20. Consolation normande
Pénélope
Retour aux sources. Il était nécessaire, presque vital, d’autant plus que depuis l’annonce de la vente de Med’Com, je n’étais pas rentrée.
La vieille longère normande de mes parents me rappelle ô combien la vie peut être simple et agréable. L’ambiance chaleureuse, rassurante, le cocon de mon enfance, me permet de me ressourcer et d’oublier que Paris m’a giflée violemment. J’ai passé mon samedi matin à me promener à pied dans le coin, allant caresser les chevaux du maire, tentant quelques selfies avec les vaches de Serge… Et puis, j’ai aidé mon père au jardinage cet après-midi, tondant la pelouse, désherbant le parterre de fleurs. S’épuiser pour dormir ? Totalement.
Daniel, mon père, est au fond de la cour en train de s’occuper des poules, tandis que ma mère, Chantal, dans son vieux tablier fleuri, jette de fréquents coups d'œil à mes mains, occupées à tailler les tomates qui ne viennent pas encore de leur jardin. Il fait soleil, la baie vitrée est grande ouverte sur la terrasse cabossée par les années et le temps très changeant de ce petit village de l’Eure, un oiseau s’est posé sur la table en fer forgé qu’ils se sont offerte pour leurs vingt ans de mariage, et j’ai encore une fois la tête ailleurs.
Je suis toute en ambivalence depuis que j’ai quitté Steven. Si je suis totalement honnête avec moi-même, je me rends compte que la peine que je ressens ne vient pas vraiment de la fin de mon mariage, mais plutôt de la trahison. Qu’est-ce que j’ai fait pour que tous les mecs que je laisse entrer dans ma vie finissent par aller voir ailleurs ? Voilà une semaine que je me remets en question et ce n’est pas la chose la plus facile à faire. J’entends bien que je bossais beaucoup, que je n’étais pas forcément disponible quand Steven le souhaitait, mais l’inverse est tout aussi valable. J’essaie vraiment de ne pas trop ressasser, mais dès que mon esprit n’est pas encombré par le boulot, il dérive vers des contrées que je préférerais éviter.
— Tu vas te blesser, Penny, soupire ma mère, me ramenant à l’instant présent.
Je vais surtout faire du gaspacho de tomates si je m’acharne de la sorte sur ces pauvres bêtes, oui…
— Mais non, ne t’inquiète pas pour moi, souris-je en équeutant ma prochaine victime.
— Je suis ta mère, je m’inquiète toujours pour toi, surtout quand ta vie change du tout au tout en quelques semaines à peine…
Je passe mes bras autour de son cou et dépose un baiser sur sa joue rebondie. J’ai toujours été proche de mes parents, jusqu’à ce que je décide de partir à Paris pour mes études. Si cela nous a un peu éloignés, comme avec ma frangine qui ne quitterait son agriculteur pour un petit séjour chez moi pour rien au monde, nous n’en restons pas moins là les uns pour les autres, quoi qu’il arrive.
Quand j’ai expliqué la situation à ma mère, au téléphone, il y a deux jours, il a suffi qu’elle me dise “je viens te chercher à la gare” pour qu’un poids s’ôte de mes épaules. Elle ne m’a pas fait la morale, pas jugée. J’aurais pu recevoir un bon “je t’avais prévenue” en plein dans les dents, mais ce n’est pas le genre de la maison.
Elle m’avait pourtant bien prévenue… Mariage trop rapide à son goût, mec trop différent de moi, possible profiteur, nous avons eu une discussion à coeur ouvert lorsque je lui ai annoncé que Steven m’avait demandée en mariage. Elle m’a dit ce qu’elle ressentait et nous n’en avons jamais reparlé. C’était mon choix, elle m’a soutenue.
— Je vais déjà mieux, c’est promis. Il fallait juste encaisser, soupiré-je. Je ne pensais pas me retrouver divorcée à même pas trente ans.
— Ça arrive à beaucoup de jeunes, désormais. Le mariage, ce n’est plus une institution. Je crois avoir lu quelque part que la moitié des mariages finissaient en divorces… Ce n’est pas toi, tu vois, c’est la société qui veut ça.
— Hum… En même temps, si les mecs savaient garder leur service trois pièces dans leur pantalon, marmonné-je en me remettant à la tâche.
— Certains hommes ne valent pas la peine, c’est tout. Toi, tu sais ce que tu vaux, c’est tout ce qui compte.
— Apparemment, je ne vaux pas la fidélité, soupiré-je en posant mon regard sur le mur d’en face.
C’est un pêle-mêle de photos de nos vies à tous, bordélique, depuis la période des couches-culottes jusqu’à aujourd’hui. La dernière en date est une photo de Noël où les enfants de Baptiste et Marine font des grimaces, où Steven ferme les yeux, où ma mère et mon père s’embrassent tandis que mon beau-frère et ma belle-soeur s’engueulent à cause du retardateur de l’appareil photo.
Mes yeux se promènent sur le mur, tombant sur l’une de mes photos de mariage, installée juste à côté de celle de Jonas et moi à Disneyland pour fêter nos dix-huit ans. Quelques mois avant notre séparation. C’est plutôt comique de les voir toutes les deux côte-à-côte.
— Bref, éludé-je en voyant sa mine contrariée, on s’en fout. Je m’en remettrai. Ca ira mieux quand Steven aura quitté l’appartement et que je ne crècherai plus sur un canapé, déjà.
— Il va vraiment partir ? De notre temps, c’étaient toujours les femmes qui s’en allaient… Le monde change.
— Il a plutôt intérêt. De toute façon, il ne pourra jamais se payer un tel appartement tout seul avec ses cours de guitare.. Déjà qu’il avait du mal à participer certains mois.
— On se demande vraiment ce que tu faisais avec lui… Tu aurais pu tellement mieux tomber…
— Eh bien, l’amour rend aveugle, faut croire, ris-je. On n’a pas toutes la chance de tomber sur un homme comme Papa, que veux-tu.
— Ou comme Jonas. Quand tu étais avec lui, au moins, on pouvait être fiers de vous deux. Quel homme, tu ne trouves pas ? Steven à côté, on dirait une pâle copie.
Je me renfrogne et soupire lourdement. Pour ma mère, l’erreur de Jonas n’était pas si terrible. Nous avions dix-huit ans, chacun de nous était la première fois de l’autre, alors partir, rencontrer des gens, des filles, expérimenter un peu pour revenir vers moi ensuite ne lui semblait pas si anormal. Elle s’attendait d’ailleurs à ce que nous nous remettions ensemble une fois Jonas rentré des Etats-Unis.
— Jonas passe ses journées à faire la tronche, Maman. Bosser avec lui ressemble à un calvaire.
— Tu vas voir, il va moins faire la tronche maintenant que tu n’es plus en couple. Sa jalousie va s’estomper, j’en mettrais ma main à couper ! Et puis, quand même, quel bel homme ! Il doit être dix fois plus musclé que Steven, non ?
Je lève les yeux au ciel à sa remarque et mets la salade composée au réfrigérateur. Mon père est arrivé sur la terrasse, il est en train d’allumer le barbecue alors que je me hisse sur le plan de travail.
— Jonas n’est pas jaloux, M’man, il est rancunier. J’aurais dû me prosterner à ses pieds à son retour même s’il m’a fait cocue. Il baise tout ce qui bouge, selon les collègues, alors muscles ou pas, ce n’est vraiment pas ce qui m’importe…
Même s’il est toujours aussi beau, toujours aussi attirant physiquement, le jeune homme que j’ai connu me paraît bien loin aujourd’hui. J’ai bien conscience que dix ans ont passé et j’ai moi aussi changé après tout.
— Il ne faut pas croire tous les ragots du boulot, tu sais ? Ses parents nous ont dit qu’il n’avait eu personne dans sa vie depuis toi. Alors il peut bien s’amuser, mais il ne leur a présenté personne, ça veut tout dire, je pense.
— Oui, ça veut tout dire. Un mec de vingt-neuf ans qui baise à droite, à gauche. Tu te contredis toi-même, souris-je. Lui et moi, c’est fini depuis bien longtemps, ne va pas te faire des idées, on se supporte à peine.
— Ou alors, il se donne une image et c’est tout. Je t’ai dit de ne pas écouter les bavardages des jaloux ! Je sais de source sûre qu’il n’a personne dans sa vie !
— Personne hormis la fille du patron, l’une des secrétaires, et va savoir qui encore, gloussé-je sans pouvoir m’empêcher de grimacer. C’est… Bref, Jonas n’est plus le Jonas que j’ai connu, c’est comme ça.
— Lui, au moins, ne trompe pas sa femme, pas comme l’autre abruti que tu as épousé et qui ne sait pas se tenir.
— Non, tu as raison, nous n’étions pas mariés quand il m’a trompée, mais c’est du pareil au même.
Dieu merci, j’entends les gravillons devant la maison crisser sous les pas des parents de Jonas. Je saute du plan de travail, dépose un nouveau baiser sur la joue de ma mère et file leur ouvrir la porte. Comme d’habitude, Sylvia affiche un sourire contagieux et me prend dans ses bras, sa tarte aux pommes en équilibre dans une main, tandis que Renaud, qui la dépasse d’une bonne tête, patiente pour m’étreindre à son tour. Cela fait une éternité que je ne les ai pas vus et j’avoue que les accueillir à dîner me fait plaisir, même si je ne doute pas que le sujet “Jonas et Pénélope” va être mis sur le tapis à un moment donné, surtout maintenant que tout le monde sait que nous travaillons ensemble et quand ils découvriront que Steven n’est pas là. C’est le petit plaisir de nos parents, se rappeler le bon vieux temps, quand ils devaient être vigilants à ce que nous ne fassions pas le mur pour nous retrouver chez l’un ou chez l’autre, voire dans la cabane au fond de mon jardin.
— Je suis contente de vous voir. Entrez donc, souris-je avant de siffler Hipster, le labrador de mes parents, qui ne cesse d’aboyer près du portail.
Quand une nouvelle silhouette apparaît au coin du petit bosquet qui mène à la maison, je comprends mieux pourquoi il se manifestait… Jonas est de la partie et ce n’était pas du tout au programme. Du moins, pas à celui auquel j’ai eu accès, parce qu’avec nos parents, tout est possible. Je soupire discrètement et le détaille tandis qu’il approche, un bouquet de fleurs sauvages et une bouteille à la main tandis qu’Hipster sautille autour de lui. Il porte un short plutôt classe bleu clair et un polo blanc, des lunettes de soleil aviateur et un sourire qui disparaît lorsqu’il constate que ce ne sont pas mes parents qui l’accueillent mais bien moi. Je tire nerveusement sur les pans de mon short en jean tout à coup trop court à mon goût et me retiens de m’enfuir dans ma chambre d’ado pour changer ce petit débardeur contre quelque chose d’un peu plus couvrant. Non pas que j’ai honte de mon corps, je l’assume entièrement, mais je me sens à poil face à lui et, pour le coup, je déteste ça.
— Je ne savais pas que tu étais présent, soufflé-je lorsqu’il se plante devant moi et remonte ses lunettes sur son crâne.
— Je l’ignorais également, mais la vue n’est pas déplaisante, j’avoue. Ils nous ont tendu un guet-apens, on dirait.
Pourquoi est-ce que ça ne m’étonne même pas ? J’aurais dû m’en douter, vu le discours de ma mère et le côté fuyant de mon père, moins à l’aise avec les manigances. Finalement, la soirée risque d’être bien moins reposante que prévu !
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