{Lucas} : Le jour des résultats
En ce jour ensoleillé, un artiste de Montmartre aux messages sibyllins jouait les trouble-fête dans ma vie. Il prêtait sa plume aux desseins les plus fantasques, alimentant les fantasmes les plus fous par des toiles dessinées en arrière-fond de mon imagination. Par ses soins, je pus ainsi songer aux reflets du soleil sur la somptueuse poitrine de ma tendre amie. Sujet de nombre de mes convoitises inavouables, et de la honte que je ressentais à laisser mon esprit s’emporter à de telles pensées lubriques.
En cet instant, même si la paresse eut beau m’exhorter au repos. La présence enjouée de mon amie m’en dissuada. On peut même dire que le fait de flâner avec elle participait grandement à me faire vivre un moment de pur bonheur. Je comprenais peut-être enfin le privilège qui a été le mien de la rencontrer, et de devenir son plus proche confident.
Je n’imaginais pas un seul instant que je puisse la perdre à jamais. Cela signerait peut-être la fin de mon existence. Mort de chagrin, quelle triste fin ! Elle est le plus beau joyau qu’il m’ait été possible de contempler. Son éclat ne pâlit pas avec le temps. Serais-je un idolâtre si je dis qu’elle est beaucoup trop bien pour ce monde de brutes épaisses ?
Au fond de moi, j’ai toujours eu l’ardent désir qu’elle soit un pilier de ma destinée toute tracée où s’entremêlent les flemmes d’une passion immortelle et l’espoir d’un avenir radieux.
Mon angélique amie au doux nom de Capucine s’évertuait à comprendre ses semblables, même si personne ne lui ressemblait de près ou de loin. Cela devenait presque maladif. On aurait qu’elle était missionnée pour exercer une quelconque volonté ! Elle analysait avec une grande minutie tous les détails des potins que pouvaient bien lui raconter ses amies, les mégères. Dégager les causes ayant conduit à de tels comportements, et justifiant même l’injustifiable !
C’était dans son tempérament de vouloir chercher à sauver les autres d’eux même. Je me suis dit qu’un jour, ça la perdra, et elle deviendra blasée comme nous. Nous, les idéalistes, qui cherchons à rendre ce monde meilleur, mais qui nous confrontons au paradoxe du barbier. Peut-on vivre en paix dans un monde où un seul individu souhaite la guerre ? Si on lui fait la guerre, nous enfreignons notre principe de paix, et nous devenons semblables à lui, mais si on ne fait rien, ce dernier risque de nous détruire. C’est le chat qui se mord la queue.
C’est là où on se rend compte qu’une seule personne malveillante peut avoir beaucoup plus de pouvoir de nuisance que de milliers d’individus bienveillants. De plus, si on l’attaque, cette personne va se renforcer jusqu’à trouver de nouveaux adhérents pour faire grandir sa cause.
Depuis ma tendre enfance, ce genre de questionnements occupaient une grande partie de ma vie. Autant comprendre les relations humaines me fatiguait. Autant la sociologie me fascinait. Elle m’aidait à appréhender les rouages de cette société corrompue par les puissants. Les systèmes de dominations qu’ils instauraient ou encore, la capacité à conditionner un individu par l’éducation. Analyser la situation dans son ensemble plutôt que dans un ensemble de cas à part me semble être la meilleure façon pour résoudre un problème.
Je sentis un portable vibrer et sonner avec insistance. C’était le mien. Capucine quant à elle, après avoir longtemps trépigné d’impatience, s’écria je l’ai ! Je me souvins alors que c’était le jour des résultats de l’examen que je n’avais pas révisé. Il était trop tard pour me défiler. En un laps de temps, je devins anxieux. La panique traversa lentement mon corps inerte avec des questions auxquelles j’étais bien incapable de répondre.
Et si je n’avais pas été reçu ? J’aurais dû redoubler. Les professeurs consternaient par mon attitude désinvolte, m’auraient conseillé de faire un métier manuel pour me dégager de leurs effectifs. Ils auraient été attristés à l’idée d’apprendre que je n’ai jamais rien su faire de mes dix doigts. J’aurais couvert de honte ma famille. Mon père se serait interrogé sur ce qu’il allait bien pouvoir faire de moi.
Je lus le message de ma mère. Une vague de soulagement effleurait mon esprit en quête de quiétude. Elle me félicitait pour mon bac, mais déplorait tout de même l’absence de mention. J’étais rassuré que le minimum syndical ait été fait. Je ne serais jamais un bon élève. Je resterais celui, qui ne fait pas vague, et qui a pour commentaire des profs : « Peut mieux faire ! ». Et puis, les rattrapages auraient compromis mes vacances. Depuis le temps qu’on en parle. J’aurais eu le seum de ne pas pouvoir partir.
De retour à la maison, les louanges de mon père n’arrivaient pas à cacher sa déception. Lui aussi, aurait tant aimé que j’ai une mention. Malheureusement pour eux, je n’étais pas ce genre de fils. Je considère que l’important n’est pas d’avoir le meilleur résultat au coût d’un travail acharné, mais le résultat le plus moyen avec le moins d’effort possible. Tel est ma devise. Mon grand-père m’a toujours dit que je n’arriverais à rien avec ce genre de mentalité, et je prends un malin plaisir à lui prouver qu’il a tort.
Le soir même, nous devions fêter ça dans un restaurant vers Opéra. Il n’y aurait que moi, mes parents, et mes grands-parents côté paternel. Mon père rechignait à les inviter, targuant les innombrables méfaits de Pépé Raymond. Sa brouille avec lui, date d’avant ma naissance. À peine, on évoquait son nom qu’il se mettait dans une colère noire. Il alla même jusqu’à casser notre télévision.
D’après Mémé, c’est la faute à Pépé, qui ne l’a jamais vraiment aimé. Trop famelette à son goût. Il n'aime pas la chasse. Il est de gauche. Un fils indigne pour un homme du passé. Leur profonde inversion mutuelle étaient la source de beaucoup de conflits. Un dîner familial entre les deux ressemblait plus à un match de boxe où le but était de mettre à terre son adversaire qu’à un moment convivial.
Ce qui avait le don de mettre ma mère dans tous ses états. Étant orpheline, son enfance se résumait à être ballotté de famille d’accueil en famille d’accueil. Je n’ai jamais vu aucune photo d’elle avant ses dix-huit ans. Je lui en ai bien demandé, mais à chaque fois, je ne récoltais que des pleurs accompagnés d’une réponse négative.
Sur le chemin du restaurant, j’avais beau être au centre des discussions, mon esprit était obnubilé par une interrogation. Est-ce uniquement ma famille qui est dysfonctionnelle où toutes les familles le sont à leur façon ? Si on en suit l’exemple des sitcoms américaines, le père est toujours à la ramasse, galère avec les impôts, les enfants, et même avec ses sentiments. La mère quant à elle, essaie tant bien que mal de ramener de l’ordre dans la maison… sans grand succès !
Si on remonte plus loin dans l’histoire, à une autre époque, on peut trouver des contre-exemples d’hommes ayant renoncé à leur vie pour que leur famille puisse perdurer, que ça soit par les armes ou par un travail exténuant. Est-ce une histoire pour enfant dans le but de leur insuffler un comportement vertueux ? Je ne sais pas ! On peut seulement dire que tout ceci est révolu de nos jours.
Un événement interrompit mes réflexions. Un jeune venait de bousculer mon grand-père. Il avait tout du suspect idéal avec son survêtement Lacoste, sa sacoche bandoulière et son dialecte mélangeant du français avec des mots arabes.
— Voyons ! Jeune homme, pourriez-vous faire attention où vous allez ? Martela Pépé avec son air martial sorti tout droit de la Légion étrangère.
Il aurait pu s’excuser platement comme tout le monde, mais il était trop fier pour se rabaisser à ça, surtout devant une personne, qui était bien incapable de lui causer le moindre tort. Et puis, s’excuser est un aveu de faiblesse pouvant être fatale dans un environnement hostile, mieux vaut renverser la situation par une surenchère emplie d’arrogance.
— Vieux Gaouri ! Ne fait pas le malin sinon je vais te hagar ! dit-il en le giflant deux fois sur la joue gauche en guise de défi.
— Non, mais je rêve ! Tu persistes dans ta bêtise, jeune homme ? N’as-tu jamais eu d’éducation ? Abasourdi par son attitude désinvolte, Pépé chercha l’aide de ses proches voisins pour le condamner au courroux populaire, mais personne ne répondit à ses sollicitations. Il était donc seul.
— Vieux Gaouri ! Avec ta petite cane, je te mets la misère les bras dans le dos. Baisse les yeux, et casse-toi ! S’amusait-il à dire, comme si rien ne pouvait l’atteindre. La bienséance était pour lui, une chose à renverser.
— Tu vas voir ! Je vais te faire courir le mahométan ! Cela va te donner une bonne raison de retourner au bled ! hurla-t-il furieusement contre son interlocuteur, qui n’avait pas l’air craintif pour dessous.
C’est à ce moment-là que tous les regards se braquaient sur nous. Je pus entendre une dame s’écriait : « Bande de racistes ». Une autre s’écriait : « Bande de fachos ». Mon père voulut s’excuser envers le jeune. Celui-ci, lui cracha à la figure, devant les rires et les applaudissements d’une assemblée à la joie maligne. Nous attrapions Pépé par les deux bras, et nous entamions une marche de la honte. Chaque pas sous les huées s’avérait être un supplice. Nous avions tous hâte de rentrer dans le restaurant.
— Comment as-tu osé lui dire ça ? Tu es la honte de notre famille ! s’énerva papa. Lui, qui n'avait pas supporté se faire cracher dessus par sa faute.
— Petit insolent ! Si je comprends bien, pour toi, le problème vient de moi ? s’indignait grand-père avec véhémence.
— Crois-tu que ces jeunes ne subissent pas de plein fouet l’oppression du système ? C’est la faute de la police, de l’état ou encore de vieux racistes dans ton genre s’ils sont dans cet état-là ! plaida mon père en la faveur de l'agresseur.
— Oui bien sûr ! À vous entendre, vous, les gauchistes, c’est toujours la faute des autres. J’ai bien compris que l’état, la police ou encore moi-même n’avons pas grâce à vos yeux. Je vais te dire, le vrai problème vient de leurs incompétents de parents, qui ne les ont pas éduqués à la dure !
— On va s’arrêter là, sinon je vais m’énerver pour de bon ! s’écriait mon père devant grand-père hilare.
Peu de temps après l’invective, nous vîmes le restaurant tant attendu. Au moment de s’asseoir, tout était redevenu normal, sauf qu’une remarque malencontreuse de grand-père lança de l'huile sur le feu.
— Bravo, mon petit Lucas ! Tu aurais quand même pu avoir une mention « Bien », car il faut bien l’avouer, maintenant le Baccalauréat est même donné aux illettrés pour qu’ils puissent aller à l’université. Grand-père, toujours à l’avant-garde pour me sermonner.
— Comme toujours, tu dis n’importe quoi ! Le niveau est bien supérieur à ton époque ou à la mienne, répliqua violemment mon père en bon pugiliste.
— Ce n’est pas ce que m’a dit Albert, quand il a quitté le rectorat. Il était affligé du niveau de français des jeunes, trop habitués aux messages qu’ils s’envoient … ils appellent ça … les SMS ou un truc du genre ! Ils écrivent n’importe comment, après il ne faut pas s’étonner du résultat !
— Ce que dit Albert n’est pas la vérité absolue, c’est un vieux réac à la noix. Il n’a pas fait d’étude sociologique sur le sujet à ce que je sache ?
— Ah ! j’avais oublié ! Toi et ta sociologie, une véritable histoire d’amour ! dit-il avec une mine complètement hilare. Il faut dire que ce n’était pas un grand amoureux de cette discipline qu’il considère comme une vaste fumisterie.
Le soupir de consternation des deux femmes à côté de moi en disait long sur ce qu’elles pensaient de la situation. Je me souvins d'une leçon que Mémé me raconta. Elle me disait, qu'on peut voir le continuum espace-temps, comme une simple chaîne, dont chaque génération en est un maillon. Par celle-ci, nous sommes liés à ceux, qui nous ont précédés, donc par nature entravé de notre liberté absolue. Si un de ses maillons exerce une pression opposée, elle lâche et se retrouve inopérante. Le maillon quant à lui, se retrouve isolé du reste de la chaîne, et avec le temps il s’habitue à ne plus considérer les autres maillons.
D'après elle, on se retrouverait tôt ou tard dans une impasse civilisationnelle. Peut-on faire société en ne considérant que soi-même ? Je ne pense pas, disait-elle. Admettons qu’on arrive à répondre aux besoins d’une population individualiste, ces derniers grandissent avec le temps, donc il nous faut acquérir plus de capacité. Si on n’arrive pas à répondre à la demande, les gens protestent, on donne à ceux qui crient le plus fort, et bientôt tout le monde se met à crier.
Mamie Ours se décida à prendre la parole, j’eus l’impression d’entendre une suffragette réclamant les mêmes droits que ces maudits hommes.
— Quelle misère de vous supporter constamment ! Vous, les hommes de maintenant, qui vous enorgueillissez lorsque vous accomplissez la moindre action de bien. Vous, qui préférez l’honneur à la droiture morale. Vous, qui aimez flatter les femmes de belles promesses, mais qui êtes incapable de les réaliser. Vous, qui blâmez vos épouses de mal faire les choses, mais qui êtes inapte à faire même un dixième de ce qu’elles font. Vous, qui êtes attaché à votre virilité comme à un joyau, allant même jusqu’à vous vanter d’être des vrais hommes, êtes bien impuissant quand la situation nécessite de faire un sacrifice personnel. Pour toutes ces raisons, je dirais que vous n’êtes digne de rien, si ce n’est, de sombrer dans l’oubli.
Pépé Raymond se leva en guise de protestation contre cette injuste condamnation de la gent féminine. Son honneur devait être lavé, mais Mamie Ours ne lui en donna pas l’occasion.
— Oh ! Monsieur se fâche ! Par contre, Monsieur est plus prompt à omettre ses propres fautes, trouvant toujours de bonnes excuses. Comme cette fois où son propre fils a surpris sa maîtresse en califourchon sur lui dans notre lit conjugal ! La stupéfaction m’envahissait petit à petit, je comprenais enfin la raison de la discorde entre les deux. On aurait dit que je venais de recevoir une gifle… Comment a-t-il pu faire une chose pareille ? Lui, qui nous a tant bassiné avec ses histoires de droiture morale était en bien mauvaise posture pour nous faire la leçon. L’hypocrisie dans son plus simple appareil.
— C’était une seule fois, il y a trente ans de cela ! Combien de temps vas-tu me ressasser la même histoire ? À bien y réfléchir, j’aurais préféré que tu te fasses sauter par le voisin, au moins, on serait quitte ! s’emporta-t-il, cherchant tant bien que mal à oublier cette histoire.
— Je vous le dis, la pire humiliation publique est préférable à une vie de secrets. On se cache dans le silence par honte. Je n’ai pas voulu paraître pour celle qui a des cornes dans le dos, mais cela s’est fait au prix de ma famille. Ce qui fut jadis une belle demeure est devenu une ruine, déplora-t-elle, les larmes dans les yeux.
— Tu as toujours été qu’un pauvre connard égoïste ! Papa l’insultant avec hargne, il n’eut pas la force de répondre. Le règne du vieux lion venait de prendre fin.
Mamie avança sa tête jusqu’à mon oreille, me chuchota des mots que je n’ai jamais vraiment oubliés.
— Mon petit Lucas. Ne sois pas, comme ces deux hommes, cultivant un haut degré d’amour-propre, mais oubliant une valeur essentielle… l’humilité ! Ses hommes essaient d’imposer leurs vérités aux autres pour se prouver à eux-mêmes qu’ils ont raison. Ils aiment se targuer d’être plus intelligent que la moyenne pour dissimuler leur propre ignorance. Ils pensent que la colère est une force, alors qu’elle est une faiblesse. La patience est l’unique clé menant vers la force. Ne sois pas emplie de désirs, car, à trop désirer, on finit par s’oublier. Promets-moi que tu ne deviendras jamais comme eux. Que jamais, tu ne traiteras une femme avec condescendance, mais que jamais aussi, tu ne l’aduleras, par peur qu’elle ne te détruise… telle est le pouvoir des femmes sur les hommes !
Je lui en fis la promesse avant de retrouver mon nid douillet.
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