10. Rééquilibrage des relations
Pénélope
— Alors, comment ça se passe avec Jonas ?
Solène lève les yeux de son téléphone et me lance un sourire en coin. J’ai tenu tout le temps du déjeuner, mais j’ai dû oublier les bâillons de ma curiosité aux pieds de l’immeuble, parce qu’il aura suffi qu’elle appuie sur le bouton d’appel de l’ascenseur pour que cette question qui me turlupine depuis leur réunion de ce matin sorte toute seule.
— Franchement, et tu sais bien que je suis team Pénélope, il est cool et c’est un plaisir de travailler avec lui. Il a du talent, ce mec, et un vrai charisme. Il arrive à nous faire réfléchir et à nous faire évoluer, je ne sais même pas comment il fait.
Je retiens le soupir qui menace de s’échapper d’entre mes lèvres. J’en ai bien conscience. Jonas et moi avons grandi ensemble. Il est le premier gamin que j’ai rencontré lorsque ma famille a emménagé à côté de sa ferme. Sa mère est venue frapper à notre porte avec une tarte aux pommes, la meilleure que j’ai jamais mangée, d’ailleurs, et lui se planquait derrière sa robe fleurie. Nous avions six ans tous les deux. Dès que nous avons eu fini notre part de tarte, je lui ai proposé de venir jouer avec moi sur notre super toboggan parce que les conversations d’adultes étaient ennuyeuses au possible. Et depuis ce jour, nous ne nous sommes plus séparés. Nous rentrions de l’école tous les deux, faisions nos devoirs le plus rapidement possible, puis l’un de nous passait à travers le grillage abîmé entre nos deux maisons pour rejoindre l’autre. Notre appétence pour la publicité et la communication est venue d’un jeu ridicule, où il cherchait à me vendre à tout prix les trucs les plus moches de sa maison et, en retour, j’en faisais de même avec les barbies de ma grande sœur ou ses vernis à ongles. Oui, j’aimais déjà les défis impossibles. C’était nul, mais en faisant ça, nous avons commencé à nous intéresser aux publicités dans les magazines et à la télévision. Si nos parents se plaignaient toujours de la durée des spots publicitaires, Jonas et moi les commentions et réfléchissions à ce que nous aurions pu faire. Nous avons inventé des slogans à la pelle, réinventé des scénarios, rit devant les pubs les plus risibles…
— Je n’en doute pas, soufflé-je quand les portes de l’ascenseur se referment sur nous. Vous avez réussi à vous mettre d’accord sur une ou plusieurs directions à prendre ?
— Oui. Tu veux que je te dise tout ou tu veux la jouer réglo et attendre qu’on fasse notre proposition lundi ? Je ne voudrais pas non plus t’influencer dans vos choix.
Une partie de moi crève d’envie de savoir, mais je préfère la jouer réglo. Jonas et moi devons nous réunir avant la réunion pour vérifier que nous n’avons pas de propositions trop similaires. En dehors de ça, tout reste très secret. J’ai d’ailleurs tellement peur qu’il cherche à piocher dans nos idées que j’ai mis un mot de passe sur le dossier de mon ordinateur concernant SP, et je ne laisse traîner aucun document papier. J’ai bien conscience qu’il pourrait aller choper des infos auprès de mon équipe, mais j’ose espérer qu’ils ont un peu le sens de la gagne et ne lui diront rien. J’ai beau avoir présenté les choses de telle sorte que nous cherchons simplement à offrir un large éventail de propositions, tout le monde sent bien le côté concurrence de la chose.
— Je ne veux pas savoir. Je suis réglo, contrairement à lui.
— Je crois bien qu’il n’y a qu’avec toi qu’il ne l’est pas. Tu lui fous les jetons, je pense. Qui aurait cru qu’un jour on te prendrait pour un dragon ? se moque-t-elle.
— Tu n’imagines même pas à quel point j’aime l’idée de lui foutre la trouille, souris-je. Il faut croire que nous faisons tous les deux ressortir le pire de l’autre, parce que j’ai beau avoir du caractère, je ne suis pas du genre dragon, d’ordinaire.
— Le dragon va pouvoir se reposer cet après-midi, il est parti chez un autre client pour finaliser un projet. Quelques heures de tranquillité au moins pour toi !
Un sourire se dessine sur mes lèvres et je me frotte les mains ouvertement devant Solène qui pouffe.
— Il était temps ! J’ai… un projet aménagement à mettre en route ! Je sens que cet après-midi va être génial, m’enthousiasmé-je en sortant de la cage d’ascenseur. Tu viens me chercher pour la pause café ?
— Toi, tu cherches les problèmes, rigole mon amie. J’ai hâte de voir le résultat. A tout à l’heure !
Non, je ne cherche pas les problèmes, juste un peu d’équité. Bon, OK, j’ai envie de l’emmerder aussi, mais c’est lui qui a commencé en se plaignant d’entrée de jeu à Philippe. Il avait même débuté sans savoir que ce serait moi, en préparant un minuscule coin pour le futur squatteur de son bureau. J’ai bien compris qu’il souhaitait que la pièce reste la sienne, mais il est hors de question que je me laisse faire.
J’entre dans notre bureau sans me départir de mon sourire. Sa zone trône toujours au beau milieu de la pièce tandis que je suis reléguée près de la porte. Il ne me faut que quelques secondes pour me décider à opérer. Je repousse son bureau perpendiculairement contre un pan de mur, vue sur la porte, et fais de même avec le mien, à côté du sien. J’ai vu que certains avaient installé les leurs face à face, mais j’ai peur que ce soit un peu trop à supporter pour lui, pour moi aussi d’ailleurs. Il y a un espace largement suffisant pour passer entre nos bureaux et je me satisfais de n’avoir qu’à faire un demi-tour sur ma chaise pour pouvoir observer Paris tandis que son côté de mur est dépourvu de fenêtre. Il va criser et j’ai hâte de voir ça.
Je prends le temps de ranger convenablement les choses, séparant réellement la pièce en deux de manière équitable, réorganise mon bureau maintenant que je n’ai plus de mur sous le nez, et me remets au travail après avoir bu un café avec Solène et Elise.
Je suis plongée dans le dossier SP quand la porte s’ouvre. Je lève le nez et constate que l’open space est à moitié désert. Tellement concentrée sur mon boulot, je n’ai pas vu l’heure passer. En revanche, j’ai tout le loisir d’observer le visage de Jonas se froisser, d’entendre son grognement puis la porte vitrée claquer.
— Bonsoir, cher collègue, lui lancé-je en souriant de toutes mes dents. L’après-midi a été productif ?
— Tu as fait quoi à mon bureau, là ? Qui t’a permis de toucher mes affaires ? s’emporte-t-il immédiatement en levant le ton.
— Je n’ai pas touché à grand-chose, tu sais, juste les meubles. Je crois qu’il était temps que TON bureau devienne le nôtre, Jonas. Il va falloir t’y faire.
— Tu veux quoi, que je fasse un scandale ? Tu espères me faire craquer, c’est ça ? Tu te plantes complètement si c’est le cas. Je m’en fous du bureau, de l’espace que tu occupes, parce que je te promets que je ferai tout pour que tu ne prennes pas ma place, ici à Swan. Tu m’as déjà assez fait de mal comme ça.
Je lâche un rire qui n’a rien de joyeux et l’observe avec dédain. Moi, je lui ai fait assez de mal ? Il se fout de moi ou quoi ?
— C’est toi qui as commencé ! m’écrié-je finalement avant de soupirer. Je ne cherche pas à prendre ta place, on doit bosser ensemble. Maintenant, continue de me chercher et je ne ferai aucun effort. Je suis réglo jusqu’à présent, je te signale, contrairement à toi.
— Eh bien, continue à jouer à la décoratrice d’intérieur, pendant ce temps-là, moi, je vais avancer sur les dossiers pour SP. Si on me cherche, tu diras que je suis en télétravail, s’énerve-t-il avant de ressortir, dans une folle colère.
— Bonne soirée, Johnny ! lancé-je en ricanant.
Je regarde l’heure sur l’ordinateur et me dis que je vais rester encore un peu. Je sais que Steven ne donne pas de cours, ce soir, mais nous nous sommes disputés hier soir et je n’ai aucune envie de rentrer pour remettre le couvert. Parce que cela arrivera forcément. Il va se plaindre que je bosse trop, je vais lui reprocher de ne pas bosser assez, il remettra sur le tapis le fait que nous n’avons pas besoin de tant d’argent pour vivre et je lui reprocherai ses achats impulsifs, le fric qu’il gaspille, qu’il se repose trop sur moi. J’ai l’impression qu’on tourne en rond depuis des mois, que chacun attend que l’autre change alors qu’aucun de nous ne fait l’effort. D’un autre côté, si je bossais moins, nous nous endetterions en quelques mois à cause de lui. Être mariée à un musicien un peu trop Peace and Love n’est pas une mince affaire… C’est fun quelque temps, mais bien vite lassant… J’ai l’impression de m’être trop précipitée dans cette relation, parce que j’avais besoin de stabilité, que j’en avais marre des relations qui ne duraient que quelques semaines, que rentrer dans un appartement vide me déprimait.
Je suis sortie de mes pensées par mon téléphone qui vibre sur mon bureau. Il faut croire que Steven sait lire dans mes pensées. J’hésite à répondre mais me décide finalement, sait-on jamais, il aurait pu se faire choper pour possession de Marijuana, ce gros bêta.
— Donne-moi une seconde, soufflé-je en me levant pour aller fermer la porte restée ouverte. Oui ?
— J’ai une bonne nouvelle, Poupée, il y a un groupe qui s’est désisté dans un café branché à Vincennes. Le patron m’a appelé pour qu’on s’y produise ce soir. Je passe te prendre ? Ce sera une super occasion de se faire encore plus connaître !
— Ce soir ? Je… impossible, Steven, j’ai un boulot de dingue, soupiré-je.
— Oh, arrête un peu de penser à toi, s’il te plaît. Si on n’y va pas, jamais le patron ne nous rappellera ! Tu peux bien t’arrêter une soirée, non ?
Et c’est reparti… Je pourrais flancher, mais ses propos m’exaspèrent. Et si garder mon contrôle face à Jonas me semble essentiel, ça n’est pas le cas avec mon mari.
— Penser à moi ? Tu déconnes ? Qui paie le loyer, Chéri ? Comment tu peux me dire que je pense à moi alors que tu vis dans un appartement où tu peux faire ta musique gratuitement grâce à mon salaire ?
— Donc, c’est non pour ce soir ? me demande-t-il froidement. Je te préviens, moi, je ne rate pas une opportunité comme ça et j’y vais quand même. Avec une autre chanteuse s’il le faut.
— Fait ce qui te chante, de toute façon, ça ne changera pas beaucoup de d’habitude. Bon concert.
Je raccroche en grimaçant alors que l’idée de laisser la clé coincée dans la porte de l’appartement me traverse. Ça lui ferait les pieds de rester dehors ce soir, non ? Il le mériterait, pour me balancer qu’il va me remplacer dans la minute, pour ne faire aucun effort pour comprendre qu’on a besoin de mon boulot, ou pour tenir compte du fait que j’adore ce job. Pour agir comme un ado capricieux, à moitié égoïste alors qu’il ose dire que je le suis. Merde, certains jours je me demande ce que je fiche encore avec lui… Et ces jours sont de plus en plus fréquents.
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