{Capucine} : Le stress des derniers préparatifs
Une pluie diluvienne accompagnée de coups de tonnerre venait de s’inviter le soir de notre départ. Une personne superstitieuse aurait dit que ça laissait présager du pire. En tout cas, ça n’avait pas l’air de m’atteindre, car j’avais déjà la valise à la main, me dirigeant vers la porte d’en face. Celle de l’appartement de mon meilleur ami, dont des cris bestiaux, en sa provenance, fusaient dans tous les sens. On aurait dit qu’un champ de bataille se déroulait à quelques pas de moi.
Je sonnais, à la porte, et Louise m’ouvrit, mais ne put s'empêcher de lancer sa dernière salve de reproches envers son fils. Celui-ci se faisait admonester avec véhémence. La cause ? Il n’avait encore rien préparé. Son flegme légendaire lui laisse à penser qu’il a toujours le temps de tout faire aux derniers moments.
— Mon garçon, je veux que tu sois prêt à mon retour ! ordonna-t-elle, mettant un point d’honneur, à ce que son ordre soit promptement exécuté dans le cadre d’une mission rondement menée.
— Oui, je ferais ça après mon enquête ! dit-il avec une parfaite désinvolture. Le vol de ses patates sur animal crossing semblait plus le préoccuper que l’état mental de sa pauvre mère. Celle-ci bouillonnait de l’intérieur, devant l’insouciance de son fils.
— Pardon ? Tu n’as pas dû comprendre ce que je t’ai dit. Si dans dix minutes, tes affaires ne sont pas prêtes, je la balance par la fenêtre ! hurla-t-elle à nouveau, en lui arrachant la Nintendo Switch de ses mains.
— Quelle indignité ! N’as-tu aucun amour pour ton fils ? Maintenant, je ne saurais jamais qui a volé mes patates ! s'insurgea-t-il avec un certain goût pour la comédie. Il aurait très certainement usé du chantage affectif, s’il n’avait pas croisé mon regard. En ma présence, il n’arrivait pas à faire semblant. Peut-être, parce que j’ai toujours connu ses mauvais travers, et qu’il n’était pas fier de me les montrer.
— Capucine, sauve-moi ! Tu es la seule, à pouvoir raisonner cette tête de mule ! me supplia-t-elle d’un air exténué. L’effronterie de Lucas à son égard eut raison de sa patience.
— Va te reposer, je m’en occupe, finissais-je par répondre pour l’alléger de son fardeau.
— Heureusement que tu es là ! Que deviendra-t-il plus tard sans toi à ses côtés ? Est-ce qu’il deviendra adulte un jour ou il restera un gros bébé ? s’inquiétait-elle, un peu désabusée par la situation, qui la dépassait. Elle, qui a dû se débrouiller seule, très jeune, ne pouvait comprendre cette attitude d’adulescent. À trop être couvé dans le confort par les gens qui nous aiment, on oublie que le monde extérieur est hostile, et nécessite une grande dose de courage ainsi que d’abnégation pour survivre.
Il courait de manière totalement désordonnée, empilait ses affaires à la va-vite dans sa valise sans les ranger. Il détestait qu’on lui mette la pression, même, si c’était pour son bien. Il n’arrivait pas à se mettre à notre place, nous, qui l'aimons, et qui refusons qu’il souffre, mais peut-être doit-il souffrir pour grandir ? Ne dit-on pas que la force naît dans les épreuves, et que tout ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts ?
— Maman… Maman ! Sais-tu où est mon billet de train, par hasard ? questionna-t-il d’un air innocent, sans vraiment réaliser les conséquences d’une telle perte.
— Tu blagues, j’espère ? Tu es en train de me dire que tu n’as pas vérifié ton billet au préalable, c’est bien ça ? Ce n’est pas possible… je dois être en plein cauchemar ! Une furie mélancolique commençait à poindre le bout de son nez, chez cette femme, jadis, saine d’esprit.
— Je te pose juste une simple question… pas besoin de t’énerver ! répliqua-t-il pour se prémunir de ce qui allait lui arriver… malheureusement, il était déjà trop tard !
— Combien de fois, je te l’ai dit ! On ne prépare jamais ses affaires aux derniers moments ! Au bord de la crise de nerfs, elle s’avança vers lui pour lui mettre une bonne raclée. J’eus le réflexe de m’interposer, entre eux deux, ce qui eut pour effet de la faire reculer.
Le temps nous filait entre les doigts sans que l’on puisse l’arrêter. Les minutes passaient, sans se soucier de cette pauvre Louise, dont l’état se détériorait à toute allure. Quelle insoutenable cruauté pour mon cœur d’amie, que de la voir agoniser de la sorte !
Dans un éclair de lucidité, je me suis mise à chercher dans le coin du canapé. Je me souvins alors qu’il aimait s’y allonger pour jouer. En regardant bien, j’aperçus un léger bout de papier dépasser du dessous de la banquette. Je l'attrapai d’un coup sec. Bingo ! C’était son billet tout chiffonné !
L’angoisse disparut aussi vite qu’elle était venue nous rendre visite. Nous allions enfin pouvoir déguster tranquillement notre dernier repas avant l’Espagne. Il faut dire que le bourguignon de Louise a toujours été une coutume familiale, il aurait été dommage de ne pas lui faire honneur.
C’était un peu comme ma seconde famille, faisant de cette tête de linotte, mon petit frère. J’ai toujours aimé son air empoté ou son insouciance à toute épreuve. Peut-être, car tout nous oppose, et paradoxalement, tout nous lie l’un à l’autre.
L’arrivée de son père en fanfare a mis le clou du spectacle. À s’en fier à son sourire, il semblerait que son colloque de vieux professeurs, amateurs de sociologie, s’est bien passé. Chez ces derniers, refaire le monde est une seconde nature. Leurs propositions sont toutes plus utopiques les unes que les autres. A se demandait, s’ils ne concouraient pas à rechercher l’idée la plus saugrenue, et irréaliste.
Tout allait bien avant qu’on lui raconte notre mésaventure. À peine le temps de nous asseoir pour commencer notre repas, qu’il lança une série d'œillades à sa femme, avant de foudroyer furieusement son fils d’un regard désapprobateur. Celui-ci se trouvait en plein dans sa ligne de mire. Il se mit à dégainer son épée, et le duel commença donc entre les deux protagonistes.
— Quand est-ce que tu vas mûrir un jour dans ta tête ? Ta mère, et moi nous sommes inquiets pour toi, lui dit-il, en le scrutant dans tous les sens. Il cherchait en vain un moyen de comprendre les raisons ayant abouties à un tel comportement.
—Vous êtes inquiets de quoi ? Si je comprends bien, tu vas me faire la leçon de morale ? questionna Lucas, en affichant son dédain avec panache.
— Oui, je vais te la faire ! À ton âge, tu devrais être capable de t’assumer, d’être indépendant, mais non, tu n’es même pas fichu de t’occuper de tes affaires ! Lui reprocha-t-il, sans toutefois, que Lucas daigne le regarder.
— Cela arrive à tout le monde de perdre ses affaires, à ce que je sache ! Dit-il pour se justifier de ne pas être le seul à commettre ce genre d’étourderies.
— Si ce n’était qu’une fois, on n’aurait pas cette discussion. Il y a une semaine, tu as oublié de remplir des papiers urgents pour ton université. Une autre fois, on te demande juste de donner à manger au chat, et tu as oublié. Renchéris Arnaud, le père de Lucas, pour ne pas le laisser se dérober à ses responsabilités. Il venait de flairer son poisson, et ne comptait pas le laisser s’échapper.
— Ce n’est pas vrai, tu me prends la tête pour des détails insignifiants ? Atténuant ainsi la gravité des accusations portées à son encontre.
— Tu te reposes trop sur nous, voilà tout, c’est de notre faute ! Tu passes tes journées à jouer. On est obligé d’appeler Capucine à l’aide pour te faire sortir de l’appartement. Pour une fois, ton grand-père a raison ! On t’a beaucoup trop gâté, et maintenant, on en paie le prix ! dit-il d’un ton amer, comme s’il venait de subir un revers majeur.
— N’importe quoi ! Tu délires, et puis je ne vous ai rien demandé ! Vous faites des choses pour moi, puis vous vous plaignez que ce ne soit pas moi qui les fassent. Si ça vous peine de les accomplir, ne les faites pas, et l’affaire est réglée ! s’indignait-il avec véhémence, à l’instar d’un honnête homme attaqué dans un procès diffamatoire.
— Où s'arrêtera ton insolence ? Ou pire, ton irresponsabilité ? Si on le fait, c’est pour ton bien ! Tu m’entends… pour ton bien ! Tu ne te rends pas bien compte de ce qu’est la vie ! Si on n’était pas là, que deviendrais-tu ? Je n’ose même pas imaginer le résultat… s’emporta-t-il devant le caractère frondeur de son fils.
— Bonne question… j’aurais peut-être fait le tapin au bois de Boulogne… ou j’aurais crevé de froid sous les ponts. C’est ça que tu veux ? Vas-y, maintenant, assume devant tout le monde ! l’accablait-il, par de malicieux sarcasmes visant à couper court à la conversation.
— Que tu peux être bête quand tu t’y mets ! On ne veut que ton bien, on te donne tout, et tu nous traites en ennemi. Ce n’est pas possible d’être aussi ingrats. Une véritable tête à claques. Je n’arrive pas à savoir à quel moment, on a engendré un fils pareil ! injuriait Arnaud, exaspéré par le manque de considération de son fils pour ses propos.
— Je suis bien le fils de mon père, et tu es bien le fils du tien. Sommes-nous atteints d’une malédiction qui n’atteint que les hommes de notre famille ? ironisait à nouveau Lucas sur son propre cas.
— Tu ne connais pas ton grand-père, comme je le connais. Tout le mal qu’il nous a fait à moi et à ta grand-mère. Arnaud s’indignait d’être comparé à un homme, qu’il exécrait profondément.
— C’est pour ça qu’elle m’a dit de me méfier de toi, car tu finiras comme lui. Tu ne te rends pas compte de ton état. À se demander si tu n’es pas déjà atteint d'Alzheimer !
— Petit con ! Est-ce que je t’ai tapé une seule fois ? Non ! Est-ce que je t’ai humilié en public devant un parterre de la haute société ? Non ! Est-ce que je t’ai rabaissé toute ta vie ? Non plus ! À en voir ton attitude envers nous, peut-être, que tu mérites une ou deux baffes ! Cela te remettrait peut-être les pendules à l’heure. Arnaud se leva, l’attrapa au col, et voulut le corriger, mais Louise retint son bras.
— Arrêtez-vous ! criais-je pour que l’on puisse reprendre notre dîner dans un semblant de bonne humeur.
— Vas-y… Tape-moi… Tape-moi fort… Donne-moi la mort. Cela ne te guérira pas de ta masculinité toxique ! Un jour, je vais vous prouver que vous avez tort ! J’en fais ma promesse testamentaire, nous jura-t-il, avant de partir en pleurs dans sa chambre.
— Excuse-moi Capucine, tu es bien la seule à n’avoir aucune velléité. Tu es la raison incarnée. Que ferait-on sans toi… s’exclama-t-il avant de boire son verre de vin dans le but d’oublier cette conversation désastreuse.
Je poursuivis Lucas jusqu’à sa chambre, mais celui-ci me congédia aussitôt, rétorquant qu’il avait besoin d’être seul. Il repoussa même mon accolade, la jugeant inopportune.
Le reste du dîner se déroula sans heurts, Arnaud voulut absolument nous raconter ses folles aventures avec ses drôles de compagnons
À l’image d’un banquet entre philosophes, chacun y allait de son commentaire sur la solution idéale pour résoudre les problèmes dans le monde.
Gilles fut le premier à prendre la parole. Son amour pour la nouveauté n’a pas de limite. Toujours enclin à l’encenser, il lui trouve toutes les excuses du monde quand celle-ci nous fait peur. En ce moment, sa nouvelle lubie est le revenu universel. Tel Nostradamus, il voit en l'évolution actuelle de la robotique et de l’intelligence artificielle, une aubaine pour éviter à l’homme les tâches laborieuses.
D’après lui, elle pourrait même effectuer des métiers intellectuels. Pourquoi pas un robot médecin ou politicien ? Disait-il devant l’hilarité générale. Il faut dire que les nouvelles technologies inspiraient beaucoup de méfiance chez ces derniers. Sans se laisser démonter, il continua son argumentaire. Pour moi, la cité serait mieux gérée par un robot ! Plus de corruptions, une probité absolue régnerait dans le but de servir l’intérêt général !
Plus de boulot ? Ce n’est pas grave ! Vous toucherez de l’argent sans rien faire ! Les avares travailleront, tandis que les autres resteront dans l’oisiveté. On nous bassine sans arrêt avec le travail, mais on oublie de nous parler de notre bien le plus précieux… le temps ! Une chose que l’on doit conquérir avec empressement, sans le perdre, à exécuter des tâches souvent inutiles pour un supérieur.
S’il n’y a que les avares qui travaillent, je pense que tes robots risquent d’être souvent en panne, s’exclama Bernard, le rire aux lèvres. L'oisiveté est la mère de tous les vices. Le travail est le marteau, qui forge un individu. Il lui permet d’acquérir des qualités qui lui sont propres, lui confère une place sociale, et signe son appartenance à la société.
Non, le vrai problème est l’exploitation des talents aux profits d’une poignée d'usuriers. Devenons tous fonctionnaires ! Bien sûr, les artisans ou marchands garderont leurs indépendances, mais pas les multinationales !
Pour ce qui est de la rémunération juste et équitable. On peut imaginer un système à sept grilles de salaires, allant de 2000 à 7000 euros. On comptabiliserait le niveau d’étude, l’expérience, la pénibilité du poste, le travail à la maison, le handicap ou encore les impératifs personnels, par exemple, si une personne doit s’occuper d’un proche parent.
— Quelle sera la rémunération d’une aide-soignante par rapport à un escroc des marchés financiers ? interrogea Robert, le troisième acolyte, perplexe par sa proposition.
— Très bonne question ! Les métiers indispensables à la société seront plus valorisés que les métiers inutiles, voire néfastes, donc la petite aide-soignante gagnera plus que la petite fripouille des marchés, comme tu dis ! répondit Bernard d’un ton professoral.
Gilles quant à lui, lui fit remarquer que plus le système chercherait à réguler les inégalités dans le but d’être le plus juste possible, plus ils seraient enclins à créer d’autres inégalités. La faute aux mauvaises gens, qui chercheraient toujours un moyen de faire prévaloir leurs propres mérites au régulateur. Celui-ci donnerait à ceux qui beuglent le plus, mais les honnêtes gens n’aimant pas se plaindre de leur sort, eux pourront crever la gueule ouverte, ils n’auront rien ! Ainsi pour lui, seule une intelligence artificielle capable d’évaluer le taux de pénibilité, ainsi que le taux de nécessité du poste et de la personne pourrait résoudre le problème de manière totalement impartiale.
— Quand vas-tu arrêter avec tes histoires de robots ? Les histoires d’hommes se règlent entre hommes ! Comme dans tout groupe humain, on discute, et on procède à des délibérations en petit ou grand comité pour trancher ces questions, déclara Bernard.
Robert, notre dernier protagoniste, avait bien un rêve qu’il aimerait exaucer avant de finir à trépas. Vivre dans une communauté où c’est les citoyens eux-mêmes, qui définissent la constitution. Les décisions se prendraient en collégialité. La police serait proscrite, car pouvant nuire à l'idéal démocratique. Surtout, il n’y aurait aucune hiérarchie. Personne ne serait supérieur à personne. Pas de leader. Le pied pour un hippie, quoi !
— Comment fais-tu si quelqu’un commet un vol ? Ou pire, un crime ? Sans police, il n’y aurait personne pour l’appréhender ! questionna Bernard, interloqué par la proposition folle de son ami.
— Simple… On l’exclut de la société, mis à part pour un crime. Dans ce cas, une assemblée statuera sur cette affaire, répondit calmement Robert, comme si ça allait de soi.
— Admettons, dit Bernard sans être convaincu par son argument. Que se passe-t-il en cas de désaccord dans le groupe, est-ce que vous cherchez le compromis ou vous faites un vote à la majorité ?
— On cherche toujours le compromis, si possible, sinon on fait un vote au jugement majoritaire. Si la note médiane atteint la mention Assez-Bien, le vote est accepté, sinon rejeté !
— Quand tout se repose sur la votation, les minorités peuvent se retrouver attaquées par la majorité, comme en Suisse. Que fait-on, si la situation s'envenime au point de créer une scission ?
— Je l’assume. La majorité doit toujours l'emporter. S’il doit y avoir une scission, il y aura une scission. Bien évidemment, une société ne peut perdurer que par la bienveillance de chacun de ses membres. On est humain. On aime se chamailler pour des broutilles. Cependant, à mon âge vieillissant, j’ai envie de croire à un idéal radieux pour le genre humain. Cela a fait rire ses trois comparses, car nous aspirons tous à ce but ultime à notre manière.
Louise s’empressa de couper court le récit, car demain allait être une journée mouvementée. Suivant les ordres de la maîtresse de maison, Arnaud n’en dit pas plus, et nous regagnons nos chambres respectives. Lucas s’était déjà endormi, pendant que moi, je m'imaginais contempler la côte septentrionale de l'Espagne, avec ses paysages magnifiques et surtout, son histoire atypique !
Annotations
Versions