Ma bande d'amis (un peu spéciale) - Lucas
Selon que vous serez puissant ou misérable. Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir, disait La Fontaine. Hélas, il m’est impossible de le contredire sans abuser d'arguments fallacieux, en omettant aussi que ça s’applique au cursus scolaire.
Parcoursup se veut être une porte d’accès à l’université. Le ministre de l'Éducation a même fait de l’égalité son cheval de bataille, tout en cachant habilement des inégalités plus fondamentales, comme celle des chances scolaires. Bien sûr, les premiers de la classe d’une université de l'Ouest parisien sont ravis, mais le cancre des quartiers populaires subit une fois de plus, les stigmates d’une société où il vaut mieux être né avec une cuillère d'argent dans la bouche.
Une propagande stalinienne a même été instaurée pour mettre sur un pied d’estale, les petits "Stakhanov" en la personne des bonnes élèves. On vante les mérites personnels des personnes sélectionnées dans les meilleures filières, en occultant avec aisance la triste réalité. Seule une poignée d’indigents peuvent accéder aux écoles les plus prestigieuses, à travers des bourses copieusement relayées par le système en place.
On simule un semblant d’égalité pour mieux fermer les yeux sur les statistiques accablantes. Si le commun des mortels savait qu’uniquement un pour cent des élèves de l’ENA ont un père ouvrier, il dirait que ce n’est pas très fairplay. Ô, les nantis, eux, ils connaissent le coup de piston… Ils te diront qu’il n’y a point de privilèges à ça, et qu’il fallait te faire un réseau, même s’ils omettront de te dire qu’ils ont hérité du leur.
Bon sang, mais le bougre de Bourdieu le disait bien ! Le jeu est truqué, d’ailleurs, c’est la raison pour laquelle ils en sont les maîtres incontestables. Les parents les plus cultivés font hériter leurs gosses d’un capital culturel, car eux, ils ont le temps d’en bouffer des bouquins. A contrario, le pauvre clampin galérant à payer les factures, lui, a juste le temps de pleurer sur sa misérable existence !
C’est vrai que les prolos n’utilisent pas de beaux mots, n’ont pas les codes du chic et du raffinement, ils sont lourds et vulgaires… Ils ne connaissent pas ça les vernissages, les brunchs entre amis, les collectes de fonds pour les œuvres de charité ou encore les rallyes mondains. Eux, ils se vautrent sur le canapé devant un match de foot la petite binouze à la main, vont au PMU du coin jouer leur maigre salaire, voire pire, se font embrigader dans des bastons à n’en plus finir, comme des vauriens.
Les bourgeois sont comme une meute de loups marquant leur territoire en usant d’injonctions morales, qui sont autant de preuves de leur domination sur une plèbe ignare, égoïste et vulgaire. Ils se considèrent comme des êtres supérieurs, dotés pour certains, d’un quotient intellectuel pouvant égaler celui d’Albert Einstein.
Ils ont bien pensé à toutes les règles pour gagner à tous les coups, tout en exerçant une violence symbolique contre ceux qui ne rentrent pas dans le moule. On les brise jusqu’à ce qu’ils abdiquent toute velléité envers la politique en place, et si on n'y arrive pas, on les ostracise pour éviter que leurs cerveaux malades contaminent les autres. La mécanique est bien rodée !
Mon père m’a longuement tapoté l’épaule pour mon premier jour, sa fierté était devenue proverbiale. Son sourire aux lèvres illuminait son visage, ainsi que la pièce dans laquelle je me trouvais. Il rêvait déjà d’être mon mentor, alors que je venais tout juste de lui annoncer que je commençais un cursus de sociologie. Ah, le fils marche sur les pas de son père, disait-il avec grandiloquence. Ce qui eut l’effet d’amuser ma mère, n’ayant pas l’habitude de le voir si enjoué. Je pense qu’il était ému que je reprenne la relève, même si j’avais aussi longuement hésité avec la psychologie, mais ma fascination pour les études des mouvements sociaux a parlé pour moi.
À peine arrivé à l’université, qu’on m’imposait déjà de suivre la présentation ennuyeuse du cursus par la doyenne, bien dépassée par la tâche qui lui incombait ! Au moment de s'asseoir dans l’amphithéâtre pour le cours d’histoire, une bande d'insurgés fit irruption pour montrer leur désapprobation envers une critique maladroite du professeur. Celui-ci n’avait guère apprécié les vandales à l'origine de la profanation de la statue de George Washington, pour une raison qu’il jugeait grotesque. Pour lui, avoir possédé des esclaves ne le rendait pas moins grand !
La bande hurlait à tue-tête : “Roger démission, Roger démission, Roger démission. Vieux facho, hors de ma vue !”. La peur de ce petit homme devenait de plus en plus palpable. Il regrettait amèrement sa prise de position, et se sentait visiblement dépassé par la tournure des événements . Sa simple critique s’était transformée en une affaire d’État pour une société fragmentée où un vent de jeunesse cherche par tous les moyens à faire éclater le statu quo.
J’éprouvais un profond sentiment de pitié face à la détresse de ce vieux sénile, et par un courage inattendu, je me fis l’avocat du diable :
- “Que celui qui n’a jamais commis la moindre faute lui jette la première pierre ! Sommes-nous infaillibles aux erreurs humaines ? Roger a certes commis l'inénarrable en s'indignant contre la statue d’un misérable esclavagiste tombé lors des manifestations, mais c’est à cause de son amour de l’histoire.
Une mère n'aime-t-elle pas ses petits, même s’ils ont commis des crimes ? Pour Roger, ses petits, ce sont les personnages de l’histoire représentés par ses statues."
Le professeur acquiesça timidement de la tête, en signe d’approbation, puis s’excusa platement pour ses propos indignes. Une aberration pour un esprit aussi instruit que le sien.
La meneuse de la bande, Inaya, me toisait fixement du regard. Il semblerait que mon discours ne l’est pas laissé indifférente
- Dis-donc mon petit, tu parles plutôt bien ! Ça te dit de rejoindre notre groupe, on a besoin de nouvelles têtes bien remplies pour notre combat ?
N’ayant pas vraiment d’amis, j’acceptais la proposition de celle qui allait devenir ma plus grande alliée. Leur QG ressemblait plus à un repaire de superhéros qu'à un local de syndicat étudiant. Des posters Marvels ornaient chacune des façades, sans exception. Quand je vis les déguisements soigneusement rangés, et l’imposante statue de la panthère noire était disposée juste derrière le bureau d’Inaya avec la citation: “Wakanda for ever”. J’avais la nette impression d’avoir intégré la ligue des justiciers.
Elle était composée de trois groupes :
- Les Sentinelles : munies d’un téléphone portable dernier cri. Déterminé à combattre la haine sur Internet. Ils surveillent activement la “Fachosphère” pour dénoncer tous les propos immondes ou les fausses informations que l’ennemi partage. Leur mot d’ordre est: “No Pasaran”.
- Les activistes : Ils adorent interpeller les dirigeants politiques sur des sujets brûlants de société comme l’écologie ou les discriminations, et classe ses derniers du plus gentil au plus méchants.
- La milice : adepte des actions coups de poing. Elle organise régulièrement des manifestations surprises. Inaya en est la meneuse ! Leur objectif est d’abattre ce système inégalitaire, tout juste bon à spolier les honnêtes gens, ou à oppresser les plus fragiles d’entre nous, en les pressant comme des citrons.
Les causes se comptent par milliers. Racisme, antisémitisme, sexisme, homophobie, transphobie, grossophobie, validophobie … Il est temps de renverser la pyramide pour que les puissants se retrouvent la tête à l’envers.
Nous étions impatients de parader fièrement, main dans la main, au premier rassemblement des syndicats, comme si une soif insatiable nous fustigeait pour mieux nous tourmenter. Malheureusement, un nouveau syndicat entrait avec fracas au conseil. Des hommes aux teints pâles et livides s’approchaient dangereusement de notre petite assemblée.
Ils étaient d’humeur maussade, on aurait dit des suppôts de Charles Maurras revenu d’entre les morts pour venir nous tyranniser. Ce qui en disait long sur la puanteur de leurs idées, qui malgré leur costume trois pièces, ne saurait cacher à un œil aguerri, une laideur d’âme si repoussante, que même un saint n’oserait s’approcher d’eux.
Cette vermine de droite n’avait qu’un mot à la bouche : Immigration. Il prônait avec fierté des valeurs désuètes, comme la famille, la patrie, le sens du travail et autre abomination, sonnant comme autant de résonances d’une France rance, dont les moisissures habillaient abondamment les murs de leur maison. Pour eux, le problème venait des étrangers, tout était bon pour ne jamais se remettre en question.
Une blonde au visage angélique rentrait à son tour devant les regards médusés d’une audience aux aguets. On lui aurait donné le Bon Dieu sans confession. Sans qu’on ait eu le temps de souffler. Elle s’était déjà assise au milieu des troubles-faits, en se présentant comme la porte-parole de leur mouvement. Tel un joyau entouré d'excréments. Cette annonce fit l’effet d’une bombe, dont la déflagration réveilla même en sursaut les dormeurs du fonds.
Plusieurs esprits malléables osèrent même dire… Si j’avais su qu’il y avait des avions de chasse chez eux, je les aurais rejoints direct, s'exclama un traître de l’arrière !
Le désordre se faisait de plus en plus croissant au sein de nos troupes. Certains séditieux réfléchissants même à rejoindre l’ennemi en cachette. Comment osaient-ils remettre en cause les bienfaits du progrès ? Alors que celui-ci dépasse chaque jour ses limites, et que l’annihilation totale de l’obscurantisme est presque terminée. L’idée de revenir aux heures les plus sombres de notre histoire me glaça le sang.
Inaya préparait déjà la riposte contre l’envahisseur. Mes yeux rivés sur elle, je la vis se diriger discrètement en direction de la sortie, puis sortir de son sac deux gros pétards, tout en se cachant de la masse. D’un coup d’un seul, elle les balança vers l’arrière. La détonation fit paniquer tout le monde, qui cherchait à sortir au plus vite. Devant mon regard circonspect, elle me caressa chaleureusement ma joue et eut cette phrase que je n'oublierai jamais: “Dans la vie, il faut faire des choix, et parfois ils te briseront le cœur" . Il m’était difficile de savoir de quoi j'étais le témoin, mais je devais faire avec !
La mémoire pour seul pouvoir. Celui de ne jamais oublier que l’infâme peut empester notre maison aussi vite qu’une traînée de poudre, si on ne fait rien pour l’éradiquer. Peut-être que le combat n’est jamais terminé. Qu’il est de tout temps et en tout lieu !
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