18. Pas gâtée

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Pénélope

Je pouffe en voyant Baptiste grimacer à la voix des deux petites nénettes en plein karaoké sur une chanson de Vianney qu’elles sont en train de massacrer et cogne mon verre d’eau citronnée contre sa bière.

— Nous ne sommes pas tous gâtés par la nature, que veux-tu, lui fais-je remarquer.

Mon frère passe une main sur son visage après avoir avalé quelques gorgées de sa boisson et resserre son étreinte autour des épaules de Virginie, sa femme. Ce soir, et comme une fois par mois, nous avons joué plus tôt pour laisser la scène libre à tous ceux qui le souhaitent. L’écran a été descendu, le matos de karaoké sorti, et l’alcool coule à flot, soit pour se donner le courage de se lancer, soit pour supporter les prestations pas toutes réussies. Nous ne restons généralement pas très tard, ces soirs-là, et terminons chacun chez soi ou chez l’un de nous pour fêter le weekend. Après la semaine que je viens de passer, j’avoue que je n’ai qu’une envie, me glisser sous une longue et bonne douche chaude puis sous les draps, mais Virginie n’étant pas présente tous les vendredis puisqu’elle s’occupe de mon neveu et ma nièce, je m’astreins à cette nouvelle tournée sans rechigner, et ce, même si je meurs de chaud malgré ma petite robe vintage.

Je balaie l’assemblée du regard en me demandant ce que Steven peut bien faire. Je l’ai vu discuter dans les loges avec le patron du bar où le groupe s’est produit sans moi, tout à l’heure, mais il n’est pas réapparu depuis et j’en viens à me demander s’il n’est pas parti signer un contrat dans notre dos pendant que nous nous rafraîchissons.

J’ai hâte que la scène soit installée à l’extérieur pour l’été, au fond de cette impasse qui ne paie pas de mine. Le bar a beau être agréable, il y fait une chaleur pas possible quand tous ces corps s’entassent, se frottent les uns contre les autres, s’enlacent et se meuvent dans le petit espace réservé aux danseurs.

Bon, pas de Steven dans la salle, du moins mon regard ne l’a pas trouvé. L’avantage, il n’est pas en train de draguer une groupie sous mes yeux, c’est déjà ça. Je termine mon verre d’une traite et me lève.

— Je vais voir ce que fiche Steven. D’ici à ce qu’il soit en train de supplier le patron du Phenomia pour qu’on s’y produise toutes les semaines, il n’y a qu’un pas.

Je tire sur le chignon de mon frère jusqu’à récupérer son élastique et le glisse entre son tee-shirt et son dos alors qu’il ronchonne bruyamment. J’ai beau avoir vingt-huit ans, j’adore toujours autant l’enquiquiner et je dirais bien que le contraire est aussi valable.

Je traverse la salle en me faufilant entre les tables bondées, longe le bar tout en vérifiant si je ne croise pas les yeux bruns de mon musico, et finis par m’engouffrer dans le couloir qui mène à la fois aux toilettes et dans les coulisses.

Je me prends une claque mentale phénoménale face à la scène qui se dessine très distinctement sous mes yeux : Une nana à genoux dans sa robe moulante rouge descendue à la taille, ses cheveux bruns maintenus sur son crâne par une main tatouée et à l’annulaire ornée d’une alliance qui, apparemment, ne signifie pas grand-chose pour l’homme au bout de cette main qui m’a tant de fois caressée.

Steven a la tête renversée en arrière, assis sur le vieux canapé. Sa guitare posée à ses côtés, il est le cliché même du rockeur se tapant l’une de ses groupies. Groupie qui a à peine vingt ans, qu’il a fait chanter à ma place le soir du Phenomia. Comme s’il reproduisait le schéma de notre rencontre, à la différence qu’il a attendu un petit moment avant que je lui taille une pipe.

J’efface de mon visage la grimace qui s’y est imprimée, souffle un bon coup et me racle la gorge.

— Je dérange, peut-être, lancé-je, les faisant tous les deux sursauter.

Steven se lève comme un ressort en tentant de remballer son matériel, la fameuse Bénédicte cache ses petits seins et s’essuie la bouche… Le tableau pourrait me faire rire si, encore une fois, je ne me retrouvais pas dans la posture de la nana qui ne mérite pas la fidélité.

— Je peux repasser plus tard, si tu préfères, continué-je alors qu’il balbutie des mots incompréhensibles en s’approchant de moi.

— Ce n’est pas ce que tu crois, finit-il par énoncer en bégayant.

Je ne peux m’empêcher d’éclater de rire à sa répartie ridicule. Bien sûr, ce n’est jamais ce que l’on croit, même pris sur le fait.

— Evidemment. Elle était en train de recoudre le bouton de ton jean, j’imagine, ou de réparer ta braguette, ironisé-je. Ou j’ai vraiment besoin de lunettes, merde alors !

— Non, c’est pas ça, mais… c’est toi que j’aime, Chérie… Tu es la seule…

— Tu pourrais avoir un peu de respect pour la fille qui t’avait dans la bouche il y a deux minutes à peine, tu veux ?

— Je m’en fous d’elle, c’était juste un moment d’égarement, c’est toi que j’aime, ma Puce. Ne te fais pas de mauvaise idée…

Vu la tête de la pauvre Bénédicte, je doute qu’elle apprécie les propos de Steven. Logique, me direz-vous, même moi qui suis pourtant dans la posture de la femme bafouée, je trouve ses propos déplacés.

— Non, bien sûr que non, mon chéri, rétorqué-je d’une voix mielleuse. Tu devrais y aller, Bénédicte… Et entre nous, trouve-toi un type de ton âge et qui ne te proposera pas un coup rapide dans des loges, dans le dos de sa femme… Tu finiras malheureuse avec ce genre de mec.

Je devrais être ivre de rage, non ? Pourtant, ma voix est posée, plutôt bienveillante. Pas de rancœur, pas de leçon de morale. Je sais trop bien de quoi Steven est capable puisque, comme elle, je suis tombée sous le charme du musicien et de ses belles paroles. S’il l’a fait monter sur scène, c’est parce qu’elle en valait la peine, musicalement parlant, alors il n’aura pas été avare de compliments, de conseils, de promesses. Enjôleur, bienveillant, passionné, voilà le type qu’il est quand il veut obtenir quelque chose.

La petite jeune baragouine des excuses et sort de la loge sans se faire prier, longeant quasiment le mur, les yeux au sol, comme si je risquais de me transformer en dragon tout à coup. Possible que je le devienne, en vérité, mais ce n’est pas elle qui vient de mettre un coup de canif dans le contrat.

— C’est la première ? demandé-je posément. Et je veux la vérité, Steven, je crois que tu as suffisamment merdé pour ne pas en rajouter en mentant.

— Il n’y a jamais rien eu avec d’autres, Penny, je te le jure. Et là, c’était juste… une erreur. Je ne sais pas ce qui m’a pris, honnêtement. Ce n’est pas moi, ça.

— Et comment veux-tu que je te croie ? Ce n’est pas toi ? Pourtant, c’est bien toi que je viens de griller en train de se faire tailler une pipe par une gamine alors que je t’attendais à quelques mètres de là.

— Parce que tu m’aurais fait ça, toi ? Tu m’ignores tellement depuis quelque temps, je n’ai pas pu résister quand elle s’est jetée sur moi. Je ne suis qu’un homme…

— Ah, donc, c’est ma faute, parce que je ne t’ai pas taillé une pipe ? ricané-je. Tu sais, Chéri, les dernières fois où on a mangé tous les deux au resto, tu avais le nez dans tes partitions. Ça fait au moins quinze jours que tu ne t’es pas couché en même temps que moi, préférant passer la nuit dans le studio. Alors effectivement, je ne t’ai pas taillé de pipe ce matin parce que je devais aller bosser, est-ce que c’est une excuse pour plonger dans la bouche de la première venue, vraiment ? C’est ça, ton excuse ? Tu es frustré, mon pauvre ? Eh bien, moi aussi, figure-toi, et je ne suis pas allée chercher de compagnie ailleurs pour autant !

— Ce n’était pas de la compagnie, voyons… C’est à peine si elle m’a touché. Cette fille n’est rien pour moi, je te l’ai dit et te le redis.

— Ce n’est rien pour toi ? Je m’en fous. Pour moi, c’est de la trahison, et tu sais ce que j’en pense. Je te laisse une semaine pour te trouver un pied à terre. Je m’en fous totalement où tu vas, avec qui et ce que tu y fous, mais je ne veux plus te voir à l’appartement d’ici vendredi prochain. C’est fini pour moi, de toute façon, ça fait un moment que c’est compliqué, autant arrêter de s’acharner.

— Tu n’as pas le droit de me mettre dehors comme ça, c’est chez moi aussi. Et tu ne vas pas mettre fin à notre mariage pour une simple incartade, quand même ?

— On rectifie, tu permets ? Tu as fauté, tu mets fin à notre mariage, Steven. Tu sais ce que je pense de l’infidélité et malgré tout, tu te fais sucer par une autre, bordel ! m’agacé-je. Et tu n’auras jamais les moyens de payer le loyer de l’appartement, pour info, alors il vaut mieux pour toi que tu partes avant de te retrouver dans la galère.

— Parce que si je reste, tu vas partir, toi ? me demande-t-il, incrédule. Tu veux dire que je n’ai même pas le droit à une deuxième chance ?

— Pour quoi faire ? Que tu te tapes une autre petite chanteuse dans six mois ? Que tu passes tes nuits au studio et moi les miennes toute seule dans notre lit ? Que tu me préfères des partitions ? Bien sûr que je pars si tu restes ! Jusqu’où tu serais allé si je n’étais pas arrivée ? Tu viens de me tromper, tu t’attends à quoi, au juste ? Tu privilégies la musique à notre couple depuis des lustres, ce soir je me privilégie moi. Je suis sérieuse, Steven, tu m’as trahie, c’est fini.

Je ne lui laisse pas le temps de rétorquer quoi que ce soit et sors de la pièce avec précipitation. J’entends ses pas dans mon dos et accélère jusqu’à regagner la salle. J’aperçois mon frangin danser avec Virginie, les salue d’un signe de main rapide et sors du Blue Bar comme si j’avais le feu aux fesses. J’ose espérer que Steven sera retenu par une de ses fans, ça m’arrangerait qu’elles servent à quelque chose à cet instant, pour me laisser l’opportunité de le semer.

Je ne sais par quel miracle je parviens à commander un Uber, la chance est de mon côté, il est à deux rues de là et je m’y installe en ayant simplement entendu mon prénom au loin. Il me faut quinze minutes à peine pour me retrouver devant chez Solène et Victor. Ma meilleure amie m’ouvre en peignoir, la tête à l’envers, et son mari est en caleçon en train de poser trois verres sur la table, accompagnés d’une bouteille de Vodka. Un texto a suffi à rameuter le couple qui dormait, si j’en crois la marque d’oreiller sur la joue de Sosso.

— Vous pouvez retourner dormir, vous savez ? Je vais bien, j’ai juste besoin d’un canapé où crécher, d’une brosse à dents et d’un tee-shirt dans lequel dormir…

— Tu rigoles ? Tu débarques comme ça, on ne va pas non plus t’abandonner.

— Je ne voulais juste pas avoir Steven dans les pattes, ou me retrouver à la maison, grimacé-je en récupérant le verre que Victor me tend. Je veux juste… allez savoir… digérer le truc en paix.

— Tu veux qu’on te laisse en paix, alors ? Ou bien, si tu veux, j’envoie mon mari lui défoncer la tête. Il le mérite bien.

— Attends qu’il ait viré son bordel de l’appartement avant de lui casser les jambes, d’accord ? demandé-je au concerné, un sourire aux lèvres.

— En tout cas, tu peux rester ici tant que tu veux. Ce con finira bien par céder. Et puis, il n’a qu’à aller la retrouver, sa pouffiasse à la langue bien pendue.

Mon rire se mêle à un sanglot que je pensais pouvoir retenir jusqu’à être seule. C’est raté… Est-ce que j’ai agi de manière trop impulsive ? Je sais que je ne pourrai plus jamais lui faire confiance, alors à quoi bon tenter ? De toute façon, je ne mentais pas, cela fait des mois que nous nous éloignons. J’ai beau lui avoir tendu des perches, Steven vit pour la musique et je ne trouve pas ma place dans son monde, hormis lorsque nous répétons ou jouons ensemble. Honnêtement, j’ai l’impression de vivre avec un colocataire avec qui je couche de temps en temps… Cette passion que nous partagions s’est étiolée, c’est moche, mais c’est la vérité. Pourquoi est-ce que je n’ai pas envie de me battre pour notre mariage ? Pourquoi j’ai mis si peu de temps à me décider ?

— Bon, on trinque à mon divorce et on va dormir ? Sinon, je vais vider la bouteille et je n’ai aucune envie de me réveiller avec la gueule de bois, j’ai ma dose niveau karma pour un petit moment.

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