C'est quoi ce bordel?
La nuit commence à tomber dans ma petite chambre de vieille adolescente, chez mes parents. Cette nuit, je suis seule à la maison. Mes frères sont partis loger chez des amis. Les animaux sont depuis un bout de temps dans leur nid ou panier. Je suis donc totalement seule et libre de faire ce que je veux. J'ai envie d'aller me promener dans les bois, mais il est trop tard pour ça. J'ai passé toute la journée à l'intérieur pour travailler sur mon mémoire, et j'en ai oublié de prendre l'air. Je peste sans que ça ne puisse changer quoique ce soit et me remets au travail.
Un grand bruit me réveille. Je me suis encore endormie sur mon ordinateur et je le sens déjà dans la nuque. À force de travailler plus de vingt heures par jour, je m'endors partout. Je pousse un soupir et me dirige vers mon lit. Une minute, papillon! N'y a-t-il pas eu un grand bruit, dehors? À moins que mon imagination ne me joue encore un tour. Ça ne serait pas la première fois que le manque de sommeil me flanque des hallucinations, ni la dernière…
Je retourne au lit, bien décidée de dormir jusqu'à ce que le soleil ne me réveille. Puis j'entends quelqu'un grommeler dehors. Cette fois, je sais que ce n'est pas une hallucination. Je m'empare de ma batte de baseball qui ne quitte jamais ma chambre et descends dans le salon.
Dans sa cage, le lapin de mon frère tape de la patte, sans doute effrayé par le boucan créé par le géant debout sur la table de la salle à manger. C'est quoi ce bordel? Qui est cet homme? Et que fait-il debout sur ma table au milieu de la nuit? Aucune porte ni fenêtre n'est ouverte, sinon l'alarme se serait enclenchée. Comment est-il arrivé ici? J'allume la lampe située au-dessus de sa tête, ce qui le fait rouspéter et sursauter. Je m'arme en empoignant ma batte comme je l'ai appris durant mes vieux cours de sport, prête à lui casser la tête s'il ne part pas très vite de chez moi. J'avance à petits pas silencieux jusqu'à lui, me préparant à lui niquer les genoux.
Mais ce con se retourne à ce moment-là et ses yeux noirs se plongent dans les miens. Mes mains lâchent le morceau de bois, mon cœur se met à battre rapidement, comme pour me préparer à piquer le sprint de ma vie, et mon cerveau m'envoie un signal d'alerte. Je suis face à un prédateur et je ne sais que je ne suis pas assez forte que pour le battre. Je suis dans la merde.
L'intrus me fixe de son sombre regard, l'air aussi perdu que moi. Mon cerveau me hurle de partir à toutes jambes, mais mon corps ne peut pas bouger, comme si une chape de plomb l'enserrait. Je veux partir alors que ça m'est impossible.
- N'ais pas peur, petite humaine, je ne te ferai pas de mal.
- Qui… Qui êtes-vous? Que faites-vous chez moi, sur ma table à manger au milieu de la nuit?
- Il me semblait bien que le plafond était bien bas… Je suis désolé, je me suis trompé dans ma destination.
- Ça ne répond pas à mes questions. Qui êtes-vous et qu'est-ce que vous foutez chez moi?
- Je suis Franck, et je me suis trompé de destination. J'allais chez mon roi, mais mon portail m'a laissé tomber ici à la place…
- Votre… Votre portail? Vous avez pris quoi pour être dans cet état? Pas de cocaïne, ni d'héroïne. De l'acide? Des amphétamines truquées?
- Je ne prends plus de drogues depuis trente ans.
- Mais bordel! Foutez le camp avec votre saloperie. J'ai autre chose à faire que de vous mettre à la porte! J'ai à peine dormi trois heures sur vingt-quatre et il faut que je dorme un peu pour pouvoir finir mon mémoire demain!
- Respire, petite humaine. Je vais partir. Indique-moi juste la source de magie la plus proche, je suis à sec.
- Après les portails, de la magie. Et puis quoi? Vous voulez aussi savoir où je cache ma licorne? Prenez la porte comme n'importe quel humain normal!
Il me regarde comme si je venais de lui raconter la meilleure blague de l'année et s'approche de moi. D'instinct, je lui mets mon poing dans la tronche, me cassant un ou deux os au passage. Bon sang, ce qu'il est dur! Il a à peine bougé alors que j'y ai mis toute ma force. Il me rie presque au visage et se penche vers moi. Je suis à nouveau immobilisée par cette force invisible, ce qui fait monter ma rage. Qui est cet homme? Est-il seulement humain? Plus il s'approche, plus je me dis qu'il ne l'est pas, même si je ne comprends pas ce qu'il pourrait être d'autre.
Entre ses lèvres charnues, je vois ses dents pointues apparaître et j'ai lu assez d'histoires de vampire que pour tirer la bonne conclusion : ils existent et l'un de leurs représentants se tient devant moi, prêt à me tuer.
Il hume l'air autour de moi et, satisfait de trouver ce qu'il cherche, me prend dans ses bras, nous englobant dans la nuit noire.
Je me réveille dans un endroit que je ne connais pas, et il me faut un moment pour me rappeler ce qu'il s'est passé la nuit dernière. Un homme s'est introduit chez moi sans déclencher l'alarme. Pas un homme. Un vampire. J'ai dû me cogner la tête ou vraiment manquer de sommeil pour imaginer de telles histoires…
Cependant, ce lieu m'est inconnu et ne ressemble à rien de ce que je connais. On dirait un vieux cachot, du genre de ceux qu'on trouve dans les châteaux forts moyenâgeux. Il en a l'odeur, aussi. Il y fait sombre et je sens l'odeur désagréable de l'humidité mélangée à la putréfaction. J'en ai la nausée.
Péniblement, je me mets debout et tente de m'orienter vers la porte que je devine à peine dans la pénombre. Elle est faite de bois et est aussi humide que le sol tout en restant solide. Je frappe dessus, espérant attirer l'attention de quelqu'un qui voudra bien me laisser sortir et m'expliquer où je suis.
J'ai l'impression que ça fait des heures que je suis ici. Il fait trop calme, comme si personne ne vivait dans ce bâtiment. J'essaye à nouveau de faire le plus de bruit possible. J'en ai marre, j'ai froid, j'ai faim et si mon horloge interne fonctionne encore correctement, il doit environ onze heures du matin. J'ai perdu de nombreuses heures de travail, enfermée ici sans rien ni personne.
Pour la centième fois depuis que je me suis réveillée ici, je me rends à la porte, hurlant toute ma colère, m'explosant les mains sur le vieux bois plein d'échardes, jusqu'à ce que mon sang se mette à couler. S'il y a des vampires dans le coin, ils seront attirés vers moi et vers l'or rouge dont regorgent mes veines.
Épuisée, la gorge en feu et les poings en sang, fini par me laisser aller contre la porte au moment où elle s'ouvre.
Je sens qu'on me porte avec délicatesse, mais je suis trop mal que pour réagir. S'il faut que je meure, autant ne pas trop souffrir et rester dans cet état…
Tout en douceur, on m'allonge sur des coussins rembourrés et confortables. La torpeur qui m'habitait me quitte lentement en sentant la chaleur de la pièce dans laquelle on m'a déposée. Dans celle d'à-côté, j'entends des voix rageuses et des hurlements de douleur. De ce que j'arrive à percevoir, ce sont principalement des hommes, même si une femme essaye de calmer les belligérants. Puis, recouvrant mes esprits, je comprends quelques mots: humaine, honte, mort, vampire et imbécile. Pas forcément dans cet ordre, mais la voix autoritaire qui les dit m'attire comme un papillon de nuit face à une lumière.
Je me relève, m'assieds avec difficultés sur le divan bordeaux et observé ce qui m'entoure. Des armoires de style Louis XIV en acajou, les murs recouverts de soie rouge sang et de tapisseries représentant les chasseurs à court avec des chiens encerclant un cerf majestueux, un fauteuil recouvert de velours bordeaux fait face au divan dans lequel je suis. Je remarque qu'il n'y a aucune fenêtre apparente et qu'il n'y a que deux portes en bois lourd dont l'une mène dans doute dans la pièce d'où me parviennent les voix. Dans l'ensemble, cet endroit est magnifique et fait rêver la fan d'histoire que je suis.
Quelques minutes plus tard, je me sens assez forte que pour me lever. Je me dirige sans hésiter vers la porte d'où sortent les voix qui n'ont pas arrêté de crier et de rager.
Cependant, à peine ai-je fait sept pas que cette porte s'ouvre violemment, laissant le passage pour l'homme le plus beau que j'ai jamais vu. Ses cheveux noirs qu'il porte longs sont attachés en un élégant catogan, ses yeux verts émeraude me transpercent et me figent sur place. Rien à voir avec ce que j'ai vécu dans la salle à manger à la Maison. Ici, c'est l'attraction sexuelle qui me retient immobile alors que je m'imagine lécher les tablettes de chocolat que la chemise bleue roi ouverte laisse apercevoir. Mes yeux continuent l'examen du spécimen qui me fait face, une expression choquée sur son magnifique visage, ses lèvres charnues et dessinées entrouvertes. Il est grand, au moins une tête en plus que mon mètre soixante.
Longtemps, aucun de nous ne fait un geste, nous laissant le temps de détailler le corps de l'autre. J'ai envie de me cacher, honteuse du vieux pull de rhéto et du jogging avec lesquels je m'étais habillée pour aller dormir et travailler qui sont encore trempés de l'humidité du cachot dans lequel je suis restée plusieurs heures. Mes cheveux doivent ressembler à un fouillis brun et roux et mes yeux bleus cernés par le manque de sommeil. Mais je reste debout devant lui alors qu'une autre forme d'humidité prend possession de mon corps à mesure que son regard descend de mon visage sur mes seins puis plus bas, vers mon ventre, mes hanches et mes jambes.
On ne bouge pas jusqu'à ce qu'une bombe blonde en micro-robe débarque en minaudant. Micro-robe ou ceinture, selon les points de vue. C'est presque vulgaire. Elle se pend au cou du beau brun qui n'a pas esquissé le moindre geste. Je baisse les yeux vers le sol, prête à prendre la fuite. Je ne sais pas ce que je dois faire. La blonde semble enfin prendre conscience qu'elle n'est pas seule avec lui et que ce n'est pas une chambre à coucher.
- Quoi? C'est ça, la fille qu'il a ramenée, l'autre idiot?
- Ambre. Sors d'ici et va jeter cet imbécile dans le cachot le plus lumineux.
- Mais…
- Maintenant, Ambre. Me suis-je bien fait comprendre?
- Oui, Seigneur.
Boudeuse, elle sort de la pièce en me jetant un regard empli de haine. Je frissonne et chancelle sous ce déchaînement de sentiments négatifs. Le brun me rattrape avant que je ne tombe et me maintient contre lui. Son corps est dur et étonnamment chaud. Mes mains se posent d'instinct sur son torse, le caressant involontairement. Il prend une brève et forte respiration, comme si mon odeur le dégoûtait mais qu'il était obligé de respirer. Je ne sens aucun cœur battant sous mes doigts, ce qui me conforte dans mon idée, cet homme n'est pas humain.
Je devrais m'éloigner, mais je suis irrésistiblement attirée vers et par lui. Je reste donc coincée contre son torse, ses bras refermés sur moi.
- Euh… Merci. Je pense que vous pouvez me lâcher, maintenant.
- Tu es sûre? Tu es encore pâle et ton cœur ne bat pas régulièrement.
- Euh… Oui, d'accord, mais je peux tenir debout seule.
- Mon touché te dérange tant que ça?
- Non! Au contraire! Je… Je veux dire… Je ne sais pas ce que je ressens… Je…
- Ne t'inquiète pas, je ne te ferai jamais de mal, mon bel ange. J'en serai incapable.
- P… Pourquoi? Vous êtes un vampire, non?
- Comment le sais-tu? Si c'est à cause de ce con, je vais l'empaler, ça lui apprendra à apparaître chez les gens comme ça.
- Ça… Ça lui arrive souvent? Et euh… L'empaler? Vous vous prenez pour Vlad III de Valachie?
- C'est pas la première fois que ça arrive, et la dernière fois, on a été obligé de tuer toute la famille… Vlad? Ce vieux bougre? Ce n'était qu'un enfant gâté et trop colérique. Heureusement, il est mort depuis longtemps.
- Tu.. Tué toute la famille? Je ne dirai rien, si c'est ce qui vous inquiète.
- Je sais ma chérie, je sais et tu n'as pas à te tracasser de ça, je tuerai tous ceux qui voudront s'en prendre à toi.
- Pourquoi êtes-vous si gentil avec moi? Je ne suis qu'une humaine arrivée ici je ne sais même pas comment.
- Ce crétin a puisé dans ta magie, t'emmenant avec lui. Ce gamin oublie un peu trop souvent qui est le roi, ici et qui donne les ordres.
- Le… Le roi? Le roi des Vampires?
- Et c'est moi, mon ange. Toi, tu seras ma reine.
- Reine? Moi? Pourquoi. Je ne suis personne et je n'ai pas pour ambition de monter si haut dans la société. Mon poste de bibliothécaire me suffit largement. À la limite, le conseil communal, mais jamais plus haut.
- Tu seras ma reine parce que tu es mon âme-sœur, celle qui m'est destinée depuis toujours, celle que j'attends depuis des siècles.
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