il faut vouloir une relation suivie quand tu veux te taper un mec ? me demande ma collègue, toujours aussi enamourée.
— Y a peut-être un entre-deux, non ? De ce que j’ai compris, il est plutôt queutard. Enfin bon, tu fais ce que tu veux de ta vie, j’ai juste pas envie que tu te fasses encore des films et qu’on te récupère à la petite cuillère.
Est-ce qu’elle fait vraiment ce qu’elle veut ? Merde, l’imaginer avec Jonas ne me plaît pas des masses… C’est ridicule ! J’ai eu tout le loisir de l’imaginer avec une autre, à l’époque. Dire que ça ne m’a pas fait mal serait mentir, j’ai bien morflé. Et je connais bien cette pointe de jalousie qui me traverse.
— Oh, je crois que les deux filles là-bas m’ont reconnu, lance tout à coup Steven en se levant. J’arrive, il faut que je fasse plaisir à mes fans.
Je lève les yeux au ciel en le voyant partir sans nous adresser un regard, sa bière à la main. Évidemment qu’elles l’ont reconnu, et inversement d’ailleurs. Ce sont deux nénettes qui lui tournent autour tous les vendredis soir et il se fait mousser en se laissant draguer. Il suffit qu’une fille lui dise qu’il joue comme une bête et qu’elle a adoré son solo pour qu’il ouvre toutes les portes. Je le sais, c’est comme ça qu’on a commencé à discuter.
— Elles ne lâchent pas l’affaire, ces deux-là, soupiré-je en sirotant mon Mojito.
— Et tu le laisses partir comme ça ? me demande Solène qui ne lâche de son côté pas la main de son mari. Moi, je te promets, Victor fait ça, je lui coupe la main… et le reste !
Je hausse les épaules en jetant un œil à Steven, tout sourire devant deux jolies blondes. Je ne suis pas jalouse, en général, sauf s’il dépasse les bornes. Là, il se laisse draguer, mais je n’ai jamais surpris de geste déplacé. De toute façon, si je suis totalement honnête, je pense qu’il y réfléchirait à deux fois avant de faire une connerie. La fidélité, c’est la base pour moi dans un couple, et je n’hésiterais pas à le foutre à la porte. Il serait bien dans la galère sans moi, parce que ce ne sont pas ses cours de guitare qui vont lui payer un loyer et à manger.
— Il faut savoir se faire confiance, non ? Tu n’as pas confiance en Victor ?
— Elle me fait confiance mais seulement quand elle est comme ça, dans mes bras, se moque le concerné en souriant.
— Si, si, j’ai confiance, surtout que je sais qu’il ne se permettrait jamais d’aller ainsi dragouiller. Il se prend pour une star, ton chéri, non ?
— C’est pas une nouveauté, ris-je. Et puis, je ne lui ferai pas remarquer, sinon il va encore me sortir qu’il se sent délaissé parce que je passe beaucoup de temps au boulot.
— C’est clair que tu te mets la pression depuis le début de la semaine. Et tu fais partie de celles qui ont été le moins bien accueillies en plus.
— Disons que mon collègue n’est vraiment pas ravi de me voir et que je ne fais non plus tous les efforts pour m’intégrer. Il a attaqué d’entrée et je ne suis pas du genre à me laisser marcher sur les pieds. Je paie la prochaine tournée, vous prenez la même chose ?
— Oui, tequila pour moi ! s’enthousiasme Elise.
Je me lève pour regagner l’intérieur. Je suis une mauvaise, parce que je fais un léger détour pour rappeler à mon mari que j’existe, lui proposant de lui ramener une bière et en profitant pour marquer mon territoire en lui roulant une pelle. Non pas que je sois vraiment jalouse, je ne l’ai jamais été avec lui, mais bon, on partage quand même nos vies, il est bon de lui rappeler ce qu’il pourrait perdre s’il joue au con.
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