{Lucas} : Le grand départ
Des détonations arrivèrent jusqu’à mes oreilles sous la forme de criaillements stridents. Mon corps se mit à sursauter de peur. Chaque parcelle de mon anatomie se retrouvait assaillie par une sorte d’ennemi invisible. Une phrase semblait être répétée en boucle. Debout, là-dedans ! Elle paraissait être produite, par une voix familière.
La situation devint plus critique, de seconde en seconde. Ma première stratégie, qui fût d’attendre que l’orage passe, devenait intenable par la puissance de mon adversaire. Le général des forces en présence me conseilla de sortir de ma tranchée avant que celle-ci soit prise d’assaut à mon insu.
Je suivis ses conseils, et partis à la rencontre de mon opposant (ou plutôt opposante). J’ouvris les yeux ouverts, j’entraperçus un être angélique sur le champ de bataille au doux nom de Capucine. Son divin sourire me fit aussitôt oublier cette fichue guerre. Sa bonhomie matinale me donnait l’impression de voir une sainte dans un monde de brutes.
En tout cas, le contraste fut saisissant quand je pus enfin distinguer le visage de celle qui m'attaquait… Ma tendre mère… se trouvant dans une agitation excessive. Elle n’hésita pas à me lancer un obus en pleine face à l’occasion. Allez, bouge tes fesses, on va être en retard !
Je contemplais l’anxiété ambiante devant mon bol de “Choco Crunch'', avec un air goguenard. D’ailleurs, tous les regards furent braqués sur moi. On aurait dit que ma personne était devenue la coqueluche des césars.
Mon humeur revêtait l’habit militaire. Les soupirs d'agacement ou les réflexions de mon père n’eurent pas le moindre effet sur moi. Loin d’avoir enterré la hache de guerre, je rejetais tout compromis de paix. La guerre froide allait enfin pouvoir commencer.
Je menais des assauts réguliers contre leurs nerfs, grâce à de lentes et profondes gorgées. Mon seul seul regret fut d’avoir fait de ma tendre amie, une victime collatérale de la bataille qui se déroulait dans la cuisine.
Malheureusement pour eux, je ne désirais point me laisser faire, malgré les grondements successifs et leurs menaces à peine voilées, comme autant de tentatives pour cacher leur profond désarroi.
C’est l’ennui, qui acheva mes vues bellicistes. Une trêve fut donc signée entre nos deux camps, même si je savais que celle-ci serait temporaire. Le temps d’un trajet !
On devait absolument passer par le royaume barbare, pour nous rendre vers notre point de chute. Un haut lieu de la perdition, qui se trouvait dans les sous-sols de la ville. La misère s’y pavanait en haut de l’affiche. Je la trouvais si belle dans les yeux perdus des passants. Elle pouvait arborer différents traits. Tout d’abord, insipide, chez ceux affligés par la monotonie de la vie. Puis, maussade chez les sans-dents, désespérées par leur situation, et bien incapable de la moindre violence, sauf envers eux-mêmes !
Un prince va-nu-pieds, dont l’haleine puait l’alcool à plein nez, titubait à ne plus pouvoir se tenir sur ses pieds. Ce qui devait arriver arriva ! Il tomba la tête la première. Certains mesquins riaient de son sort. Les autres l’ignorèrent complètement. Quand il demanda de l’aide pour le relever, personne ne vint à son secours.
— Cette catin m’a quittée alors que je lui ai tout donné ! dit-il sans qu’on ne prête attention à lui.
Je ne sais pas pourquoi, mais il voulut s'asseoir à côté de moi. Je n’étais qu’un être ordinaire pour ce seigneur miteux. Peut-être voyait-il en moi, son digne successeur. Chose saugrenue à l’époque, qui s’est avérée exacte par la suite.
— Je lui ai laissé ma maison, ma voiture, mes gosses, ma fierté. Je n’ai plus rien ! Plus un rond ! Juste mes yeux pour pleurer, sanglotait-il en me toisant du regard, comme si j’étais partie prenante dans son histoire. Il cherchait peut-être à être consolé, mais il ne s’adressait pas à la bonne personne. Seule, Capucine est capable de mettre du baume au cœur par pur altruisme.
Son souffle dégageait une odeur pestilentielle. Si prégnante, qu’elle me donnait la nausée, ainsi que des vertiges. Je me demandais bien, ce que j’avais pu faire pour mériter une telle sanction ! Quand il fixa celle qui aurait pu lui apporter du réconfort avec mépris. Je compris qu’il deviendrait une cible à abattre. Il beugla une diatribe si abjecte envers elle, que j’aurais aimé lui lancer un duel à mort pour le punir de son impertinence !
— Petit… Regarde-la bien… chuchota-t-il à mon oreille, tout en me la montrant du regard. Derrière ses manières de petite sainte se cache une belle salope ! Oh… elle te fait des beaux sourires… des belles promesses… de divines caresses… mais un beau jour, elle s’empressera de courir dans les bras de ton meilleur ami ! Écoute-moi bien avant qu’il soit trop tard pour ton compte. Prends-lui tout. Arrache son cœur avant qu’elle ne te l’arrache ! Bafoue-la comme la dernière des traînées... Sinon tu finiras comme moi, un pauvre type !
Elle a dû entendre ses paroles, car une terreur blême noua sa frêle gorge, pétrifia ses jambes, et projeta son regard dans un vide abyssal. Je regardais ce spectacle immonde sans rien faire, ma lâcheté m'interdisait la moindre action. Où est mon honneur ? m’écriai-je à moi-même. Celui-ci se trouvait bafoué par mon inaction, devant l’impartialité de mon ego pour seul juge. Lui, qui raffole de ses procès à charge pour m’accabler de reproches, et ainsi torturer encore plus ma pauvre conscience, bien tourmenté par la situation !
D’un coup brusque, ma mère sortie de ses gonds. Elle se leva folle de rage, et fonda sur lui. Son courage étonna notre voisinage, habitué à ne pas faire de vague pour passer incognito.
— Dégage ! Tu m’as entendu ? Dégage ! Entonna-t-elle comme un cri de guerre. Il ne put s’empêcher de rire.
Sa force était bien supérieure à ce brin de femme.Il aurait pu la réduire en pièces sans beaucoup d’efforts, mais c’était sans l’appui des autres femmes de la rame, qui commencèrent à la soutenir. On put voir fleurir des “Men are trash” ou encore des “À bas le patriarcat”, comme symbole d’une volonté de renversement de l’ordre établi.
La révolte des faibles envers les forts résonnait dans les esprits de tout un chacun. Cet acte anodin fut la goutte d’eau de trop. Celles, que l’on a méprisées pendant tant d'années, en avaient assez de se laisser faire. À trop être passif dans un environnement insensible à la condition d’autrui, on se laisse marcher dessus.
— Oppresseur, dehors ! scanda à tue-tête cette petite poignée de résistantes de la première heure.
Bientôt toute la rame partit en croisade contre lui. Pour sa survie, il préféra fuir au prochain arrêt, tout en les invectivant, dans un ultime acte pour sauver la face. La défaite est souvent amère quand elle possède un caractère irrémédiable, car elle met fin à tout espoir.
Après cet événement, nous rejoignîmes l’arrêt de bus sans grande difficulté, même si ma mère affole son monde par peur d’arriver trop tard. D’ailleurs, je n’ai toujours pas compris pourquoi nous n’avions pas pris l’avion.
Les prétextes de ma meilleure amie ne m'avaient guère convaincu. Elle me disait que le voyage était plus écologique, et que ça nous permettrait d’admirer les paysages. Moi, ce que je voyais, c’était le temps à rester dans ce maudit bus. Plus de dix heures passées à être assis, alors que le vol n’aurait duré que deux heures tout au plus ! Je me demandais si pour elle, notre voyage n’avait pas un but expiatoire.
— Nous y voilà, s’exclama mon père, ne sachant pas comment cacher ses angoisses à l’idée de me voir quitter le cocon familial.
— Si jamais vous avez quoi que ce soit, appelez-nous, même à 5h du matin ! Lucas, décroche le téléphone quand je t'appelle et surtout passe un coup de fil dès que tu es arrivé ! renchérit ma mère, complètement affolée par la situation. Une véritable maman poule, qui n’a jamais supporté de me voir loin d’elle plus d’une journée.
— Je ne suis plus un bébé. Je suis majeur et vacciné ! répliquai-je, essayant en vain de leur faire comprendre que je devais voler de mes propres ailes.
— Oui, on le fera promis ! répondit Capucine d’une voix calme et enjouée. Elle connaissait son caractère un peu trop protecteur.
Avant de monter dans le bus, mes parents m’agrippèrent dans leur bras en pleurant. Nous souhaitant un bon voyage, à regret. On aurait dit que j’allais les quitter à jamais. Puis, le moteur du bus se mit à ronronner. Plus de retour en arrière possible. Une nouvelle page venait de se tourner.
Au-dedans de ce dernier, je me sentais pris au piège au beau milieu d’une jungle sauvage.
Hérité d’une coutume ancestrale octroyant aux anciens la primauté. C’est bien eux, qui siégeaient aux premières places. Gare à ceux qui l’oublient ! Ils se font vite rappeler à l’ordre (à l’exception des femmes enceintes et des handicapés qui bénéficient de leur bienveillance).
Ils insistent pour descendre avant tout le monde. Ils radotent les mêmes histoires en boucle, comme cette mamie tricoteuse, qui n’arrêtait pas de vanter les mérites de sa petite fille, non moins majestueuse que la princesse Sissi, à son pauvre voisin. Heureusement, celui-ci ne sachant régler son sonotone ne put comprendre ce qu’elle disait.
Au milieu, c’était le territoire de ceux qui veulent passer incognito. À l’image du couple s'étreignant jusqu'à créer un malaise autour d’eux ou encore de l’adolescent boutonneux incapable de décrocher sa console. Mon cas… Dans ce troupeau inoffensif, on pouvait repérer une espèce très dangereuse… les pervers sexuels ! Tout le monde en avait peur, et priait pour ne pas être remarqué par ces redoutables prédateurs.
À l’arrière, les troubadours alcoolisés prenaient un malin plaisir à casser les oreilles aux autres passagers. Heureusement pour moi, mon casque me permettait de ne pas être impacté par les fausses notes de ses apprentis chanteurs, des paroles grivoises de leurs musiques paillardes ou encore de leur vandalisme du lac des Connemara.
Lors d’un rare moment à observer mon environnement. Je pus distinguer un drôle de coyote qui rôdait autour de nous. Le prédateur scrutait avec attention Capucine. Son excitation pour elle fut si importante que ce détraqué se touchait ses parties génitales, à chaque fois, qu’elle tournait une page.
L’attention de mon amie, étant obnubilée par ses lectures, son innocence fut saine et sauve. Je jetais un oeil sur le nom du livre qu’elle lisait : À la recherche du temps perdu. Encore un nom absurde d’un écrivain, qui veut se faire remarquer avec un jeu d’esprit ! Courir après une chose immatérielle. Et puis quoi encore !
Des fois, je me dis que cette pauvre âme s’inflige de telles souffrances à vouloir s'évertuer à comprendre ces gens-là ! Elle est si naïve sur le monde, qu’une secte peut lui faire subir un lavage de cerveau sans qu’elle s’en rende compte… Sans personne à mes côtés, c’était devenu ma mission de la protéger !
Comment ce pervers osait-il la regarder ainsi ? Pour qui se prenait-il ? Je ne comprendrais jamais le but de ses hommes, qui voyant la beauté incarnée, veulent absolument la souiller. Ils prennent un malin plaisir à s’imaginer des plans tordus avec elle, et à la voir rabaissée au même niveau que leur pathétique existence.
Le problème avec ce genre d'individus est qu’ils sont inaptes à comprendre leurs propres limites. Ils franchissent donc toujours le Rubicon, les conduisant vers leur propre perte. C’est ce qui arriva à notre pervers, quand il gicla sa purée sur le visage de sa voisine endormie. Il voulut éviter cet acte, mais ne sut pas comment faire. Lui, qui n’a jamais appris à s’empêcher !
Un hurlement de terreur coupa court à toutes les discussions du bus. Il provenait de sa victime, qui venait d’être réveillée, par une drôle de sensation sur son visage. Elle le tâta, et constata qu'une immonde substance blanchâtre avait imprégné sa joue gauche, ainsi que ses cheveux. Un profond sentiment de dégoût l'envahit. Elle s’essuya dans la précipitation avec un bout de tissu trouvé dans son sac.
Puis, cherchant une explication à la situation qu’elle venait de subir. Elle vit son voisin recroquevillé sur lui-même, le pantalon légèrement déboutonné. Prise de panique, elle se mit à hurler à pleine bronche, enchaîna les coups de poing envers ce dernier, qui ne chercha même pas à se débattre, puis courut dans l’allée jusqu’à attendre le coin des personnes âgées, effarées par cet odieux spectacle.
Voyant son visage, et son air effrayé, tout le monde comprit qu’elle venait de subir une agression à caractère sexuel. Plusieurs se ruèrent sur son agresseur pour le passer à tabac. Gros dégueulasse, pervers ou encore phacochère revenaient en boucle.
— Je le savais, il y a toujours des détraqués sexuels dans ses bus ! s'indignait une petite dame, choquée par le spectacle auquel elle venait d'assister.
— Les femmes bien potelées sont très attirantes pour un homme bien fait. Moi-même, je ne suis pas insensible à leur charme… mais de là, à faire ce qu’il fait. C’est inacceptable ! Inacceptable ! disait un homme, dont l’allure à la fois excentrique et élégante, détonnait un certain attrait pour la sape.
— Mon bon monsieur… Vous avez vu leurs sites de cochons malades ? Quand j’ai vu mon fils de seize ans y aller, j’ai tout de suite appelé mon voisin pour qu’il ajoute le contrôle parental. Ils parlent beaucoup de nous. Ils nous appellent les beurettes. Ah non, ce n’est pas possible d’autoriser ça ! s'écriait la voisine de ce monsieur.
— Il mérite qu’on lui coupe la bistouquette ! cria une autre femme, la soixantaine dépassé, devant l’hilarité générale.
— Ne vous inquiétez pas, Mesdames et Messieurs, je suis des forces de l’ordre. Je surveillerai notre petit délinquant. D’ailleurs, je vais m'asseoir juste à côté de lui, et je cède ma place à la victime.
Celle-ci remercia son preux chevalier par cette phrase. Que Dieu te bénisse. Comme s’il était impliqué dans cette histoire.
— Écoute petit dépravé, si tu recommences, tu vas direct à l’hosto, Capiche ? Se mit à dire le policier à l’encontre de l’agresseur en le fixant droit dans les yeux, pour lui faire comprendre qu’il n’était pas là pour plaisanter !
Il hocha timidement la tête devant les regards méprisants d’une foule en colère. Après cet accident, je ne l’ai ni vu ni entendu. Comme quoi, tout finit par s’arranger un jour, si on a assez de patience pour en récolter les bénéfices.
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