25. L’amateur et la furie
Jonas
Je suis installé à mon bureau et me demande encore comment tout a pu changer aussi rapidement dans ma vie bien rangée. J’ai l’impression que depuis l'absorption de Med’Com, c’est une tempête qui a tout transformé. Même mon bureau. Pénélope a maintenant bien aménagé son espace, il y a des photos de ses neveux, des dessins, et ses dossiers qui traînent un peu partout alors que mon espace est rangé et bien ordonné. Je ne sais pas comment elle fait pour s’y retrouver mais je crois qu’elle s’est dit que c’était le meilleur moyen de me dissimuler des choses. J’ai horreur de ce désordre, ça me perturbe. Et puis, je n’ai plus de vue sur le quartier de la Défense. Enfin, si, si je me penche et fais un effort, mais j’ai perdu au change. Vu que j’arrive toujours plus tôt que Pénélope le matin, je pourrais à nouveau tout changer mais ça serait relancer la guerre alors qu’on est arrivés à un statu quo tendu et froid mais soutenable.
— Jonas ? me demande Elise qui vient de faire sonner mon téléphone. Il y a un Monsieur Bordalak de Silvania Petroleum qui veut te parler. Je te le passe ?
— Oui, oui, vas-y, dis-je, content d’être seul dans le bureau.
J’entends le clic quand Elise raccroche et, faisant face au silence, je prends la parole.
— Jonas Marconi à l’appareil. A votre service ? May I help you?
Il s’agit bien d’un des dirigeants de SP et nous échangeons en anglais d’abord sur quelques banalités. Je lui présente à nouveau Swan International avant de lui expliquer que nous allons travailler sur la stratégie. Pénélope entre dans le bureau et me regarde suspicieusement quand elle m’entend parler la langue de Shakespeare mais je fais mine de rien. Pas envie qu’elle se mêle à la conversation.
— Et donc, continue Monsieur Bordalak en anglais, pour bien débuter notre collaboration, j’aimerais vous inviter à Dubaï pour rencontrer nos équipes et lancer les choses de manière optimale. Qu’en pensez-vous ?
J’en pense que c’est une excellente idée, mais je n’ai pas envie que ma collègue en face de moi se joigne à nous. Si j’y vais seul, cela me donnera l’avantage et je vais pouvoir assurer mon poste, même si elle pourra m’assister, je ne m’y opposerai pas.
— C’est une excellente idée. Ce serait pour quand ?
J’essaie de ne pas donner d’indice à Pénélope qui écoute tout ce que je dis et jubile quand mon interlocuteur me confirme qu’il faut le faire au plus vite, au mieux. Je raccroche et essaie d’éviter le regard interrogateur de la rousse.
— Tu as d’autres clients à l’international ? Il ne me semblait pas en avoir vu sur ta liste…
— C’est un nouveau prospect, rien de fait encore. Je te tiendrai au courant.
C’est un demi-mensonge, non ? On n’a pas encore vraiment travaillé sur le projet avec SP mais j’avoue que ça me met mal à l’aise de ne pas la mettre dans la confidence. Après, je repense au coup bas qu’elle m’a fait en allant voir Philippe dans mon dos pour garder ses clients et je me dis qu’il faut combattre l’ennemi avec ses propres armes.
— Hum… Tu te souviens qu’on doit voir l’équipe demain pour le dossier SP ? Tu as des rendez-vous ou l’heure t’importe peu ?
— Je crois que je vais te laisser mener cette réunion seule. Tu dis toujours que je suis sur ton dos, voilà une occasion de t’exprimer et de montrer que tu n’as pas besoin de moi. Si je peux, je vais essayer d’aller voir mon… prospect.
— Sérieusement ? Après avoir essayé de garder le dossier pour toi, tu me laisses gérer le truc ? C’est quoi, l’entourloupe ? Tu comptes ramasser les compliments sans plus t’impliquer ?
— Non, non, baragouiné-je en me levant. Fais comme bon te semble.
Je me dirige assez précipitamment vers le secrétariat où je m’adresse directement à Stella.
— Tu crois que tu peux me trouver des billets d’avion pour Dubaï avec un départ demain ? J’ai obtenu une invitation pour aller y rencontrer… un client, conclus-je en voyant qu’Elise écoute tout. Avec un retour pour la fin de semaine. Et si tu peux me réserver un hôtel aussi, ce serait super.
— Un seul billet ? Philippe est d’accord ? Je vais regarder si je te trouve un vol, bien sûr. Dubaï, hein ? Petit veinard, sourit-elle. Tu m’emmènes dans ta valise ?
— Philippe sera d’accord, je n’ai aucun doute là-dessus. Et ça te dirait de venir pour prendre les notes ?
— Si le boss valide, il me faut trois minutes top chrono pour faire ma valise, glousse-t-elle. Il faut que je note le dossier référent pour le voyage, pour la compta. C’est pour quelle entreprise ?
— Pour la valise, vu le climat, tu prends une petite robe et un bikini, ça suffit, c’est clair que ça va vite à préparer, souris-je. Tu peux indiquer SP en référence.
Je vois qu’Elise fronce les sourcils et je me demande si c’est parce que je parle de SP ou d’emmener sa collègue. Je m’en moque un peu, je suis content de pouvoir faire avancer le dossier, c’est tout ce qui compte.
— Ça marche. Il y a un avion demain matin peu avant sept heures, mais plus de place en classe affaires. Ah, et il y a une correspondance. Tu veux que je regarde plus tard ?
— Non, non, le plus tôt, c’est le mieux. Même en classe économique. Et tu voudrais vraiment que je demande à Philippe si tu peux venir ? ajouté-je en m’imaginant profiter de sa présence sur mon temps libre.
— Ce n’est pas moi qui dirais non à un petit séjour à Dubaï, même s’il s’agit de boulot… Et puis, ça pourrait être sympa, non ?
Je n’ai pas le temps de répondre qu’une furie débarque dans mon dos et m’interpelle avec agressivité.
— C’est donc ça, la grande bonté de ton geste il y a quelques minutes ! Sérieusement, t’en n’as pas marre de me la foutre à l’envers ? C’est comme ça que tu penses prendre le dessus au boulot ? Bien joué, c’est totalement ridicule et pas du tout fair play, mais au moins, je constate que je te fiche la trouille, c’est presque jouissif !
— Parce que tu ne m’as pas fait de coup dans le dos, peut-être, contre-attaqué-je immédiatement. Et puis, en plus, c’est toi que j’essaie de préserver ! Tu es dans une situation personnelle un peu difficile et avec tous les dossiers que tu as gardés, tu n’as pas le temps de partir en voyage.
— Je t’interdis de mettre ma situation personnelle dans la balance, gronde-t-elle en me fusillant du regard. Je suis tout à fait capable de faire la part des choses et je le fais au quotidien. Quant aux coups dans le dos, je crois que tu as la première place, aisément, t’essaies de me la mettre à l’envers depuis que je suis arrivée parce que tu flippes.
— Je prends un ou deux billets, alors ? nous interrompt Stella pour essayer de calmer l’ambiance électrique.
— Un, aboyé-je alors que Pénélope annonce “deux” en même temps que moi.
Je lève les yeux au ciel et reporte mon attention sur elle.
— On ne va pas y aller à deux, quand même ? Quelle utilité à ce que tu viennes aussi ? Tu ne me fais pas confiance ou quoi ? Tu sais, je gérais des dossiers avant que tu ne débarques ici !
— Je confirme, je n’ai aucune confiance en toi. En même temps, tu te donnes beaucoup de mal pour que ça ne soit pas le cas ! On gère ce dossier à deux, donc on part à deux, ça me paraît logique. Arrête de vouloir la jouer en solo, Jonas, c’est puéril !
— Et qui gère ici si on part tous les deux ? Tu y as pensé à ça ? Tu réfléchis un peu à ce que toute décision implique ?
Je m’emporte, j’ai élevé la voix et, de son côté, elle est toute aussi énervée que moi. On se donne en spectacle mais comment faire autrement ? Je sais que je n’ai pas été super réglo mais elle m’exaspère. Elle veut prendre ma place après avoir détruit mon coeur, je ne peux pas l’accepter sans rien faire. Sous ses airs innocents, je me demande si elle n’est pas plus manipulatrice qu’elle en donne l’impression.
— Et tu es qui pour décider si c’est toi ou moi qui pars ? Aux dernières nouvelles, nous avons le même poste, donc les mêmes responsabilités et le même droit de décision ! Alors, dis-moi, de quel droit tu te permets de décider pour nous deux ? Tu te penses supérieur parce que tu as des couilles ? Ou parce que tu occupes le bureau depuis plus longtemps ? Ou c’est juste que tu te crois meilleur parce que ton ego de mâle est gonflé par les poufiasses que tu soulèves à tour de bras ?
J’allais répondre mais là, je reste bouche bée devant la violence de ses propos. Et je crois qu’elle a marqué des points avec les femmes qui assistent à notre dispute car j’entends des gloussements approbateurs un peu partout.
— C’est quoi cette histoire et ces cris ? tonne Philippe qui débarque. Et depuis quand on se met à crier le mot couilles dans tous les bureaux ? Un peu de tenue, voyons ! Vous avez quel âge ?
Les gloussements s’arrêtent immédiatement et Pénélope comme moi, nous nous retournons vers notre chef qui s’approche à grandes enjambées.
— Au moins, on va savoir qui des deux va aller à Dubaï pour rencontrer les dirigeants de SP sans que Jonas cache des infos à Pénélope, prononce Elise, perfide, assez haut pour que tout le monde l’entende.
Je note que Philippe a lui aussi entendu et comprend immédiatement de quoi il retourne. Son regard passe de Pénélope à moi alors que le silence se prolonge. Le connaissant bien, je sais que son cerveau est en train d’analyser la situation. Avec ce qu’il a saisi, je crois bien que nos rôles respectifs sont clairs.
— Le départ, c’est demain, c’est ça ? Et vous êtes tous les deux disponibles pour partir à la première heure ?
Pénélope, comme moi, n’ose prendre la parole et nous nous contentons d’opiner tous les deux dans une parfaite synchronisation qui ne doit exister que là.
— Bien, puisque c’est comme ça et vu l’importance de la rencontre, vous irez tous les deux. Jonas, je compte sur plus de professionnalisme de ta part à l’avenir. Et Pénélope, il faut savoir tenir sa langue, parfois. Compris ? Je ne veux ni d’un amateur ni d’une furie dans mes équipes. Et les autres, au travail. On n’est pas au cirque, merde !
Philippe fait volte face et retourne dans son bureau dont il claque la porte derrière lui. Les autres retournent à leur travail et je me retrouve un peu comme un con face à Pénélope qui ne sait pas non plus comment se comporter.
— Je prends les deux sièges un à côté de l’autre ou bien chacun à un bout différent de l’avion ? demande Stella alors que sa collègue pouffe.
— Tu peux prendre deux avions différents, je m’en moque, soufflé-je avant de m’éloigner. Tu m’envoies les infos par mail, s’il te plait ?
Elle me fait signe de la tête et je ne demande pas mon reste en retournant à mon bureau. Une nouvelle fois, Philippe s’est rangé du côté de Pénélope. Elle a vraiment fait sa place et je peux être inquiet pour mon poste. Je ne sais pas comment elle a réussi ce tour de force mais je ne peux m’en prendre qu’à moi-même. Je n’ai pas été assez malin, c’est clair. Et là, vu les circonstances, je peux m’estimer heureux qu’il n’ait pas décidé d’envoyer à Dubaï seulement ma collègue. A ce rythme-là, dans quelques semaines, je n’ai plus aucune responsabilité. Et ça, ce serait l’ultime humiliation de la part de celle qui m’a déjà tant détruit.
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