Une vie d’amour - Capucine
Une vieille dame rabougrie à l’allure légèrement excentrique s’approcha de moi. Au vu des regards acerbes s'abattant sur cette dernière, le voisinage ne l’appréciait guère. Certainement à cause d’un va-et-vient incessant d’hommes dans l’appartement n°33. Celui où elle vivait. Niché non loin de Pigalle, il n’était pas rare que les chalands y passent en coup de vent.
Tout le monde spéculait sur son compte, sans toutefois réussir à accorder ses violons. Pour certains, elle tirait les cartes, pour d’autres, elle était la courtisane d’amateurs de très vieux vins. Il est vrai qu’une légende urbaine circulait dans le quartier, évoquant l'existence d’un vin des morts offrant la vie éternelle, ou un truc du genre… car avec les légendes urbaines, la vérité est souvent enveloppée dans un tissu de mensonges.
Elle chuchota à mon oreille, d’une voix suave emplie de malice, des phrases alambiquées à l’image de notes laissées sans réponses. Elle me parlait des voiles ensevelissant l’amour, comparable à de redoutables illusions. Plusieurs lui venaient à l’esprit, comme le désir de concupiscence ou la volonté d’en posséder l’exclusivité. Privatiser l’amour... Quelle drôle d’idée, s’exclamait-elle d’un ton désapprobateur !
Elle me dit que le véritable amour se partage sans modération, et que par sa seule parole, on avait l’obligation de lui être fidèle sans rien demander en retour. Rien que ça ! La confiance devait régner d’une main de fer, et son hégémonie serait incomparable avec les choses de ce monde. Peu de temps après m’avoir dit cela. Elle disparut sans que je comprenne la raison pour laquelle elle m’avait apostrophée.
Je compris bien des années plus tard, ce qu’elle voulait dire, sans tout de même en saisir toutes les nuances. Comme ce jour où il a suffi d'un regard pour rallumer une flamme éteinte depuis peu. Qui est-ce ? Si ce n’est l’individu, qui m’a tant fait souffrir.
Pourquoi ô divin amour t’acharnes-tu sur ma pauvre carcasse ? Pourquoi ce cœur si doux d’habitude m'exhorte à aimer un homme que j’aimerais détester ? De vulgaires poupées gonflables… voilà ce que représente la gent féminine à ses yeux ! Des êtres inférieurs ayant envers lui un devoir d’obéissance. Souris-moi et tais-toi. Soumets-toi à moi, car tu es à moi. Une servitude involontaire imposée par ceux-là mêmes, qui tiennent le monde entre leurs mains. L’injustice est-elle devenue dépourvue de la moindre pudeur ?
Je n’étais pas la seule à être stupéfaite par cette rencontre fortuite. Lui aussi se serait bien passé de me voir. D’après ses dires, il s’était improvisé livreur de fleurs pour s’excuser de son comportement déplacé. Des excuses… encore des excuses ! Avec lui, elles ne sont jamais le fruit d’un ferme propos, d’un engagement sincère de ne plus réitérer ses basses œuvres, et donc les actes ne suivent pas. Ce genre de parole ne vaut rien ! Pas même un kopeck d’un vendeur de vodka frelaté.
Une seule ombre au tableau… mon coeur… toujours à vaciller en sa présence. Impossible d’enlever une image de la tête. Celle de mon chevalier servant, retenu prisonnier dans les cachots d’un château parisien, détenu par un bourreau sanguinaire.
Celui-ci venait de m’envoyer une mise en demeure m’enjoignant à venir le délivrer des griffes de ce monstre. L’image de son joli minois agonisant au sol était similaire à une supplication, dont je ne pouvais ignorer l’existence. Je voulais le sauver. Je l’aimais, plus que je ne m'aimais. Que l’on me jette aux lions, si je ne demeure pas en sa présence. Que diable m’arrive-t-il ? Je deviens folle ! Je ne dois pas… je ne peux pas ! Il faut que je refuse de suivre l’injonction de ce cœur amouraché, mais il est plus fort que ma volonté… je n’y arrive pas… alors je cède !
Aux abords du château, un visage inexpressif me scrutait de fond en comble. Il semblait m'attendre de pied ferme. Dans une telle circonstance, toute personne sensée rebrousse chemin, mais la raison m'avait abandonné à mon triste sort. À peine le temps de prendre peur, qu'il se tenait déjà devant moi, la main me saisissant l'épaule, comme pour me retenir prisonnière de son emprise.
Il me proposa de l'accompagner dîner, ce que je ne pus refuser. Lors d'une discussion de haute volée sur l'influence de l'art dans la société. Il ne voulait pas en démordre, pour lui, on peut faire et défaire les civilisations par cette chose anodine. De prime abord, elle nous paraît inutile, mais elle porte en son sein des messages symboliques, qui inspirent toute la société, sans que cette dernière s'en rende compte !
Cela se voyait que je n’étais pas réceptive à ses paroles. Mon hôte était visiblement très troublé par mon incrédulité. Chose inenvisageable pour un être aussi éclairé que le sien. Il désirait ardemment que je loue son intelligence sans borne, alors il me lança donc un défi ! Jouer Roméo et Juliette avec mon amoureux. Si j’arrive à suggérer aux hommes de l’assemblée de demander leurs femmes en mariage, je gagne, et mon amoureux est libéré ! Sinon … je serais sa compagne pour l’éternité.
Défi accepté, m’écriai-je par goût du jeu, même si mes parents ne m’avaient pas légué un don pour le chant ou la danse. Ma naïveté ne me permit pas de voir le piège qui venait de se refermer derrière moi. Dans tous les cas, c’est le casino qui rafle la mise. Dans l’éventualité d’une victoire, c’est son esprit brillant que je loue, car il aurait eu raison. Dans la perspective d’une défaite, il pourrait attribuer ses paroles à une ruse habilement préparée pour que je devienne sienne.
Nos premiers pas sur scène furent chaotiques, dignes d'un des plus grands navets du cinéma français. Mon partenaire sous le coup du stress n’arrivait même pas à me tenir la main, c’est pour dire ! Pire, il me marchait même sur les pieds, et lors d’un geste brusque du bras, il me fit trébucher devant les rires sardoniques d’une assemblée ravie de ce spectacle risible. Nos premiers chants furent conclus par des jets de tomates pourris à notre encontre.
L’ennui se faisait ressentir, et les hurlements d’une horde de sauvages retentissaient à nos oreilles. En dépit de ça, seule la victoire nous importait, quel qu’en soit le prix ! Au bout de longues minutes de calvaire, nous réussîmes à prendre nos marques. La confiance construisait un barrage de castor contre les critiques. Le respect s’était instauré dans l’assemblée, et y faisait régner sa loi. La loyauté démontrait la vérité sur notre amour mutuel, quand nous faisions tout notre possible pour retenir la chute, quitte à tomber à deux !
Nous étions dans le même bateau. Si l’un échouait, l’autre échouait aussi. La collaboration était la seule issue possible.
Il y a une chose indispensable à apprendre avant d’entreprendre une telle entreprise… L’art du rythme ! Un chemin, qui ne s’ouvre ni aux paresseux ni aux fougueux. Il faut être patient, attentif au moindre geste, et s'empoigner à suivre le mouvement sans rechigner. Il faut que ça devienne instinctif, à l'image d'un sixième sens que nous aurions développé.
Malgré tous nos efforts, il nous manquait l’ingrédient qui fait toute la différence. L’harmonie engendrée par la synchronicité absolue de la parole et du geste se retrouvait emportée par un vent de frénésie amenant avec elle un rythme saccadé, comme si d’un coup, nos pianos n’étaient plus accordés.
Notre propension à rechercher la puissance est la cause de notre chute. On croit pouvoir imposer notre tempo aux autres, mais on devient prisonnier du mouvement qu’impose cette quête. On ne jure que par le nombre de pulsations jusqu’à préférer une cacophonie à une mélodie.
Dans tout ce tapage, on ne sait plus où donner de la tête. Tout est devenu frénétique. Les sons cherchant à se chevaucher les uns les autres pour garantir leur survie. Les images se succèdent sans qu’il y ait de fil directeur. On dirait une œuvre créée sous l’emprise de cocaïnes. En tant que spectateurs, on ressent une gêne dans les premiers temps, mais au bout d’un moment, on ne peut plus s’en passer. On veut que ça bouge, que ça claque, que ça tape, que ça envoie du lourd. On veut se perdre dans l'abîme jusqu'à ne plus être soi-même. Le néant nous fascine par son absence de valeur. On se dit qu’on lui ressemble, d’une certaine manière.
Cependant, nous refusions de finir comme nos concurrents, désagréger par leur absence de rythme. Sans nous en rendre compte, nous avions déjà en nous-mêmes l’ingrédient mystère. Notre amour inconditionnel, l’un envers l’autre. Celui qui a ordonnancé l'union de nos deux âmes sans considération pour nos petites individualités, laissées à l'abandon par ce décret.
Peu après, nos pas se suivaient sans se chevaucher, nos voix s’accordaient sans se mélanger, et mieux encore nous ne faisions qu’un. À l’image de la résonnance d’une seule et même entité
À la fin du spectacle, une salve d’applaudissements se répercutait dans la salle pour saluer notre prestation. On aurait dit que chaque parcelle de nos êtres respectifs avait fusionné, car même le bourreau ne réussit pas à nous séparer. De surcroît, j'ai pu apercevoir quelques hommes en génuflexion faire leur demande en mariage, convaincu du bien-fondé de cet acte. À bien des égards, notre victoire fut complète.
Un état singulier saisit tout mon esprit jusqu’à le traîner dans une salle du château, dont l’existence m’était inconnue. Il semblerait qu’au cours du trajet, l’amnésie ne se dérangea pas pour me voler quelques souvenirs. Si bien que j’eus oublié pour laquelle j’étais venue, ni même qui j’étais vraiment. Tantôt, je me voyais comme une petite fille éperdue, tantôt comme une femme libre d’aimer selon son coeur.
Au fond, je m’en fichais bien de ces fichues questions. Une seule m’importait à cet instant précis. Vivre le moment présent. Cela peut paraître stupide dit comme ça, et ça l’est d’une certaine manière, mais je ne divaguais plus dans mes pensées. J’oubliais de me tracasser du futur et j’arrêtais de me restreindre à cause de mauvaise expérience passée.
En fait, sans m’en rendre compte, je venais d’expérimenter la véritable liberté. Celle qui ne se détermine pas par des conditions matérielles inatteignables sauf peut-être pour une poignée de privilégiés pouvant s’affranchir de ces conditions au prix d’une morale douteuse. Non, je parle d’une liberté bien plus grande, qui ne s’obtient que par un détachement des choses ici-bas ou par un attachement des choses ici haut.
Et vous savez quoi ? Tout le monde peut y prétendre ! Nul besoin d’un compte bancaire ayant autant de zéros que de signes de la vacuité d’esprit de son détenteur. Elle s’offre à tous ceux qui la désirent assez ardemment pour en attirer ses faveurs. Un prisonnier, une malade en phase terminale ou encore un idiot peuvent y bénécifier. Ce qui leur fait un point commun.
Cela ressemblait fort à une seconde naissance, engendrée par la résultante d’un amour sans fin, et créé à partir de la fusion nucléaire de deux êtres. Une sorte d’étincelle de vie voulant se frayer un chemin à travers nos corps unis pour rendre témoignage. Peut-être, est-ce la raison pour laquelle nous procréons, au-delà de l’aspect égoïste que certains pointent du doigt. Devenir un maillon d’une chaîne plurimillénaire en s’inscrivant dans un mouvement qui dépasse notre petite individualité. Léguer ce que l’on nous a légué auparavant. Voilà ce que l’on voudrait oublier à notre époque pour ne dépendre de rien !
Dans la genèse de ma nouvelle vie, la donne avait changé. Fini la vie de soliste. Je reçus de main propre, une lettre m’informant que je venais de rejoindre un orchestre, composé uniquement de deux membres, mais pouvant s'agrandir à tout moment. Le comble est qu’elle fut signée de ma main. Pourquoi ai-je comploté contre moi-même ?
Plus tard, l’intégralité du contrat me fut adressée. J’apprenais que je n’étais pas seulement une membre de cet orchestre, mais une de ses possessions ! Je devais me soumettre sans discuter à la moindre de ses injonctions, données en la personne du chef, mon bien-aimé. Je trouvais cela hautement discutable et en dichotomie totale avec l’époque dans laquelle j’avais grandi, mais admettons ! Le chef se devait de respecter la charte, prendre l’intégralité des responsabilités sous ses épaules, et s’engager à se sacrifier dans le cas où le groupe serait menacé, sinon tout accord tomberait à l’eau.
Est-ce cela l’amour ? La manifestation d’une dévotion sans borne. Une volonté de se donner sans concession, quitte à endosser le rôle de martyre. Ne plus tirer profit des événements de la vie. Pire encore, accepter de devenir une servante écarlate. Celle que l’on prend en pitié en espérant ne pas subir le même sort.
On nous le rabâche bien à l’école de faire attention, de ne pas trop s’attacher, mais il arrive un moment où les digues sautent. C’est vrai que d’un point de vue purement comptable, c’est plus profitable d’utiliser autrui dans une quête de jouissance que de tomber en dépendance affective.
L’unique bémol de cette mentalité individualiste est qu’une vie sans partage laisse un goût amer dans la bouche. La grandeur d’âme se faisant éclipser par l’écrasante cruauté de la mesquinerie.Tous nos choix résultent alors d’une stratégie savamment orchestrée dans le but de défendre nos intérêts envers le reste du monde. Seul contre tous devient notre crédo.
Notre vie se résume bientôt à une caricature grossière. On se vante d’avoir la plus grosse voiture, un corps dont l’esthétique ne laisse guère dépasser la moindre trace de graisse, des amis formidables que l’on vomit à chaque fois qu’ils ont le dos tourné, sans parler de nos enfants que l’on délaisse par faute de temps.
Si une personne sert nos intérêts, on la glorifie, mais si ce n'est pas ou plus le cas, on la maudit jusqu'à la fin de ses jours.
En contemplant les yeux de mon amoureux, j’ose m’imaginer une vie de pauvreté, de labeurs, et de souffrance avec lui, et je la préfère à des années-lumière à une vie d’opulence sans sa présence. Il est des choses que même des billets de banque fraîchement sortis ne sauraient achetées…
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