13. Mission espionnage pour les curieux

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Jade

Voir ce dont la nature est capable est juste hallucinant. C’est fou comme le pire peut succéder au meilleur. Il y a deux jours encore, le soleil cognait et les petites filles s’éclataient sur le sable, affublées de chapeaux et casquettes, de lunettes de soleil et de petits maillots de bain mignons. Aujourd’hui, le coupe-vent est nécessaire, il fait froid et je regrette largement d’avoir mis mon short alors qu’il bruine encore. Summum du sexy, je resserre ma capuche alors que nous approchons du magasin, dont la porte d’entrée a été arrachée. Il semblerait que les morceaux de bois n’aient pas suffi, puisque certains sont au sol à l’intérieur.

— Bénédicte, tu es là ?

Je sais qu’elle comptait rester là, au besoin, mais j’espère qu’elle a changé d’avis au dernier moment. En tout cas, elle n’est pas dans l’entrée, et je constate que Gérald, le mec qui bosse du côté des hommes, n’est pas non plus présent.

— Béné ? T’es là ? crié-je en ouvrant la porte qui donne sur le stock.

— Jade ? On est ici !

Mes yeux parcourent la pièce alors que je la traverse, et je tombe effectivement sur elle et son collègue masculin qui semble blessé au bras, si j’en crois la tâche de sang sur son pull.

— Vous allez bien ? Gérald, je… je peux ? demandé-je en m’accroupissant devant lui, ma trousse de soins en main.

— Non, ne me touchez pas ! Vous ne devriez même pas me parler. Il est où Daniel ? grogne-t-il, visiblement en souffrance.

— Je ne sais pas où il est, soupiré-je. Très bien… Malcolm, tu veux bien être mes mains ?

Il me regarde sans vraiment comprendre puis jette un œil à ses mains avant de nouveau poser ses magnifiques yeux sur moi.

— Tu sais que je suis bibliothécaire, moi ? Mais si tu crois que je peux faire un bon assistant, je peux essayer, oui.

— Il va falloir qu’on fasse avec, même si tu n’as qu’une main de potable. Espérons que Gérald ne tombe pas dans les pommes et puisse utiliser sa paluche d’homme borné libre. Il faut découvrir la plaie, que je puisse voir ce qu’il en est. Qu’est-ce qu’il s’est passé, Béné ?

— Il a essayé de retenir les planches de bois qui commençaient à s’envoler… Mais une bourrasque plus forte a fait s’envoler l’une d’elles qui est venue le frapper avec une force folle. J’ai jamais vu une tempête comme ça ! me répond-elle alors que Malcolm s’installe près de moi et récupère la paire de ciseaux que je lui tends.

— Pas de panique, ce n’est pas pour lui couper le bras, souris-je. Juste le tissu. Bénédicte, vous auriez des serviettes propres, éventuellement ? Si je peux garder mon stock pour ceux qui, comme Gérald, ont voulu jouer aux supers héros… Et respire, c’est fini. Tu devrais piquer un morceau de chocolat quelque part avant de t’évanouir.

— Oui, je vais voir là-haut, on doit avoir ça.

Elle est toute paniquée, la pauvre, et se précipite vers l’escalier en se cognant contre une étagère. Malcolm, de son côté, suit sagement les indications que je lui donne, mais Gérald a besoin de points de suture et je ne vais pas lui demander de le faire, surtout avec une seule main en état de marche…

— Malcolm, tu peux dire à ton congénère qu’il a le choix entre garder sa plaie béante sous un linge propre jusqu’à ce que Daniel daigne pointer le bout de son nez au village, ou me laisser commettre l’irréparable et le toucher pour le suturer moi-même, s’il te plaît ?

— Tu as entendu ? Si tu ne veux pas perdre ton bras, tu ferais mieux de la laisser faire. Je te jure, ce n’est pas si terrible que ça de se faire soigner par la Doc plutôt que par Daniel qui n’est pas là. Et puis, de toute façon, je te laisse moi aussi le choix : soit tu la laisses faire maintenant, soit dans cinq secondes. Tu choisis quoi ?

— Ouais, c’est bon, j’ai trop mal…

J’enfile des gants et soupire en le voyant grimacer à la seconde où je le touche. Il se laisse malgré tout faire, mais je ne peux m’empêcher de me demander s’il ne va pas aller dire au Conseil que je l’ai soigné sans son consentement. Ne manquerait plus que ça. Après m’être isolée pendant des heures avec un homme dans une cave, la réprimande du Conseil pour avoir fait mon boulot…

— Nickel. La cicatrice sera jolie, dis-je en posant le dernier morceau de sparadrap, non sans remarquer le regard attentif du poète à mes côtés. La piqûre anesthésiante va encore faire effet une petite demi-heure, je te laisse un anti-douleur pour le réveil ou tu attends ton médecin ?

— Je peux pas en prendre un tout de suite ? me demande-t-il avec impatience.

Je hausse les épaules en fouillant dans ma sacoche pour lui donner ce qu’il veut. Au pire, ça l’assommera un peu et Bénédicte sera tranquille ? S’il est aussi chiant avec elle qu’avec moi, elle mérite bien un peu de repos. J'en profite pour noter les soins prodigués et le traitement donné sur mon calepin et déchire la feuille que je lui tends.

— Tu donneras ce papier à Daniel. On file voir s’il y a besoin ailleurs. Vous devriez rentrer chez vous. Si on croise les menuisiers, on leur dira que la porte a sauté ici pour qu’ils viennent s’en occuper.

— C’était pas si terrible que ça, tu vois ? se moque Malcolm. Tu verras, on s’y habitue vite et la prochaine fois, tu demanderas à ce que ce soit Jade qui s’occupe de toi !

— Faut pas pousser non plus, bougonne mon patient.

— Ouais, bon, de toute façon, j’aurai pas d’excuse à chaque fois non plus, ris-je. Tu veux rester là ou tu m’accompagnes ?

— Je viens, au cas où tu aurais encore besoin d’un assistant handicapé d’un bras !

Nous regagnons rapidement la rue et frappons à chaque bâtiment pour nous assurer que tout le monde va bien, et nous enfonçons petit à petit dans l’île, en direction des habitations, quand nous croisons au détour d’un chemin, un groupe d’hommes qui marchent rapidement. Aucun d’eux ne s’arrête, personne ne semble même noter que nous sommes un homme et une femme ensemble. Ils ne nous regardent même pas, à vrai dire. Je me retourne et les vois bifurquer sur un sentier que nous n’utilisons jamais et qui mène dans une forêt dense normalement préservée de toute présence humaine.

— Ils vont où, tu crois ? demandé-je à Malcolm qui s’est lui aussi stoppé.

— Je n’en ai aucune idée. Ils ont peut-être reçu un appel de détresse ? Mais c’est étrange, il n’y a rien dans cette partie de l'île.

— Je doute qu’un animal ait lancé un appel de détresse depuis la forêt… Et puis, ils ont besoin d’être si nombreux ? C’est pas comme s’il y avait des dégâts au village. Ça me donne envie de les suivre, lui lancé-je, un sourire mutin sur le visage. Sait-on jamais, je suis sûre qu’on pourrait en apprendre autant en direct que dans ton bouquin interdit.

— Ce n’est pas très raisonnable, ça… répond-il en me dévisageant. Mais tu as raison, l’occasion est trop bonne. Tu es forte pour jouer les espionnes ?

— Je n’en ai aucune idée. Mais qui ne tente rien n’a rien, non ? Je suis prête à prendre le risque, moi. Et toi ?

— Si c’est avec toi, je suis prêt à le prendre, ce risque, répond-il le plus sérieusement du monde.

— C’est parti alors. Il va falloir qu’on ait un bon alibi si on se fait choper, en revanche, le poète. Sinon, on est bons pour le recyclage, lui soufflé-je alors que nous nous mettons en marche.

— On a cru qu’ils allaient à la rescousse de villageois en détresse et on est venus aider, tout simplement. Ce n’est pas compliqué d’inventer ? Et au pire, je leur fais quelques rimes, ça va leur retourner le cerveau et ça devrait passer.

— Et si on nous demande pourquoi on ne les a pas interpellés ?

— Je suis blessé, on ne court pas assez vite, improvise-t-il. J’en sais rien, moi, on improvisera ! Tu veux tout le temps tout prévoir ?

— Tu sais ce qu’on fait faire à un doc puni par le Conseil, outre leur ménage et les travaux ?

— Non, je n’en ai aucune idée. Mais ne me le dis pas, parce que si on continue de parler comme ça, on va les perdre ou on va se faire remarquer.

— On devrait passer par le bois pour ne pas se faire voir, non ? lui demandé-je en baissant d’un ton. Et tu ne veux vraiment pas savoir que je peux être de corvée de tri des spermatozoïdes ? Dans le genre observation pendant des heures pour voir les plus motivés, tout ça, tout ça… Beurk.

— Non ? Ça existe, ça ? me demande-t-il en haussant les sourcils.

— Bien sûr que ça existe. T’imagine, j’ai jamais vu un… pénis de ma vie, mais j’en ai vu, des spermatozoïdes… Je ne suis pas très sage, pouffé-je en attrapant sa main pour l’entraîner dans le sous-bois.

— Toi, tu n’es pas toujours sage ? Je devrais te surveiller plus souvent depuis ma bibliothèque alors car je n’ai jamais rien remarqué !

— Tu fais bien ce que tu veux, tant que tu ne balances pas au Conseil tout ce que tu vois, ça ne me gêne pas.

Les hommes devant nous s’enfoncent bientôt à leur tour dans le bois et nous nous faisons plus discrets afin de ne pas être repérés. J’ai l’impression que le poignet de Malcolm se réveille, je le vois grimacer à plusieurs reprises et finis par le stopper à l’abri derrière un arbre.

— Tu permets ?

Je n’attends pas vraiment sa réponse et baisse à moitié le zip de son manteau avant d’attraper délicatement son bras pour glisser son poignet à l’intérieur.

— Pas le plus classe, souris-je en refermant le bouton du col de sa veste, mais ce sera moins douloureux. Tu veux un anti-douleur ?

— Si ça ne me donne pas des vertiges, je veux bien, oui.

— On va croiser les doigts alors, sinon je vais devoir continuer notre mission d’espionnage toute seule, ris-je en lui tendant une bouteille d’eau et un comprimé. Ou alors je double la dose et je te drogue pour enfin savoir à quoi ressemblent des testicules en vrai.

— Pas besoin de me droguer pour ça ! Tu dois pouvoir trouver un autre moyen d’y arriver.

Je l’observe, suspicieuse, et curieusement un poil excitée… Il faut vraiment que je me remette les idées en place, moi, c’est n’importe quoi.

— Ce serait quand même le plus simple, je crois. Allez, en route, l’estropié, on risque de les perdre.

Je n’attends pas de réponse et reprends ma route. Je ne sais pas trop combien de temps nous marchons encore, tous les deux, mais je suis perdue dans mes pensées quand Malcolm m’attrape le bras pour m’arrêter et m’attire derrière un vieux chêne. Effectivement, le groupe d’hommes s’est stoppé devant une petite montagne rocheuse que je n’avais jamais vue. Elle n’est pas très haute, mais je suis sûre qu’on pourrait voir la mer au loin depuis son sommet.

— Tu savais que c’était là, ça ? chuchoté-je alors que je sens Malcom pressé dans mon dos pour regarder en direction du groupe.

— Non, je n’aurais jamais soupçonné qu’il y avait tout ça ici… C’est étrange… Il y a quoi là derrière, tu crois ?

— J’en sais rien, mais vu comme ils vérifient partout qu’il n’y a personne pour les voir, je parierais sur un truc qu’on ne devrait jamais voir. Et, en bonne fille pas sage, ça me donne follement envie de savoir ce qui se trame là-bas.

Oui, parce qu’évidemment, ils ne sont pas simplement venus pour regarder les pierres et vérifier qu’il n’y a pas eu d’éboulement. Non, ils sont en train de s’enfoncer dans ce qui ressemble à une grotte… Et je doute que ce soit celle d’un ours ou de je ne sais quel animal.

— On ne peut pas s’approcher, ce ne serait vraiment pas prudent… Il faudra qu’on revienne… ou que je fasse des recherches à la bibliothèque…

— Il va falloir qu’on fasse les deux, je crois. Ma curiosité est trop piquée pour qu’on en reste là. Je reviendrai, pour ma part. Je ne t’oblige à rien, évidemment. Je comprendrais que tu préfères rester sage.

— Je ne suis pas sage du tout non plus, tu sais ? Et là, je suis trop curieux…

— Deux mauvais élèves ensemble, ça risque de nous causer des problèmes, ça, souris-je. Très bien… On devrait rentrer. Du moins, retourner s’occuper des gens qui pourraient avoir besoin de soins… A moins que tu veuilles rester pour les voir ressortir ? Mais il ne va pas tarder à faire nuit…

— Non, il vaut mieux ne pas rester… Allons aider ceux qui pourraient avoir besoin de nous. Et profiter de ce temps un peu exceptionnel où on peut encore s’afficher ensemble.

Nous faisons demi-tour et prenons le chemin qui nous ramène en direction de la civilisation. Le retour est particulièrement silencieux, je crois que Malcolm comme moi sommes perdus dans nos pensées, nous demandant ce qui peut bien se tramer dans cette grotte. Évidemment, nous ne savons pas tout à propos de l’île, de ce que peut manigancer le Conseil au quotidien. On y vit bien, sur cette île, alors on ne cherche pas forcément à tout connaître. Mais il faut croire que j’ai trouvé un partenaire pour décupler ma curiosité, et pas qu’en ce qui concerne l’île, d’ailleurs. Je me demande si c’est vraiment une bonne idée, tout ça.

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