Le bal

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La salle est pleine de monde. Partout autour de moi, les froufrous, les dentelles et les velours virevoltent dans tous les sens. Hommes et femmes dansent au milieu de la piste de danse. Mon père resserre son emprise sur mon bras, rappel silencieux de ma promesse et pour me dire de rester calme et posée. Quelques regards se portent sur nous et se désintéressent tout aussi rapidement. Nous ne sommes que des nobles de plus dans une fête de nobles où toutes les jeunes filles à marier sont présentées à des aristocrates presque tous deux fois plus vieux qu'elles et les quelques uns de notre âge sont les proies les plus recherchées et les plus précieuses.

La valse se termine, les danseurs saluent et le bourdonnement des conversations reprend de plus belle, créant un brouhaha monstre où rien n'est réellement perceptible. Les verres teintent, des rires à peu près élégants se font entendre et je vois plus de déchéance que jamais. À croire que toutes les mères se sont passé le mot pour pousser leurs filles dans les bras de leurs prétendants. Avec plus ou moins de discrétion et de manières. J'aperçois la comtesse de Klin littéralement pousser sa pauvre sotte de fille vers le marquis de Mous, une fois et demi l'âge de la débutante, qui sourit comme s'il venait de gagner à la loterie, dévoilant au passage le manque d'une bonne partie de ses dents. Ayant un peu de présence d'esprit, ce qui est vraiment rare dans son cas, elle se force à sourire mais ne parvient pas totalement à masquer son dégoût. Sa gorge fait plusieurs aller-retours et ses yeux se fixent avec horreur sur les lèvres décharnées du vieux noble.

– Prends un verre de limonade, ma chérie, puis nous irons faire le tour de la salle, m'incite mon père.

De mauvaise grâce, je prends le verre posé à côté de moi, bois une gorgée et accroche ma main à celle de mon père. L'heure qui suit me semble durer une éternité. Les sourires de façade, les regards calculateurs, les doigts baladeurs, j'ai juste envie de courir prendre un bon bain bien chaud et de me plonger dans un livre pour oublier tout ça. Mes parents parlent avec les uns et les autres et ma mère ne peut s'empêcher de faire des sous-entendus à propos de mariage me concernant. Je grince des dents à chaque fois, d'autant plus quand c'est avec des hommes aussi vieux qu'eux.

À la fin de notre tour de salutations, je trouve refuge dans un coin de la salle, derrière le petit orchestre qui continue de jouer, alternant valses, quadrilles et cotillons. J'observe les couples évoluer sur la piste de danse, les têtes rejetées en arrière par des fou-rires et les échanges entre les hauts personnages. Et ça me dégoute. Je profite de la pénombre de mon coin, appuyée nonchalamment contre le mur avec mon verre de limonade. J'aperçois mes parents fouiller la salle du regard à ma recherche. Pourquoi ils continuent de me faire parader comme une poule de compétition? Je n'ai pas envie de me marier, je n'ai que vingt ans et toute ma vie devant moi.

– Est-ce ainsi qu'une charmante demoiselle profite d'une des fêtes les plus prisées de l'année?

– Est-ce des manières d'arriver ainsi derrière quelqu'un de façon sournoise?, rétorquais-je en me retournant.

Devant moi, ou plutôt derrière moi, un homme grand et bien bâti, le visage caché dans les ombres du coin de la salle. Je remarque enfin la porte dissimulée à l'arrière d'une tapisserie représentant une scène de chasse, encore entrouverte sur un couloir sombre. Je me redresse, plaque un sourire aussi doux que faux sur mes lèvres, le regard perdu dans le passage qui attise ma curiosité. Je tente un pas vers la tapisserie mais le malabar se déplace pour se remettre face à moi. Je souffle discrètement pour masquer ma frustration et le fusille d'une œillade. J'aperçois une belle rangée de dents blanches briller, ce qui a le don de m'énerver.

– Vous ne voulez pas savoir où ce couloir mène.

– Et pourquoi? Est-ce que ce qu'il cache est pire que ce qu'il se passe dans cette pièce?

– Pire? N'est-ce pas le paradis pour toute débutante? Un bal très couru, une foule de célibataires à la recherche d'une épouse et de la bonne musique. Que chercher de plus?

– Un endroit calme avec un bon livre? Et tant qu'à faire, un bon feu et un chocolat chaud.

– Plutôt morose pour une dame de qualité. Et un peu trop sage.

– Il vaut mieux ça que de se mettre à insulter tout le monde et de se moquer d'eux pour cette divine comédie pathétique.

– Ça fait beaucoup de rancœur pour un si petit corps.

– Je ne pense pas que nous nous connaissons, monsieur. Ce qui veut dire que je ne vous permets en aucun cas de nous juger, mes manières et moi.

– Effectivement. Mais je sais qui vous êtes, baronne de Janf. En réalité, je connais le visage et l'histoire de chaque personne présente ici ce soir. Cependant, je ne m'attendais pas à une telle répartie de la part de l'héritière la plus riche et la plus désirable du royaume.

– Puis-je savoir qui vous êtes? Que j'aille demander à mon père de vous provoquer en duel avant l'aube?

– Mon grand-père a interdit les duels de toutes sortes. Et sachez que si vous êtes la jeune femme la plus courtisée depuis deux ans, je suis l'homme qui résiste à toutes les matrones depuis cinq ans.

– Vous... Vous êtes le Roi? Je...

– Ne soyez pas désolée très chère, vous avez éclairé cette soirée qui promettait d'être une lente agonie. Bien. Maintenant que les présentations sont faites, préférez-vous m'accorder la prochaine danse avant de nous éclipser par cette porte que vous rêvez de passer par la suite de mon arrivée.

– Si ce n'est qu'une danse et que vous me promettez que nous pourrons partir avant que les rapaces ne rappliquent, je suis toute à vous.

– Vous ne devriez pas me tenter, mademoiselle de Janf.

Sortant enfin de l'obscurité, je découvre le visage du roi souriant avec ses yeux gris brillants de malice. Il me présente son bras au moment où l'orchestre commence une nouvelle valse. Je glisse ma main le long de la manche de brocard lourd et épais, ce qui ne m'empêche pas de sentir la fermeté des muscles de son avant-bras, et me laisse guider vers la piste. Seuls trois autres couples se joignent à la danse et, dès notre arrivée, les murmures couvrent le son des instruments. Pour une fois, il n'est pas difficile de comprendre ce qu'ils disent. Toutes les mères ont repéré le roi et tous les hommes célibataires m'ont enfin repérée. J'espère qu'il tiendra parole parce que je saurais jamais échapper à leurs serres acérées dans le cas contraire.

Un sourire avenant et un murmure pour me rappeler notre conversation, puis il nous entraine dans la danse. Je dois reconnaitre qu'il excelle et me guide de la manière la plus naturelle au monde. J'ai l'impression de ne fournir aucun effort, d'être sur un petit nuage, dans ses bras. Je me sens bien, presque comme si j'étais à la maison avec le nez plongé dans une histoire palpitante d'aventuriers à l'autre bout du monde. Le bourdonnement des conversations reprend son cours, mais la sensation des yeux qui nous fixe et nous sépare me donne des frissons dans le dos, tout net arrêtés par la chaleur de sa main posée sur mes reins. Mon souffle se raccourcit, mes joues rougissent, un million de papillons prennent leur envol dans mon ventre et je ne parviens plus à décrocher mon regard du sien. Ses yeux font la navette entre mes pupilles et mes lèvres, comme s'il rêvait de les embrasser. Seigneur, s'il continue ainsi, il pourra les butiner autant qu'il le souhaite pour l'éternité sans que je le lui interdise.

La valse se termine sur la lamentation des violons et je sais que les rapaces vont attaquer d'une seconde à l'autre. La foule se presse autour de nous. Les danseurs applaudissent les musiciens et les convives se rassemblent sur la piste. Plusieurs mères nous rattrapent déjà, tirant leur pauvre progéniture à leur suite, pour faire les présentations et les pousser à danser avec le monarque. Heureusement, pile à ce moment-là, le duc de Hyne, chez qui nous sommes, monte sur la petite scène, un verre à la main. Ah oui, c'est vrai. Le long monologue du duc de Hyne est mondialement connu pour sa durée et son ennui. Malencontreusement, il est mal venu de ne pas écouter l'hôte qui reçoit à si grands frais dans son palais particulier de la capitale. Tout le monde s'y plie malgré tout, car la demi-heure que nous allons perdre maintenant est contrebalancée par la qualité de la musique et des mets.

Alors que le duc débite son discours, toujours aussi long et ennuyeux que d'habitude, depuis une dizaine de minutes, je perçois les regards qui se vident, les hochements de tête vagues approuvant des paroles qu'ils ne prennent pas la peine de comprendre. La main du roi n'a pas quitté ma taille suite à la valse et se fait de plus en plus pressante, presque insistante. Je détourne les yeux de notre hôte pour rencontrer des iris gris tellement proches de mon visage. Une bouffée de chaleur me prend, mes joues rougissent furieusement alors que mon palpitant se rappelle à mon bon souvenir.

– C'est le moment de s'échapper d'ici.

– Le duc ne nous en voudrait-il pas de partir au milieu de son laïus?

– Vous oubliez que je suis le roi et que s'il n'est pas content, il mordra sur sa chique de tabac s'il ne veut pas goûter quelques temps aux geôles de mon palais.

J'étouffe un éclat de rire spontané et attrape la main qu'il me présente. Nous nous faufilons dans la foule qui s'est détendue, chacun gardant ses distances avec les autres, surtout depuis le bal donné il y a trois ans où la comtesse de Dasf s'est lourdement endormie sur son voisin qui n'était pas son époux en lui bavant sur l'épaule. Le passage n'est pas le plus facile et quelques mères agrippent ma robe pour me tirer loin du roi ou pour l'attirer vers leurs filles. La vicomtesse de Trom me donne un violent coup de coude dans les côtes en poussant sa cadette, la dernière célibataire de la maison qui a le malheur d'écouter les conseils de sa génitrice en matière de vêtements, aussi haute que large vers le roi. Celui-ci stoppe net l'avancée scandaleusement audacieuse d'un regard et glisse à nouveau son bras autour de ma taille pour nous sortir de la masse.

Sortis en un seul morceau et arrivés au bar, nous prenons tout juste le temps de boire un verre d'eau avant de nous diriger lentement et le plus discrètement possible vers la porte cachée derrière la tapisserie par laquelle il est parvenu à la salle de bal tout à l'heure. Je m'arrange pour que mes talons ne frappent pas trop fort le sol et essaye de rester à la hauteur du roi. Enfin, nous franchissons le panneau de bois et accédons au corridor. Il fait beaucoup plus frais ici que dans la pièce que nous venons de quitter. Nous sommes sur les vieux remparts qui entourent la demeure ancestrale, face aux jardins parfaitement entretenus. La brise de la nuit du début de l'été est encore d'un froid printanier et me donne des frissons.

Un lourd manteau de brocard est posé sur mes épaules, exhalant une odeur alléchante, mélange subtile de chèvrefeuille, de menthe et d'homme. Je me redresse et regarde l'homme à côté de moi, soudain prise d'une violente envie de passer mes bras autour de son cou pour l'attirer à moi et l'embrasser à en perdre le souffle. Ses yeux sont posés sur mes lèvres et je perçois le bout de sa langue lécher la partie inférieure de sa bouche, asséchant la mienne par la même occasion.

Puis il m'embrasse. D'abord légèrement, comme un papillon se posant sur le pétale fragile d'une violette. Ensuite avec passion. Ses mains serrent ma taille, rapprochant nos corps à la manière de deux amants, tandis que les miennes partent à la découverte de son torse large et chaud. Je sais que n'est pas correct, que nous ne devrions pas faire cela avant le mariage, sous peine de nous retrouver avec une réputation affreuse et entachée en plus d'une alliance autour du doigt. Pourtant je ne parviens pas à me détacher de lui. Je prends tout ce qu'il donne, donnant tout ce que j'ai et même plus que ce que je ne le pensais. Seigneur, c'est si bon. Je voudrais que cela dure pour toujours.

Malheureusement, nous sommes interrompus par un hoquet de stupéfaction. Nous nous écartons à toute vitesse, cherchant à cacher ce qu'il vient de se passer, à l'instar des enfants pris avec les mains dans le pot de confiture. Puis une gifle puissante s'écrase contre ma joue, me sortant définitivement du merveilleux moment que je viens de passer avec le roi. Je relève les yeux et découvre ceux exorbités de ma mère. J'y lis sa stupeur, sa fierté, sa peur et une autre chose que je n'arrive pas vraiment à identifier. Serait-ce de l'avarice? Je ne saurais le dire.

– S'il ne s'était pas agit de Sa Majesté, je t'aurais renvoyée à la maison tout aussi vite pour t'enfermer dans ta chambre jusqu'à ce que nous ayons choisi un bon époux pour toi. Mais vu qu'il s'agit de Sa Majesté... Et puis, non! Je demande réparation. Immédiatement. Vous devriez avoir honte, tous les deux. Je suis navrée, Votre Altesse, si ma fille s'est montrée trop entreprenante, cela n'arrivera plus.

– Tant mieux! Parce que c'est moi qui l'ai tirée sur cette piste de danse que nous fuyons tous les deux avant de la guider jusqu'ici et de l'embrasser. Ne m'en veuillez pas, baronne, votre fille est bien trop désirable que pour rester intacte. Et bien trop intelligente que pour terminer avec le duc de Seun. C'est bien à lui que vous vouliez la promettre, n'est-ce pas?

– Comment avez-vous su? Même Ann ne le sait pas.

– Le duc de Seun? Mère! Il a fêté son cinquantième printemps l'année dernière! Vous ne pouvez pas sérieusement songer à me donner à ce vieil homme!

– Et bien...

– Si vous me le permettez, baronne, j'aimerais avoir la possibilité de courtiser votre fille comme il se doit. De plus, vous demandez réparation. Est-ce que l'éventualité d'un mariage avec la maison royale vous satisferait?

– Je suis là, vous savez? Et je ne suis pas un morceau de viande que l'on donne au plus offrant!

– Non. Vous êtes un rayon de soleil dans l'ennui des soirées avec la conversation la plus intéressante que j'ai entendu depuis la mort de mon père. Vous y opposerez-vous, baronne?

– Absolument pas. Mais je me dois de vous prévenir: ma fille a de la conversation à en revendre et autant de mordant qu'un bouledogue, avec des humeurs parfois volatiles.

– Ne m'en déplaise, je préfère discuter avec quelqu'un qui n'a pas honte de s'exprimer et de la personnalité. Les nobles trop soucieux de plaire sont insipides.

Je suis tellement retournée de la tournure de cette soirée que je ne parviens plus à aligner trois mots. Le roi souhaite me courtiser? Voire même m'épouser? Malgré les mises en garde de Mère? J'en suis toute chamboulée. Mais je préfère grandement terminer avec lui et cette passion pour moi que je devine dans son regard, plutôt que le vieux duc à tête de hareng!

Je ne parviens pas à me focaliser sur ce qu'il se passe autour de moi. Je sens à peine la chaleur de la salle de bal qui m'entoure à nouveau, la main du roi enroulée autour de mon coude ou posée dans mon dos et son regard soucieux sur mes épaules tendues. Ma mère parade comme un paon, repoussant d'une œillade féroce toutes les autres qui tentent de s'approcher de nous avec leur progéniture. Mon père n'a pas l'air de comprendre ce qu'il se passe mais il n'intervient pas, trop content de la situation et d'être vu avec le personnage le plus important du royaume. Je souris, bois, danse avec l'homme qui a presque fait une demande en mariage devant ma mère, plus que ce que les normes et les bonnes manières ne le commandent.

La soirée se termine dans un flou artistique de couleurs et de sons. Puis je suis dans le carrosse pour rentrer à la maison, ma cape remise sur mes épaules et mes parents souriants comme deux idiots. Je parviens à ma chambre dans un état second où Mary m'attend déjà pour m'aider à enlever ma robe de bal et mettre celle de nuit. Lentement, je reviens à moi et réalise ce qu'il s'est passé: même si je n'ai pas encore de bague au doigt, le roi a manifestement demandé ma main à mes géniteurs, ce qu'ils n'ont refusé pour rien au monde...

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