16. Les mauvais projets en vadrouille
Pénélope
Ma voix s’éteint en même temps que le noir apparaît sur l’écran acroché au mur. J’attrape mon verre d’eau et bois une gorgée histoire d’humidifier ma bouche sèche d’avoir parlé pendant vingt minutes sans interruption aucune.
Jonas et Philippe restent silencieux et j’avoue que cela me met un peu mal à l’aise. Autant, je me doute que mon collègue ne me dira pas que notre idée est bonne comme il ne descendra pas devant notre patron le résultat d’un long travail d’équipe, mais en ce qui concerne le boss, je n’aime pas vraiment ça. Bien loin d’Hervé dont le visage parlait pour lui, Philippe est resté stoïque durant nos présentations, ne révélant rien de ses pensées et opinions. Peut-être que certaines micro-expressions auraient pu me guider, ou certains tics, mais je ne le connais pas assez pour pouvoir interpréter quoi que ce soit.
Je referme le clapet de mon ordinateur portable et le débranche quand le boss se lève en se raclant la gorge.
— Je vous propose de faire une petite pause, on se retrouve ici dans un quart d’heure.
OK… Donc, il nous laisse dans l’expectative ? Bien… Pas le choix, de toute façon, puisqu’il sort déjà de son bureau, nous laissant Jonas et moi dans un silence pesant. Se rend-il compte de l’importance que ce premier dossier commun a pris pour nous ? Qu’il s’agit d’affirmer nos compétences et notre légitimité au poste ? Que cette attente risque d’être insoutenable ?
Je soupire lorsqu’il quitte la pièce et rassemble mes documents papiers avec l’envie d’aller me terrer dans notre bureau. J’avoue que l’avis de Philippe me préoccupe un peu. Il y a parfois une montagne entre les “on dit” et ce que vaut vraiment un salarié et j’ai peur qu’Hervé m’ait un peu trop vendue… Je connais ma valeur, cependant, les attentes peuvent être différentes. Ce ne serait pas la première fois qu’un patron n’est pas satisfait de mon job, chacun a ses idées de base et si elles ne coïncident pas un minimum et que personne ne met d’eau dans son vin, la collaboration ne peut pas fonctionner.
— Je vais me chercher un café, tu m’accompagnes ou tu crêches ici ? demandé-je à Jonas.
— Un petit remontant ne me fera pas de mal, répond-il en me suivant.
Nous traversons l’open space au rythme des têtes de nos équipes qui se redressent les unes après les autres à notre passage. L’image pourrait être comique, sauf que je suis déjà suffisamment stressée pour ne pas avoir besoin de croiser des regards interrogateurs.
— Il est toujours comme ça, Philippe ? Dans le genre statue de cire, c’est presque flippant, demandé-je à Jonas en allumant la cafetière.
— Quand il est comme ça, c’est qu’il n’est pas content, soupire Jonas. Pourtant, ce que tu as présenté, c’était pas mal, mais ça n’a pas eu l’air de lui plaire. En tout cas, pas plus que ce que je lui ai présenté. Je me demande ce qu’il va nous sortir quand on va retourner le voir.
— Je vois… Peut-être qu’on a manqué d’originalité, mais bon, on parle d’une compagnie pétrolière, pas d’une révolution écologique non plus.
— Moi, je trouve que ce que j’ai produit avec mon équipe était plutôt pas mal, pourtant. J’y croyais vraiment…
— Tu te satisfais d’un “pas mal” ? Étonnant de ta part, noté-je en faisant couler une première tasse.
— Ben, comme tu dis, c’est une compagnie pétrolière. Difficile de faire mieux.
J’ajoute un nuage de lait au café et lui tends avant de grimacer.
— Tu mets toujours du lait dedans ? Je… j’ai pas réfléchi, désolée. Faut croire que les vieilles habitudes ont la vie dure.
— Merci, me répond-il en souriant légèrement. Et oui, toujours du lait, je n’ai pas tant changé que ça, tu sais ?
— Si tu le dis. J’aurais privilégié les laxatifs si j’en avais eu sous la main, soyons clairs, lui lancé-je avec un clin d'œil.
— Je vois que tu as déjà repris du poil de la bête. Ça promet pour la suite, soupire-t-il.
Je laisse échapper un éclat de rire en récupérant mon café. Il faut croire que Jonas manque de second degré aujourd’hui. Heureusement que je ne lui ai pas parlé de mort aux rats, il aurait paniqué, le pauvre.
Il zieute sur sa montre et me fait signe qu’il est temps d’y retourner. Philippe est déjà installé lorsque nous entrons et ni Jonas ni moi ne lambinons. Je regagne ma place, tente de calmer mon stress en alignant mon stylo avec mes papiers, en soufflant sur mon café trop chaud… Dieu merci, le patron ne nous fait pas languir davantage et se racle la gorge avant de prendre la parole.
— Bon, je ne vais pas y aller par quatre chemins. Je vois que vous avez bossé, mais clairement, ce n’est pas suffisant. Ce n’est pas à la hauteur de nos standards habituels. Je ne dis pas que c’était nul, hein, mais je vais vous la faire à la De Funès. C’était très mauvais ! continue-t-il en imitant l’acteur dans la Grande Vadrouille. Bref, trêve de plaisanterie, je crois que finalement, vous séparer en deux équipes, ce n’était pas l’idée du siècle. Le potentiel est là, pas le résultat. Vous êtes d’accord avec moi ?
Mauvais ? Sérieusement ? A ce point ? Mais qu’il le fasse, son projet ! Bon, OK, je me révolte mentalement, mais ça restera dans ma tête.
— Une semaine, c’est un peu court comme délai pour un tel projet, si je peux me permettre… d’autant plus que nous avons rencontré des membres de SP assez tard…
— Oui, en une semaine, difficile de faire mieux, surtout avec une moitié d’équipe, confirme Jonas. Peut-être que si je pouvais récupérer les membres de Swan, j’arriverais à quelque chose de beaucoup mieux.
— Alors, tu as à la fois raison mais aussi tout à fait tort ! On n’a pas racheté Med’Com pour rien ! Donc clairement, c’était bête de diviser l’équipe et ça n’a pas eu le résultat escompté. Donc j’ai décidé de faire marche arrière. Et concernant le délai, je vous redonne une semaine supplémentaire. On se retrouve lundi prochain pour refaire un point. Avec de bonnes idées travaillées en groupe. UN SEUL groupe, c’est bien clair ? Et donc, cela veut dire que vous devez travailler ensemble, pas l’un contre l’autre. Il y a du bon dans vos deux stratégies. Prenez-le et zappez le mauvais. Je me suis bien fait comprendre ?
— Oui, Chef, répond immédiatement Jonas en mimant un garde à vous assez comique.
— Il faut vraiment se mettre au garde à vous ou un “oui” est suffisant, Patron ? ironisé-je.
— Bien, je vois que tous les deux, vous êtes déjà sur la même longueur d’onde un peu babache. C’est un bon début. J’attends des résultats, pas des clowneries, hein ?
— Je doute qu’on rigole bien longtemps, mais un peu d’humour ne fait jamais de mal pour l’ambiance au travail, non ?
— C’est vrai. Sinon, vous attendez quoi, là ? Que je fasse la campagne moi-même ? Au boulot, voyons ! On a assez perdu de temps à papoter !
— Attends, est-ce que… enfin… bafouillé-je avant de soupirer lourdement. Tu n’as pas répondu à mon mail concernant le rendez-vous avec les gars de SP. Leur attitude, surtout. Est-ce que ça pose problème ?
— Ah oui, j’ai vu. J’en ai parlé avec la Directrice Générale de SP. Ils devraient être calmés, la prochaine fois que vous les verrez. Et si ce n’était pas le cas, dites-le moi et je m’en occuperai. J’ai horreur des gars sexistes et pas corrects. D’ailleurs… si je peux me permettre en parlant de ça, Marc, il est réglo ? Il me semble parfois à la limite, je me trompe ?
Je retiens de peu une grimace et réfléchis rapidement à ce que je pourrais dire. La situation est légèrement compliquée… Si ça ne tenait qu’à moi, je le balancerais d’entrée, parce que dans le genre sexiste, il est pas mal…
— Disons qu’il parle sans réfléchir et que bizarrement, ses sujets principaux sont nos seins ou nos postérieurs, seules qualités professionnelles valables quand on n’a pas de service trois pièces… Mais il n’a, à ma connaissance, jamais eu de geste déplacé.
— Ah, il marche sur la corde raide, alors. Je vais l’avoir à l'œil. On a une réputation à tenir, ici, à Swan, et je ne tolère aucun écart. Et ça marche pour tout le monde.
— Bon courage pour le choper, il est du genre discret, soupiré-je en me levant. On réunit l’équipe après le déjeuner, Jonas ? Ou on prend un moment pour bosser à deux avant ?
— Il faut qu’on se voie d’abord. Et qu’on fasse un point sur nos projets. Comme l’a dit Philippe, il y a du bon des deux côtés. Et on reviendra vers les équipes avec une première proposition, ça me semble le plus efficace vu les délais.
— Oui Chef, lui réponds-je en imitant sa petite prestation d’employé modèle d’il y a quelques minutes. Tu as quelque chose de prévu ce midi ?
— J’avais prévu le champagne et le caviar pour fêter ma victoire mais je crois que je vais me contenter d’un sandwich.
— Eh bien, on peut peut-être se saouler au champagne pour fêter notre échec à deux ? qui sait, on bossera peut-être mieux ensemble en ayant bu.
— J’ai dit “aucun écart”, ne l’oubliez pas ! nous reprend Philippe en souriant néanmoins.
— Ah, Boss, quand on met deux personnes dans un même bureau, faut assumer derrière, plaisanté-je. Ce qui se passe derrière notre porte… sera en partie ta faute. Si ça marche, pourquoi pas après tout ?
— T’emballe pas non plus, hein ? intervient Jonas, lui aussi plus décontracté qu’au début de cette réunion. Les murs ont des oreilles quand même !
— J’essaie de détendre l’atmosphère, je sais que d’ici peu, toi et moi, on va se prendre le chou, donc je fais redescendre la pression pour que ça ne clashe pas trop fort d’entrée. Je passe au petit coin et je te rejoins. Oh et, au fait, je plaisantais pour le “chef”, hein ? Je ne compte pas te laisser la main aussi facilement.
— Je m’en doute, mais n’hésite pas à continuer, j’aime bien entendre ce mot dans ta bouche.
— Ne t’y habitue pas, le seul moment où tu l’entendras encore, c’est soit dans tes rêves, soit quand je déciderai de me moquer de toi, cher collègue, souris-je en quittant la pièce.
J’ai besoin de prendre un moment pour me poser, me calmer pour appréhender la suite. Il le faut, parce que c’est une chose de partager le bureau de Jonas, c’en est une autre de devoir trouver des idées ensemble… Autant dire que c’est une plongée dans le passé que je ne suis pas sûre d’être prête à effectuer.
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