19. Une vie pour une autre
Jade
Quelle foutue journée de merde… Je crois que je n’ai jamais été aussi peu attentive aux autres et lente à la détente qu’aujourd’hui. J’espère ne pas avoir fait n’importe quoi, et j’avoue qu’une fois rentrée à la maison, je jette un œil sur mes notes en tentant de vraiment me concentrer et voir si je n’ai pas fait d’erreurs. Manque de chance, ce n’est encore pas ce soir que je parviendrai à quoi que ce soit de correct.
J’ai vraiment espéré être accueillie par le sourire de Liz, après le travail, mais il faut croire que le Conseil a soit décidé de la recycler ou je ne sais quelle stupidité, soit beaucoup de choses à dire et, le cas échéant, elle ne reviendra qu’une fois que ces fous en auront eu assez de s’entendre parler.
Je file sous la douche en me demandant quand est-ce que j’ai commencé à vraiment partir en vrille à propos du Conseil. Est-ce que c’est la première fois qu’ils m’ont punie, pour avoir osé prescrire autre chose que ce qui était recommandé à une patiente ? Est-ce que c’est quand j’ai compris que je ne ferai jamais ce que je veux de ma vie ? Ou quand, quelques jours à peine avant de prendre mon poste, on m’a annoncé que je n’aurais jamais d’enfant pour servir la communauté autrement ? Il y a, en fait, tout un tas de petites choses qui font qu’à l’heure actuelle, j’ai davantage envie de leur coller mon doigt d’honneur sous le nez plutôt que de faire une révérence en disant “Amen”. Et la façon dont Liz est traitée est sans doute la meilleure raison possible pour me donner de fortes envies de rébellion. Avant même qu’ils n’aient décidé quoi que ce soit. L’obliger à rester ici me donne la furieuse impression qu’elle est notre prisonnière. Et nous, alors ? Sans doute pas mieux, finalement. Que se passerait-il si j’annonçais au Conseil que je souhaite rejoindre le continent ? Rien de bon, j’ai l’impression.
Je monte finalement dans ma chambre pour m’habiller et constate que la maison me semble terriblement vide. Je crois que je me suis habituée à avoir une présence avec moi, et que ça me plait bien. En dehors de mon attirance pour Liz, c’est aussi et surtout devenue une amie que j’apprécie retrouver en rentrant du cabinet ou de mes longues journées de visites à domicile.
Voilà qui me pousse à sortir de ma cachette secrète une bouteille de vin que Mathilde m’a offerte pour mon dernier anniversaire. Cuvée maison secrète… très sucrée, version jus de raisin qui fait tourner la tête puisqu’il n’y a pas d’alcool, sur l’île, normalement. Je crois que c’est sa grand-mère qui lui a passé le flambeau, mais je ne sais pas d’où la vieille Monique tenait ça. Toujours est-il que je me sers un verre et le vide d’une traite, sans vraiment en profiter, quand on frappe à la porte. Je marmonne en planquant ma bouteille, la ressors finalement pour en boire quelques gorgées avant d’aller ouvrir.
— Oh putain, Liz !
Je viens littéralement de crier en lui sautant dessus… J’avoue que la voir ici est un soulagement que je ne pensais plus vraiment éprouver. Et je n’arrive absolument pas à déchiffrer ses émotions lorsqu’après l’avoir serrée dans mes bras, je m’éloigne pour plonger mon regard dans le sien.
— Ça va ? Entre, il faut que tu me racontes tout, soufflé-je en la tirant à l’intérieur.
— Je suis épuisée, Jade, soupire-t-elle. Ça ne peut pas attendre demain ?
— Bien sûr que non, ça ne peut pas attendre demain. On a quelque chose à fêter ou pas ? Je… Comment tu prends tout ça ?
Bon, OK, il faut que je me calme un peu, j’en conviens. Je l’attire jusqu’au canapé et file récupérer la bouteille de vin, nous verse deux verres, sors des radis cueillis la veille et viens m’installer à ses côtés en déposant le plateau entre nous.
— Donc, à quoi on trinque ?
— Ils ne vont pas m’éliminer. Enfin, me recycler comme ils disent. C’est déjà bien, non ? Même si j’ai l’impression qu’ils ont débattu sur le fait que seule ma fertilité les intéressait…
Je grimace et me cale plus confortablement, posant mon bras sur le dossier du canapé. J’en profite pour attraper une mèche de ses cheveux et l’entortille autour de mon doigt, ce qui la fait sourire.
— Tu sais… tout ça est bien compliqué. L’inconvénient de ne pas réunir les hommes et les femmes, c’est bien la question des enfants. Techniquement, mieux vaut ça qu’un hangar où on t’obligerait à te reproduire dans un box avec un homme que tu ne connais même pas. De ce qu’on nous apprend à l’école, c’était l’une des options envisagées, au début.
— Super, ça fait rêver, tout ça. Mais si j’ai bien compris, comme ils me gardent, ils doivent éliminer une femme ? Tu sais qu’ils ont passé l’après-midi ou presque pour décider où je me classais dans leur échelle afin d’éliminer une autre personne ? Enfin, non, “recycler” une autre personne, corrige-t-elle en mimant les guillemets.
— Techniquement, ils pourraient surtout contrebalancer le nombre avec un bébé en plus chez les hommes, mais il semblerait que le Conseil ne daigne pas réfléchir à autre chose qu’à garder le nombre exact de personnes dans chaque groupe. Comme si un de plus ou un de moins… Attends, m’affolé-je en me redressant, ils ont déjà décidé ? Je… tu sais qui c’est ?
— T’inquiète pas, c’est pas toi. Tu es presque tout en haut de leur échelle. Les premiers noms, ils sont passés vite dessus, je suis juste au milieu, je dirais. Quelle connerie, ce système. Ils ont beaucoup réfléchi sur le bas de la liste, sans même se préoccuper du fait que j’étais présente dans la salle, tu te rends compte ?
Je me rends compte. Je me rends même bien compte que tout ça me gêne énormément et me pose problème. Ce recyclage dont personne ne connaît vraiment la signification, mais dont tout le monde se doute grandement de quoi il s’agit, n’a rien d’humain. On ne parle clairement pas d’une vie tranquille dans une cabane en bord de mer, ni même d’un genre de maison de repos où l’on prend soin de vous, non. Il n’y a aucun lieu sur cette foutue île tordue pour les personnes recyclées. Donc…
— Liz… Est-ce que tu sais qui ils ont choisi ? lui demandé-je doucement, me demandant laquelle de nos femmes je ne verrai plus jamais.
— Une certaine Gislaine, je crois, une dame pas toute jeune qui ne sert plus à rien selon un des types assis à table.
Mon cœur se serre en entendant ce prénom. J’avoue que j’aurais sans doute eu la même sensation pour n’importe qui d’autre, mais Gislaine… Je n’arrive pas à croire qu’ils vont la recycler. Je souffle un coup et me lève pour aller regarder le soleil qui se couche au loin à travers la baie vitrée. Je ne parviens pas à me résoudre à cette idée. J’ai été formée pour aider les autres, pour sauver des vies si besoin, et là, je devrais laisser faire ? Non, je ne peux pas.
Je me retourne finalement vers Liz en me disant qu’une vie pour une autre, c’est du grand n’importe quoi. Nous ne sommes pas des pions, pas des machines ou un meuble qu’on peut jeter quand on n’en a plus besoin, bon sang.
— Je te laisse, Liz, je vais voir Gislaine et empêcher ça.
Je m’entends prononcer ces mots alors que je file déjà dans l’entrée pour enfiler mes chaussures et sans vraiment savoir ce que je vais bien pouvoir faire pour que Gislaine reste auprès de Marguerite. Je ne pourrais plus jamais me regarder dans un miroir si je ne tente rien.
En moins de temps qu’il n’en faut pour dire “ouf”, je me retrouve dans ma voiturette et fonce vers le quartier où vivent mes deux petites vieilles préférées. J’ai déjà les larmes aux yeux et je les essuie rageusement pour voir la route, secouée par les bosses de ce chemin de terre qui m’agace plus que jamais. Je crois que le temps ne m’a jamais paru aussi long pour me rendre chez elles, quand bien même ce n’est qu’à cinq minutes de chez moi, et je dois faire crisser les pneus pour la première fois de ma vie en me garant n’importe comment devant la maison.
Maison dont les lumières du bas sont allumées alors que la porte est grande ouverte… J’ai peur d’être arrivée trop tard, et mon sentiment se confirme à la seconde où je trouve Marguerite, assise sur une marche de l’escalier, le regard dans le vide. Elle ne doit même pas remarquer que j’entre et m’agenouille devant elle, si bien qu’elle sursaute lorsque je pose mes mains sur les siennes.
— Marguerite… Est-ce que ça va ? Je… Liz m’a dit… bafouillé-je bêtement, incapable d’aligner une phrase.
— Jade ? Le Conseil t’a déjà prévenue ? Tu sais donc qu’ils sont venus pour recycler Gislaine… C’était si imprévu, sanglote-t-elle. On n’a même pas eu le temps de s’embrasser pour se dire adieu.
— Je suis désolée, tellement désolée, soufflé-je en la prenant dans mes bras. Vous ne méritiez pas ça, toutes les deux… Je… Si je peux faire quoi que ce soit pour toi, tu sais que tu peux compter sur moi n’importe quand.
— Pourquoi ont-ils fait ça, Jade ? On ne faisait de mal à personne, tu sais ? En plus, sa cheville, ça allait mieux…
Pourquoi ils ont fait ça ? La colère en moi me fait dire que ça les excite d’avoir ce pouvoir sur nous, et qu’ils n’ont pas suffisamment l’occasion de l’utiliser à leur goût. Mais j’aimerais autant que Marguerite ne s’en prenne pas à Liz, rongée par le chagrin et ce sentiment d’injustice qui la prend déjà aux tripes… Et j’espère sincèrement ne pas développer non plus cette pointe de rancœur envers ma colocataire. C’est vrai, ce n’est pas sa faute à elle. Elle n’a rien demandé de tout ça.
— C’est cruel et injuste, je sais, murmuré-je en sentant les larmes me monter aux yeux, et je n’ai pas d’explication. Je… je t’assure que je n’ai rien mis dans son dossier qui pourrait laisser croire que Gislaine n’allait pas bien.
Voilà que je ressens le besoin de me défendre alors que je n’y suis absolument pour rien… Mais ce que je dis est vrai, elle pétait la forme, hormis avec sa cheville, ces derniers temps, mais pour le reste, il semble qu’à partir du moment où on ne travaille plus autant qu’avant, on ne serve plus les intérêts de l’île. Ou du Conseil ?
— Non, mais on aurait dû la remettre à l’eau, cette réfugiée… Elle a tout déséquilibré… lance une Marguerite pleine de souffrance.
— Ils auraient pu prendre une autre décision… Je… Liz n’est pas la bonne coupable, Marguerite. Si elle avait pu, elle serait rentrée chez elle, mais le Conseil ne veut pas. C’est… ce sont eux, les coupables.
— Tu as raison… mais Gislaine… Elle n’est plus là… Ils… Recyclée…
Elle s’effondre en pleurs et j’ai l’impression d’être une vraie éponge. J’absorbe tout et me rends compte que mes joues sont trempées lorsque je la berce pour essayer de l’apaiser. C’est évidemment peine perdue… Marguerite et Gislaine étaient folles amoureuses l’une de l’autre, je n’ai jamais vu couple aussi soudé, sourires aussi sincères et gestes aussi tendres que ceux qu’elles s’adressaient au quotidien. Et je n’ai jamais autant vu une maison trembler aussi fort que lorsqu’elles se chamaillaient. Je n’arrive pas à me faire à l’idée que jamais plus je ne pourrais boire de tisane au jasmin avec Gislaine… Et je me promets, alors que j’aide sa femme à monter et s’allonger dans leur lit, de passer la voir le plus souvent possible pour m’assurer qu’elle ne perd pas pied, qu’elle n’est pas seule et ne se laisse pas mourir. Je m’installe d’ailleurs sur le fauteuil dans le coin de la chambre tandis qu’elle sanglote encore, et peine à maîtriser mes propres larmes. Comment peut-on reprendre une vie normale quand on se rend compte qu’on ne contrôle rien de notre propre existence et que nous ne sommes finalement que des marionnettes dont le Conseil tire les fils comme il l’entend ?
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