23. Un fromage et tout dérape
Jonas
Que c’est ennuyeux, cette partie de mon travail où je me coltine des tas de magazines spécialisés à éplucher pour faire un rapport à Philippe sur les stratégies mises en œuvre par nos concurrents. Je sais que c’est un moyen de garder le cap, de rester à la pointe des compagnies spécialisées dans la pub mais j’ai horreur quand mon tour arrive et que c’est à moi de le faire. Je préfère tellement créer, rêver, travailler. Je jette un œil à l’horloge et soupire en constatant que le temps se traîne quand on fait quelque chose que l’on n’aime pas. Il est à peine dix heures mais ce qui me rend heureux, c’est que Pénélope n’a pas encore montré le bout de son nez et qu’elle risque de se prendre un savon quand elle va se pointer. Philippe est sympa mais il ne faut pas abuser. Elle n’a rien noté sur son agenda et est donc tout simplement en retard. Elle a peut-être eu un problème de train ou alors une panne de réveil, cela importe peu. Ce qui compte, c’est que ça va me donner une nouvelle bille pour l’attaquer. J’adore ce sentiment de supériorité et cette anticipation d’une petite victoire qui me donne de l’énergie.
Quand l’heure de la pause arrive et que je prends enfin le temps de lever le nez de mon ordinateur, je me décide à aller chercher un café à l’accueil. Je m’étire et me dirige lentement vers la machine sous les regards de Stella et Elise devant lesquelles j’adore parader. Je fais le fier, le paon peut-être même et leur attention n’est pas pour me déplaire. Mais mon sourire se fige quand je vois Pénélope sortir du bureau de Philippe en riant. Depuis quand est-elle avec lui ? Comment se fait-il que je ne l’aie pas vue arriver ? Et pourquoi est-elle allée le voir ? Cela ne sent pas bon.
Je la suis jusqu’à notre bureau après avoir constaté que notre responsable fuit mon regard et qu’il s’est empressé de refermer sa porte. Qu’est-ce que la jolie rousse qui partage mon bureau a encore manigancé ?
— Tu daignes enfin me faire profiter de ta présence ? Tu étais avec Philippe ?
— Bonjour à toi aussi, cher collègue, sourit-elle en déposant ses affaires sur son bureau. Je te manquais tant que ça ?
— Ah si tu savais, me lamenté-je. Le silence, pas de regard noir ou courroucé, une vue dégagée sur l’extérieur… C’était l’enfer sans toi.
— Je savais bien que ton histoire de silence, c’était une connerie ! Je me rappelle d’un temps où tu ne supportais pas mes silences.
— Ah oui, eh bien les choses ont changé. Alors, tu faisais quoi avec le Boss ? Tu essayais de l’amadouer ? Il a décidé de te virer ?
— Me virer ? s’esclaffe-t-elle. Non, je crois qu’il m’adore, désolée de te décevoir. Je lui ai ramené du Pont L’Evêque de mon weekend, directement sorti de la fabrique, et du cidre de mon grand-père. Quand je lui ai dit vendredi que j’allais chez mes parents, il m’a parlé de son amour pour le fromage. Je crois que j’ai marqué des points, non ?
C’est quoi, cette histoire de fromage ? Depuis quand Philippe s’est mis aux produits laitiers qui puent ? Et depuis quand on parle d’autre chose que du boulot à Swan ?
— Des points ?
— Ben oui, il faut bien que j’en marque vu que tu sembles plutôt bien le connaître. Tiens, voilà la liste des clients de Med’Com. J’ai mis des croix à côté de ceux que je garde.
— Ceux que tu gardes ? On n’a pas dit qu’on partageait nos suivis ?
J’hallucine quand je vois la liste en plus. Elle a coché quasiment tous les noms, à part deux ou trois. C’est n’importe quoi !
— Justement, j’en ai discuté avec Philippe ce matin. J’ai bien compris qu’y aller avec un char d’assaut n’était pas la bonne solution, alors je suis allée lui parler de mes clients.
— Et il a validé cette liste ? Tu me baratines ! Comment a-t-il pu faire ça après ce qu’il nous a demandé ?
— Il a validé la liste en me demandant de te briefer sur ceux qui seraient susceptibles d’accepter plus facilement un nouveau changement rapidement. J’ai juste pris le temps de lui expliquer comment on fonctionnait chez Med’Com, le lien que l’on prenait le temps d’établir avec eux… Bref, j’ai fait mon boulot dans l’intérêt de l’entreprise.
J’en reviens pas là. Moi qui la pensais en retard, elle était en fait en train de placer ses pions. Et avec succès, en plus. Je suis révolté car moi, je lui ai déjà refilé plusieurs gros clients, espérant en avoir en retour de sa part.
— Tu es sûre que ce n’est pas en passant sous le bureau que tu as obtenu tout ça ? Cela m’étonnerait que ça ne soit dû qu’au fromage, ce changement soudain de décision.
J’ai à peine prononcé ces mots que je les regrette immédiatement, surtout quand je vois le regard assassin qu’elle me lance.
— Non, désolé, mes mots ont dépassé mes pensées, Pénélope. Je… C’est la frustration, c’est tout, grommelé-je.
— Tu sais quoi ? Va te faire foutre, Jonas. C’est censé t’arranger aussi, je te signale. Si je garde mes clients, tu gardes les tiens. Mais soit, tu peux penser ce que tu veux et faire preuve de mauvaise foi, je m’en fiche totalement de ce que tu peux penser de moi. On peut se mettre à bosser ou tu comptes blablater encore longtemps ?
Je préfère ne pas répondre afin de ne pas aggraver mon cas et je vais me rassoir à ma place où, ostensiblement, je prends un magazine que je m’efforce de décortiquer, comme si c’était un manuscrit ancien et plein d’informations exceptionnelles. Je ne sais pas ce qui m’a pris de sortir une telle vacherie. Je sais qu’il y a plein de choses à critiquer chez Pénélope, mais il est sûr qu’elle ne s’abaisserait jamais à un tel acte. La colère est vraiment mauvaise conseillère. L’ambiance est glaciale en tout cas. Elle m’ignore splendidement tandis que je ne lui adresse pas la parole. J’ai merdé et elle me le fait bien sentir.
Finalement, le silence de cathédrale que nous avons instauré est brisé lorsque la porte s’ouvre en grand et qu’on entend la voix d’Elise implorer.
— Mais non, tu ne peux pas entrer ! Elle travaille !
Cela n’empêche pas l’intrus de pénétrer dans la pièce et de se diriger tout droit vers Pénélope, sans un regard pour moi. Je me lève en pensant qu’il est venu l’agresser mais il se stoppe devant et je m’arrête, restant sur mes gardes au cas où il serait prêt à faire une connerie.
— Il faut qu’on parle, ma Puce. C’est important.
— Non mais tu débloques complètement ! Tu n’as rien à faire ici, va-t’en, Steven, ce n’est ni le lieu, ni le moment pour parler.
— Mais je t’aime ! Et comme tu ne réponds à aucun de mes messages, je n’avais pas d’autre choix que de venir te le dire en direct !
— Ça me fait de belles jambes, marmonne Pénélope en se levant finalement. Sors d’ici. Tu ne sais peut-être pas ce que c’est, mais il s’agit d’un lieu de travail. Tu te rends compte de la position dans laquelle tu me mets, là ?
Ses beaux yeux n’arrêtent pas d’alterner entre son mari et moi. Elle semble gênée et embarrassée comme jamais. J’essaie de lui envoyer des signes rassurants mais elle ne les voit pas du tout.
— Ecoute, ma Penny, je suis prêt à t’écrire une chanson pour que tu reviennes avec moi, pour reprendre comme avant. Pardonne-moi ce que je t’ai fait, s’il te plait.
Le gars n’a vraiment aucune pudeur ou retenue car il pose un genou à terre devant elle. C’est comme si je n’étais pas là. C’est vraiment fou comme spectacle.
— Oh pitié, épargne-moi tes conneries, Steven ! Tu penses vraiment qu’une chanson va régler le problème ? Tu ferais mieux de trouver une machine à remonter le temps, ce serait plus efficace. Maintenant, il vaut vraiment mieux que tu partes, parce que je suis quasiment certaine qu’Elise est allée appeler les gars de la sécurité du bâtiment et que tu risques de te faire sortir de manière peu agréable, lui répond-elle fermement avant de reprendre plus bas. A défaut d’avoir gardé ta queue dans ton pantalon, conserve un minimum de dignité, tu es ridicule, là.
— Mais c’est toi que j’aime ! Il faut que tu me pardonnes, se met-il à pleurnicher. Je ne peux pas vivre sans toi. Tu me manques trop… Comment je peux vivre sans toi ? Si tu savais comme je regrette…
Il s’est saisi de ses mains et je comprends qu’elle ne sait plus trop quoi faire. J’hésite à intervenir ou à attendre le gars de la sécurité mais sentant que Pénélope semble désormais au bord des larmes, je m’approche et pose ma main avec force sur l’épaule de Steven pour le faire reculer.
— Penny t’a dit de partir et d’arrêter de te déshonorer comme ça. Tu es sourd ou tu ne comprends rien ?
— Ne me touche pas ! répond-il en se dégageant vivement. Cette histoire est personnelle et ne te regarde pas !
— Ici, on n’est pas à la foire, alors tu vas me faire le plaisir de dégager. Pénélope a été claire, elle ne veut pas te voir. Alors, si tu ne veux pas que je te montre de quel bois je me chauffe, je te conseille de te barrer avant que je te casse la gueule. Compris ?
Voyant qu’il ne réagit pas, je le saisis par le bras et le tire vers la porte. J’ai dû lui faire peur car il ne résiste pas plus que ça et je claque la porte du bureau derrière lui en voyant l’agent de sécurité arriver.
— Désolé, Nono, dis-je en me retournant vers elle. J’ai… je me suis laissé emporter. Mais il abusait, là.
— Non, non, ne t’excuse pas, il n’aurait jamais dû venir ici, soupire-t-elle en se laissant tomber sur son fauteuil. C’est moi qui suis désolée, je ne pensais pas qu’il irait jusqu’à se pointer sur mon lieu de travail.
— Il est amoureux, et quand on est amoureux, on fait plein de folies. On le sait bien tous les deux, non ?
— Quand on est amoureux ? ricane-t-elle. Ouais, super, tu parles d’amour. Vous avez une façon particulière de montrer votre amour, vous, les hommes.
— Et toi, tu as parfois une drôle façon de le recevoir. Je m’excuse si j’étais trop brusque avec lui, mais j’espère qu’à l’avenir, ici au moins, il te laissera tranquille. Ce que tu fais en dehors du temps de travail ne me regarde pas. Ou plus.
Voyant que je m’embrouille et qu’elle est toujours aussi tendue, à la fois en raison de la venue de son mari et mon intervention, je sors du bureau. Il faut que j’aille voir Philippe et râler un coup. Je suis chaud, là, c’est le moment d’aller voir si je sais être aussi convaincant que ma collègue et ex-amoureuse avec notre chef. Et si ça ne marche pas, ça laissera au moins le temps à Pénélope de se remettre. C’est la moindre des choses que je peux faire.
Annotations