Chapitre 7 — Benjamin à l’heure de l’assistante
Ce matin, un corps étranger va violer notre demeure. Non seulement le rez-de-chaussée, mais aussi le premier étage. Sacrilège ! Putain je suis en rogne. Ce jour est celui de l’assistante sociale, et là où elle passe la moquette ne repousse pas. Durant sa visite, la dame sera la maîtresse des lieux. Avec elle faut faire attention à tout : à ce qu’on répond, à ce qui traîne, aux alibis à inventer… et surtout à ne pas s’énerver. Pour me détendre je me repasse mes cours de krav-maga en visiogramme, m’entraînant à répéter les gestes. Mon truc à moi : me placer au milieu de l’hologramme pour reproduire les mouvements à la perfection. On prétend que c’est mauvais pour la santé, je m’en fous. Frapper simple, direct et droit, ne pas s’encombrer de spiritualité. Ma petite taille est mon atout, plus t’as les épaules larges plus y a de la place pour moi. Je me remets en forme, hier mes griffes n’étaient pas tout à fait aiguisées, ça aurait pu me jouer des tours. Ce qui me console c’est qu’il n’y a pas collège aujourd’hui. Jour national de grève, tradition qui n’a pas changé en deux-cents ans paraît-il, à tel point que plus personne n’est capable d’en citer ni la cause ni la source. Avec plus que trois jours par semaine de présence réelle pour tout le reste laissé à domicile aux côtés d’une intelligence artificielle, ils pourraient faire un effort. Et encore, quand leur image n’est pas en visiogramme même à l’école.
Machine éteinte, douche prise, je me pose la question fondamentale du petit dèj’. Pour ceux qui ne savent pas vivre le sujet est futile, mais les moins idiots d’entre nous savent que toute la saveur d’une existence se trouve en ces petits moments. Le placard de courses familiales est à pleurer. Ici on achète tout chez One-Price, la seule marque capable de vous refiler un kilo de pâtes pour presque rien. Les parents ont carrément pris un abonnement annuel, chaque semaine tout est déposé dans la boîte. Exactement le même contenu que la semaine précédente… Ils n’ont pas pris l’option totale avec ce robot venant ranger lui-même les courses : leur avarice leur fait faire un peu de mouvement.
Steaks pleins de nerfs, yaourts coupés à la flotte, paëlla qui gonfle sur commande… je ne m’y ferai jamais. L’assistante en personne va tiquer lorsqu’elle regardera, je le sais… et la comprends. Qu’y puis-je ?
J’entends du bruit dans la chambre parentale : des ronflements s’additionnent à la téloche restée allumée. Marrant qu’un tel média, disparu depuis les années cinquante (je parle de deux-mille-cinquante) ait refait son apparition.
Des deux, mon père est le plus alcoolique. Barbe négligée, larges fringues ne prenant pas souvent l’air, en général se laisse vivre affalé sur le canapé. Quand les sous viennent à manquer il s’arrange pour ne plus être dans son état normal, autrement dit reste sobre quelques jours, part pour de petits boulots. Ceinture noir de cas ratés, jamais parvenu à conserver un poste plus d’un mois ou deux… chassez le naturel il revient au grand goulot. Il voudrait bien un troisième enfant histoire de crever le plafond des allocations mais son sexe lui fait la gueule. Les rares fois où il tente, il est si bourré qu’il se trompe de trou je crois bien. Voire de sujet, car je l’ai vu une fois s’accoupler avec le tapis (ce n’est pas une blague). Forcément c’est pas ça qui va faire un mouflet. L’argent est un problème… sans en être vraiment un. De nos jours, avec le revenu automatique minimum l’essentiel reste garanti pour chacun. Certains en profitent pour bouger, créer leur activité, faire des projets… pas tous !
Ma mère travaille dans la même usine depuis la nuit des temps, n’a guère plus de sexualité que son mari, entendez par là qu’elle est fidèle par défaut.
On dit que jadis, on ne comptait presque aucune ouvrière parmi les ouvriers. Et il y a peu, plus aucune ouvrière ni ouvrier. Depuis, certains robots ont déconné à plein tube et on a dû faire appel aux humains pour les diriger, et à l’occasion les digérer… soit les réparer. Enfin surtout, remettre en place leur fonction auto-réparatrice, ce qui n’est pas bien dur. Rien n’est très complexe dans le travail d’usine, la mère dirige à elle seule une vingtaine de robots et a l’impression d’être une chef. Chef d’un tas de ferrailles et de circuits sans conscience aucune. Tel esclave tel maître.
Je crois avoir tout dit. Voyons qu’ai-je oublié… les prénoms ? Aucune importance. Appelez-les Josette, Eric, Christian ou Mady si ça vous chante. Perso, je ne les appelle pas.
Zéphir dort, je me rappelle vaguement une mère qui autrefois s’en occupait. Tant qu’elle était bébé, tout allait. Au fur et à mesure que la petite sœur a grandi, la génitrice a tout délégué au fils. Pourquoi pas ? Au moins la Zèph’ est entre de bonnes mains, je suis reconnaissant de la décision. N’empêche on m’a un peu surestimé, assurer pour de vrai l’éducation d’une gamine est hors de ma portée. Je me plains pas pour autant, au contraire je remercie le ciel. Par leur irresponsabilité, les parents m’ont offert le cadeau le plus précieux qu’un enfant rêverait d’avoir, tout du moins un de ma trempe : la liberté.
De ma chambre, je redescends une part de mon magot : confiture, croissants, céréales. De l’artisanal, du putain d’authentique à faire pâlir de jalousie… heu, je ne sais qui, de nos jours tout le monde s’en fout. Le reconstitué est roi, sous prétexte que les apports nutritifs seraient les mêmes, personne ne trouve à y redire. Ils sont malins les bougres : on n’est tellement plus habitué au vrai qu’on ne fait pas la différence… les enseignes prétendent que le goût est similaire. J’ai dû réhabituer les papilles de Zèph’ jour après jour. Il en a fallu du temps pour ressentir qu’un jus pressé était meilleur qu’un soda.
A présent elle ne jure plus que par ma bouffe.
La bouffe ! Sans rire, voilà où passe une bonne partie de mes revenus. Pour Zéphir et pour moi… surtout elle. Au moins, chaque repas est une fête. Mais tout de même, il y a quelque chose qui cloche.
J’installe la graille avec toute une mise en scène : il faut que ça fasse son effet, l’assistante ne va plus tarder. Bien sûr je dirai que ce sont les parents qui ont installé cela. Bien sûr elle ne sera pas certaine de me croire. Pour un court instant, je claque des doigts pour lancer le visiogramme. Un petit outil pratique car dans la maison, il est partout et nulle part : l’image est programmée pour rester dans le champ visuel. Comme souvent, l’actu est centrée sur la confrontation U.S.A.-Eurasie. Un analyste nous dit que c’est de la poudre aux yeux, que le maître du jeu est l’Australie et depuis longtemps, surtout depuis son alliance avec l’Inde. Je saisis mal et n’en ressens aucun complexe, un adulte n’en capte pas davantage. Je zappe, et lance une sélection au hasard. Un clip, un teaser de film, une pub, encore une pub… Tiens, un spécialiste. Encore de l’actu, à chaque fois pareil, soit un analyste soit un spécialiste. Celui-ci dit que la société doit comprendre que nous, les jeunes, sommes des écorchés vifs dans un monde sans repère. J’applaudis ! Cette théorie à deux balles est notre fond de commerce. Ça fait plaisir de voir que certains pensent encore ainsi. Ils deviennent rares. L’air de rien, l’époque glisse tout doucement vers la répression. Seuls les plus futés y échappent, moi par exemple. Encore que, c’est souvent lorsqu’on oublie le couperet qu’il tombe, dit le proverbe. D’ailleurs, l’arrivée dudit couperet (l’assistante) est imminente. Les géniteurs l’ont sentie. Je les entends s’habiller pour se tirer en passant par derrière. Lâches ! Notre fonctionnaire de service a tendance à venir plus tôt qu’annoncé pour les surprendre, ils anticipent. Elle anticipe à son tour, vient encore plus tôt, ils anticipent encore plus en retour. A ce rythme on finira par faire le tour de l’horloge. Pour la fuite, les parents sont capables d’une grande organisation.
Encore une fois, quand la sonnette retentira, je serai seul face au dragon.
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