09. Mesquinerie mal contrôlée
Jonas
Je descends l’escalier en courant après avoir jeté un œil à ma montre. Il ne faut pas que je traîne si je veux avoir le temps de passer chez moi avant d’aller au boulot. Je regarde l’état de ma chemise et souris en repensant à la folle nuit que j’ai passée avec Isabelle. Hier soir, en apprenant que sa sœur passait la soirée chez son copain et que la voie était libre, elle m’a tout de suite invité et j’ai sauté sur l’occasion. Enfin, pas que sur l’occasion vu comment je me suis jeté sur elle à peine la porte de son appartement franchie. De vraies bêtes. J’ai pris mon pied même si j’avoue que le sexe pour le sexe, ça a du bon mais ça ne suffit pas. Les orgasmes, ça satisfait quelques besoins physiques mais sans sentiment, ça n’est pas grand-chose de plus. Bref, il faut que je fonce pour au moins changer de chemise et couvrir les marques de griffures qui apparaissent là où Isabelle m’a arraché un bouton. Une vraie sauvageonne qui en redemandait encore ce matin.
Lorsque je pénètre dans mon appartement, je suis accueilli par Blacko qui me lance un regard réprobateur. Ce chat est un phénomène mais ça me fait sourire de me dire que je lui ai manqué. Ou alors, c’est juste qu’il a fini sa pâtée et qu’il ne m’attendait que pour avoir un peu à manger. J’ai le droit à un petit ronronnement quand je lui donne une caresse et je fais un saut dans la salle de bain où j’essaie de me redonner une apparence civilisée. Mon téléphone bipe et je constate qu’Isabelle m’invite à renouveler l’expérience dès ce soir. Même si c’est tentant, je lui réponds que ce ne sera pas possible. Je ne donne pas de raison mais c’est surtout que je n’ai pas envie de me lancer dans une relation suivie. Une fois de temps en temps, rien de mieux pour éviter qu’elle ne s’attache.
Je me rhabille et file au boulot. Heureusement pour moi, les RER circulent bien et j’arrive à Swan International quelques minutes avant le début de la réunion que Philippe organise. J’adore voir le sourire d’Elise, la petite nouvelle, qui m’accueille et papillonne des yeux dès que je lui dis bonjour. Elle a des cheveux noirs assez longs, un nez retroussé et surtout elle sait se mettre en valeur. Je dirais qu’elle est assez commune, mais toujours habillée et maquillée avec soin.
Philippe arrive à son tour et je le suis dans la salle de réunion, où je m’installe près de lui. C’est fou comme les quelques personnes en plus depuis la fusion nous font changer de dimension. Il n’y a plus une seule place libre et je suis content de voir que d’ors et déjà, les deux équipes sont mélangées. Enfin, à part Pénélope qui semble avoir choisi l’endroit le plus éloigné possible de moi. Grand bien lui fasse, ça me donne un peu d’air. Philippe se lève et prend la parole après avoir lui aussi observé quelques instants tous les présents.
— Bonjour à tous ! Je suis content de vous voir tous installés ici… Elle a de la gueule, cette équipe, lance-t-il, le sourire aux lèvres. J’ai eu de bons retours de l’accueil fait à nos nouveaux salariés, j’en suis ravi également.
Je ne peux m’empêcher de regarder vers Pénélope qui fronce les sourcils à ces mots prononcés par notre Directeur et j’essaie de ne pas sourire en repensant au petit espace que je lui ai laissé. Techniquement, j’ai fait tout ce qu’on m’a demandé, mais c’est clair que je n’y mets pas du mien.
— Bon, si je vous ai réunis ce matin, c’est pour évoquer un nouveau contrat sur lequel nous devons travailler assez rapidement, poursuit Philippe en allumant le rétroprojecteur. Il s’agit de SP, Silvania Petroleum, une entreprise en plein développement et qui monte en puissance. C’est une occasion en or autant pour nous que pour eux.
— Depuis quand on travaille pour les entreprises qui polluent ? l’apostrophé-je, surpris de ce client dont je n’ai jamais entendu parler. Tu n’avais pas dit qu’on avait une éthique ?
— J’ai une éthique, et une boîte à faire tourner. Cette entreprise se développe en garantissant le respect des règles environnementales liées à l’exploitation pétrolière les plus strictes en vigueur. Sans parler du fait qu’ils ont des prix qui défient toute concurrence. Si nous ne prenons pas le marché, nous offrons un réel cadeau à nos concurrents.
— C’est sympa de faire des cadeaux, parfois, intervient Pénélope. Surtout si ça nous évite de nous salir les mains au passage.
Je vois qu’au moins sur cette question, nous sommes d’accord. C’est surprenant mais a priori, elle et moi sommes restés sur la même longueur d’ondes pour tout ce qui concerne les questions écologiques.
— Ce n’est qu’une exploitation pétrolière, on ne parle pas non plus d’une marque chinoise qui emploie des gosses, vous savez ?
— Et donc, c’est quoi le marché ? Si tu nous as tous réunis, c’est que ce n’est pas qu’un petit spot radio ou TV à faire. Il faut qu’on fasse tout leur marketing et leur promo de manière globale, c’est ça ? demandé-je en me disant que si Pénélope reste sur sa position, c’est une bonne occasion pour moi de prendre l’ascendant.
— Effectivement, il y a pas mal de boulot, ça risque de prendre plus de temps que beaucoup de nos projets et j’ai besoin que vous soyez particulièrement créatifs. Je sais bien que la première image quand on évoque une compagnie pétrolière est négative et on doit travailler là-dessus.
— Moi, ça m’intéresse de m’en charger. Tu sais comme j’aime les challenges et celui-ci, surtout à notre époque, me semble particulièrement motivant. Je peux m’y mettre avec mon équipe dès la fin de la semaine. Même si ma collègue semble toujours complètement opposée, ajouté-je en la voyant toujours renfrognée, tu sais que tu peux compter sur moi.
— Je ne suis pas complètement opposée, soupire Pénélope en me fusillant du regard. Il me faut juste un peu de temps pour ranger mon éthique au placard, contrairement à toi qui sembles prêt à tout pour te faire bien voir.
— C’est juste que moi, je suis un salarié engagé et que je fais confiance à mon Directeur. Je suis totalement rassuré par ce que vient de dire Philippe, ajouté-je, perfide, et c’est sûr que je vais monter un projet digne de ce nom.
Le silence est complet dans la salle alors que nous nous affrontons du regard et c’est Philippe qui finit par le rompre pour préciser les choses.
— Je vous rappelle que vous ne formez plus qu’une seule et même entité. Vous faites partie de la même entreprise à présent. Je veux le meilleur pour ce projet qui pourrait nous ouvrir de nouveaux marchés.
Pénélope et moi baissons tous les deux le regard et arrêtons cette opposition un peu puérile jusqu’à la fin de la réunion où Philippe nous informe qu’il attend des propositions pour lundi prochain. Chacun retourne ensuite à son bureau et j’évite tout contact avec la rousse qui semble remontée à la fois contre moi et contre Swan International pour ce marché. A peine assis derrière mon ordinateur, j’envoie un message à tous les opérationnels pour leur demander de venir à une réunion en début d’après-midi afin d’étudier notre stratégie. Et si j’oublie d’inclure Pénélope, personne ne m’en voudra, un oubli est si vite arrivé. Je sais que c’est mesquin mais elle a déjà réussi à ruiner ma vie amoureuse, je ne peux pas la laisser détruire ma carrière professionnelle.
Après le déjeuner, je m’installe directement dans la salle de réunion et suis bientôt rejoint par la quasi-totalité de l’équipe opérationnelle. Tout le monde prend place et je souris, ravi de voir que Pénélope est aux abonnés absents. Malheureusement pour moi, alors que je referme la porte pour pouvoir commencer, je la vois courir vers moi. Ses yeux lancent des éclairs et j’ai l’impression que si elle avait un sabre, elle finirait sa course par un assaut digne des samouraïs japonais mais elle s’arrête à quelques centimètres de moi.
— La ponctualité est une marque de politesse, tu sais ? la provoqué-je sans bouger pour la laisser entrer.
— La mesquinerie, en revanche, n’en est pas une. Tu pensais m’écarter aussi facilement ? C’est presque risible, Jonas, et décevant de ta part.
— Il faut lire ses mails, c’est tout, soufflé-je pour que personne d’autre ne nous entende. J’ai envoyé l’invitation ce matin, tu es déjà à la bourre sur ta boite mail ?
Je ne sais pas pourquoi je continue et m’enfonce car elle a raison, c’est bas. Très bas. Mais elle a l’air si professionnelle, si compétente et si déterminée à me faire perdre mon poste que je ne vois pas d’autre façon d’agir.
— Figure-toi que tu sembles avoir malencontreusement oublié de me mettre en destinataire. Quel heureux hasard, non ? Bon, tu me laisses entrer ou tu vas jusqu’à te ridiculiser en me claquant la porte au nez ?
Je m’écarte un peu et ne peux m’empêcher de humer son parfum vanillé qu’elle avait déjà quand nous étions ensemble. Une autre époque définitivement oubliée. C’est la guerre maintenant. Et j’ai peur qu’elle ne soit totale et que les dégâts pour l’un ou pour l’autre soient terribles. Pénélope s’installe auprès de Solène, une de ses collègues d’avant et je comprends à leurs chuchotements que c’est grâce à elle que mon ex a réussi à venir à la réunion. Voyant que j’ai perdu cette partie, je fais contre mauvaise fortune bon coeur.
— Pénélope, ne reste pas là, voyons. Nous sommes tous les deux directeurs et il faut qu’on anime ensemble les débats, indiqué-je en lui montrant la place à côté de la mienne.
Elle est surprise et un peu décontenancée mais me rejoint après une simple hésitation. Elle est vraiment surprenante car rien ne semble pouvoir la déstabiliser et je me demande comment je vais faire pour lui survivre. Elle connaît tellement bien toutes mes faiblesses, en plus. Je soupire et lance la réflexion en affichant la présentation que j’ai préparée sur Silvania Petroleum. Les infos sont rares et cela justifie d’autant plus notre intervention mais ce qui ressort pour l’instant est plutôt prometteur. Ils défendent en effet une nouvelle façon d’extraire et gérer le pétrole et a priori, tout semble bon pour l’environnement. L’équipe paraît enthousiaste et le brainstorming se passe bien jusqu’à ce que Pénélope prenne la parole et son petit sourire ne me dit rien qui vaille.
— Bien… Puisque Philippe veut que nous soyons efficaces, je pense qu’il est essentiel de lui faire plusieurs propositions. Le timing est quand même serré pour ce faire, peut-être que nous pourrions former deux équipes afin de maximiser nos chances ?
— Philippe a dit que nous n’étions plus qu’une seule équipe, la contré-je, ne voyant pas où elle veut en venir. C’est fini les deux boîtes concurrentes. Dois-je te rappeler que nous vous avons rachetés ?
— Je n’ai pas parlé de concurrence, même si tu me pousses à vouloir t’écraser en agissant comme un gamin. J’envisage deux équipes mixées. Cela te permettra d’apprendre à connaître certains membres de Med’Com, et moi je pourrai découvrir mes nouveaux collaborateurs. C’est tout bénéf, puisque nous aurons davantage de propositions à faire à Philippe, lundi prochain.
Je suis piégé, là, elle a réussi à retourner la situation en sa faveur et je suis obligé de me ranger à sa proposition qui semble la plus à même d’être efficace. Moi qui voulais l’évincer pour m’affirmer, me voilà encore plus mis en concurrence avec elle. Et je sens la pression sur mes épaules augmenter quand Solène se propose de venir dans mon équipe. Non seulement je ne lui fais pas confiance mais en plus, Pénélope va avoir une espionne auprès de moi. Cela risque de tourner à la catastrophe pour moi.
Annotations