Chapitre un
Du plus loin que je me souvienne, je tiens un appareil photo entre les doigts. Le premier était un jetable que mon père m’avait acheté en rentrant du marché de la grande ville voisine. Le dernier, un reflex numérique qui m’a coûté un rein et la moitié de l’autre.
Au fil des années, la photographie s’est imposée dans ma vie avec une facilité déconcertante, si bien qu’une fois le lycée terminé, il a été évident que je rejoigne l'École Supérieure Artistique de Porto. Aujourd’hui, je suis en dernière année, à seulement quelques mois d’obtenir mon diplôme et de devenir photographe professionnelle. A seulement quelques mois de réaliser mon rêve.
Mais avant ça, je dois encore valider mon année, trouver un sujet intéressant pour monter une exposition d’ici la fin d’année, trouver un stage qui me permettrait de la réaliser et réussir mes examens finaux. Et je n’ai rien fait de tout ça.
Je crois que je commence à paniquer. Inspire, expire.
Si je n’ai toujours aucune idée définie, ce n’est pas faute d’avoir cherché. J’ai déposé des CV, portfolio et lettres de motivation auprès d’une vingtaine de photographes de milieux différents : événementiel, de mode, animalier, sportif… Mais je n’ai eu aucune réponse pour le moment. Pourtant, je fais partie des meilleurs élèves de ma promo.
— Il ne vous reste que deux semaines pour me donner votre convention de stage et le sujet de votre exposition, insiste notre responsable de projet à la fin du cours. Quelques-uns d’entre vous ne m’ont encore rien donné.
Elle a la gentillesse de ne citer aucun nom.
Je ne peux m’empêcher de baisser les yeux sur ma table et de me gratter l’arrière de la nuque.
— Vous savez que sans ça, impossible pour vous d’obtenir votre diplôme, ajoute-t-elle.
Quelques minutes plus tard, la professeur nous libère et chacun range ses affaires pour quitter la classe.
Il est presque dix-neuf heures lorsque je quitte les murs de l’école, les écouteurs vissés dans les oreilles, avec l’envie de ne parler à personne. Pas même Livio et Rita, mes deux colocataires depuis mon arrivée à Porto, il y a presque trois ans.
Je claque la porte en rentrant, balance mes clefs dans le petit bol dédié dans l’entrée et retire mes chaussures sans les mains que j’envoie valser. Je laisse ensuite tomber mon sac en bandoulière sur le sol et je vais m’avachir sur le canapé en soupirant.
— J’en connais une qui a passé une mauvaise journée, s’amuse Livio en posant ses mains sur mes épaules.
— Une mauvaise journée, et une mauvaise semaine, et même un mauvais mois.
Les yeux rivés dans le vide, je fixe un point invisible.
Pourquoi tout le monde trouve un stage et pas moi ? J’ai fait un sondage rapide auprès de mes camarades de classe pour me situer et nous ne sommes que trois à n’avoir reçu aucune réponse, sur une promo d’une trentaine. Et je ne peux même pas dire que c’est parce que j’ai visé haut comme les deux autres. J’ai postulé absolument partout. A croire que les autres ont payé pour trouver un stage.
Sans m’en rendre compte, je me mets à mordiller mes cuticules, habitude que j’ai quand je commence à stresser.
— Tu veux en parler ? propose gentiment Livio en s’asseyant à côté de moi.
Alors je vide mon sac. Je lui explique ma situation pour la dixième fois et il m’écoute me plaindre sans rien dire. Il hoche la tête à intervalle régulier et si je ne le connaissais pas, je croirais qu’il n’écoute pas.
— T’inquiète pas, je suis certain que tu finiras pas trouver.
— La plupart ne me réponde même pas, je me plains en balançant ma tête vers l’arrière.
— Alors raison de plus pour ne pas perdre espoir. Une absence de réponse ne signifie pas forcément un refus.
Je sais qu’il a raison mais c’est dur de garder espoir dans ces moments-là. Néanmoins, pour ne pas passer pour la pessimiste de service, je me force à sourire :
— Tu dois avoir raison.
A ce moment-là, des clefs tournent dans la serrure. Nous tournons la tête et regardons Rita ouvrir la porte, un sac en plastique dans la main droite et son sac à main dans la gauche.
Un sourire franc déchire son visage en deux lorsqu’elle nous voit. Elle pose ses sacs sur le petit meuble de l’entrée, retire ses chaussures.
— J’ai ramené chinois ! s’exclame-t-elle.
— Oh je mourrais de faim, avoue Livio en se tenant le ventre.
Rita s’approche alors de nous, tapote mon crâne pour me saluer puis embrasse Livio sur les lèvres.
Les deux sont en couple depuis presque autant de temps que mon arrivée dans la colocation. D’un an mes aînés, ils avaient déjà vécu ensemble plusieurs mois avant que je ne débarque.
Il n’a pas fallu longtemps avant qu’ils ne partagent la même chambre et si pendant longtemps, nous avons essayé de trouver un quatrième colocataire, nous avons fini par lâcher l’affaire, satisfait de notre dynamique. On s’amuse bien tous les trois et la plupart du temps, je ne les entends pas faire l’amour.
La troisième chambre sert désormais de chambre d’appoint lorsque l’un d’entre nous invite quelqu’un.
Le repas se passe tranquillement tandis que nous parlons de tout et de rien, comme à notre habitude. Mais nous évitons le sujet qui fâche en ce moment, à savoir mes études.
Lorsque nous avons terminé, Livio débarrasse avant de partir prendre une douche et je m’occupe de faire la vaisselle. On ne se chamaille pas pour le faire, nous avons établi un tableau des tâches au début de notre coloc’ pour éviter que ce soit toujours les mêmes qui s’occupent du ménage.
Les mains dans l’eau savonneuse, je frotte les assiettes sales. Derrière moi, j’entends Rita s’asseoir sur le canapé et prendre un de ces magazines people qu’elle apprécie tant.
Je ne comprends pas ce qu’elle leur trouve mais elle les dévore constamment. Elle adore lire les potins des stars nationales, leurs petits secrets inavoués et leurs quotidiens loin des nôtres.
Elle m’en parle constamment car ce qu’elle adore encore plus que lire les potins, c’est d’en discuter. Je l’écoute toujours mais d’une oreille distraite. La vie des peoples, ce n’est pas trop mon truc mais c’est ma meilleure amie, alors je prends sur moi comme elle prend sur elle lorsque je parle photo.
— Oh je le savais ! s’exclame soudainement Rita.
— De quoi ?
Je finis de rincer les assiettes puis les mains avant de les essuyer sur un torchon propre accroché à la porte d’un placard. Je rejoins ensuite ma meilleure amie sur le canapé où je me laisse tomber.
— Kai Murphy et Amanda Guimaraes sortiraient de nouveau ensemble. On les a vu quitter un after-party ensemble, encore.
Je fronce les sourcils et cherche qui sont ces personnes dans ma tête. Ces noms me disent vaguement quelque chose mais je suis incapable de mettre un visage sur leurs noms.
Une seconde passe, puis deux, puis trois et Rita soupire en posant son magazine ouvert sur ses genoux.
— Tu fais aucun effort, Sofia, souffle-t-elle, faussement agacée. Je t’ai déjà parlé d’eux en plus.
Je grimace pour montrer que je suis désolée.
— Je m’en souviens plus, Rita. Tu me parles constamment de plein de gens que je ne connais même pas.
La blonde en face de moi roule exagérément des yeux.
— Kai Murphy, c’est le footballeur ! Comment tu peux oublier qui c’est ? C’est presque une légende dans le pays. C’est celui qui est avec une fille différente chaque soir. Et Amanda Guimaraes, c’est son ex. La mannequin super belle qui a défilé pour Victoria's Secret la dernière saison.
— Aaah, je ne sais pas de qui tu parles.
Je me pince les lèvres, l’air désolé. Rita ferme les yeux une seconde et prend une grande inspiration avant de me montrer la photo qui accompagne l’article.
A première vue, elle est prise par des paparazzis. On le voit à la manière que les deux stars ont de tenter de cacher leurs visages. L’homme a une casquette vissée sur le crâne d’où s’échappent quelques mèches brunes tandis qu’il avance, les mains dans les poches et juste derrière lui, une grande femme aux longs cheveux noirs le tient par le bras alors qu’elle marche tête baissée.
— Ok, et donc ?
Rita me fait les gros yeux.
— Et donc ? Et donc, ça me fend le cœur de savoir qu’ils sont de nouveau ensemble.
Je ricane en secouant la tête.
— Ça te fend le cœur ? Carrément ?
— Tu te rends pas compte, Kai Murphy est physiquement parfait. Et s’il n’est plus sur le marché des célibataires, ce sont tous mes espoirs qui s’effondrent, m’explique-t-elle, l’air dramatique.
— Tu n’es pas sur le marché des célibataires non plus, je lui rappelle.
D’un geste de main, elle balaie mes paroles.
— Je serais toujours sur le marché pour lui.
Cette fois, j’éclate de rire et balance ma tête vers l’arrière.
— Ah bah c’est Livio qui va être ravi d’apprendre ça !
— Ravi d’apprendre quoi ? résonne sa grosse voix.
Je tourne la tête dans sa direction alors qu’il sort de la salle-de-bain torse nu et vêtu d’un pantalon de jogging.
Livio est loin d’être laid mais avec le temps, j’ai appris à le voir comme un être asexué pour ne pas avoir de problèmes avec sa petite-copine. Grand, large et musclé, avec de beaux cheveux noirs et une mâchoire taillée dans la roche, je sais qu’il fait son petit effet auprès de la gente féminine. Mais pas pour moi.
— Rita est sur le marché des célibataires pour Kyle Murphy, je lance, joueuse.
— Kai, pas Kyle, me corrige-t-elle et je suis persuadée qu’elle se retient de rouler des yeux.
— C’est la même chose, orh.
Livio vient s'asseoir à côté de sa petite-copine et passe un bras autour de ses épaules pour la ramener contre lui.
— Oh, tu sais, ça fait longtemps que j’ai fait mon deuil pour ça, ricane-t-il en déposant un baiser dans ses cheveux.
— C’est pas ma faute si c’est l’homme parfait sur Terre, se défend Rita en haussant les épaules.
Cette fois, c’est trop pour son copain et il lui enfonce ses doigts dans les côtes.
— Calme-toi aussi, si tu veux pas de problème, pouffa-t-il.
Les deux se mettent à se chamailler et je les observe faire sans rien dire. Un petit sourire étire mes lèvres alors qu’une petite pointe s’enfonce dans mon cœur.
Moi aussi, j’aimerais avoir un Livio dans ma vie. Quelqu’un qui m’aime pour ce que je suis mais qui me supporte quand même. Quelqu’un qui me couvrirait de petites attentions mignonnes. Quelqu’un qui prendrait soin de moi sans m’étouffer pour autant. Quelqu’un avec qui me chamailler comme ils sont en train de faire mes deux meilleurs amis.
Je balaie mes pensées d’un mouvement de tête. Je n’ai pas le temps pour ça, ni l’énergie.
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