39. Au secours du traître

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Jade

Matin : Femmes. Après-midi : Hommes. Rentrer, manger, me doucher, me coucher. Et rebelote. J’ai l’impression de passer ma vie au boulot. Si je me suis fait réprimander lourdement par le Conseil pour mon petit secret sous le matelas – Rendez-vous compte, je suis médecin, je dois montrer l’exemple ! – j’ai été épargnée pour la punition que beaucoup subissent. D’un autre côté, vu mes horaires, à part me priver de sommeil, je ne vois pas comment ils auraient pu me faire faire des Travaux d’Intérêts Général. J’arrive à peine à me poser devant le cabinet pour respirer. Dépitant. J’en suis arrivée à sortir ma poubelle deux fois par jour, sous prétexte d’un besoin d’hygiène accru, simplement pour pouvoir profiter du soleil ou du petit vent rafraîchissant, et penser comme une affamée à Malcolm, cet homme impossible à approcher ou presque. J’avoue que l’escapade au moulin, aussi agréable fut-elle, m’a un peu refroidie. J’ai tellement balisé à l’idée d’être prise sur le fait lorsque j’ai croisé la garde, que mes ardeurs se sont calmées.

En plus de tout ça, je déteste les après-midis. Les parents interdisent à leur petit garçon de me parler, certains hommes refusent quasiment que je les touche, sans parler de ceux, suspicieux, qui me pensent incapable de trouver ce qu’ils ont et de les soigner. Soyons clairs, un rhume, c’est pareil pour un homme ou une femme. S’ils me disent avoir les couilles bleues, en revanche, possible que je sèche. Les hommes sont juste insupportables. Certains me regardent de haut comme si je n’avais aucune importance ou aucune compétence, et j’en viendrais presque à remercier le Conseil pour cet éloignement obligatoire. Sans parler de ceux qui, à mon avis, doivent lire des romans interdits, si j’en crois leurs regards appuyés sur mon corps, leurs yeux plongés dans mon décolleté. J’en ai même entendu un dire à mon patient suivant, lorsqu’il est sorti, que j’avais les mains douces et qu’il aurait apprécié les sentir ailleurs. Foutus mâles.

Voilà qui m’a au moins rassurée sur un point : Malcolm. Lui est plus mesuré, semble avoir l’esprit moins tordu, ou du moins, garde ses pensées pour lui. A moins qu’il parle de moi comme ça avec un ami de confiance ? Je n’en sais rien, mais vu l’embardée que fait mon petit cœur lorsque je pense à nos regards qui se croisent, je m’en fiche. Et il me manque. J’en ai marre.

J’accueille ma patiente suivante en me retenant de bailler, et commence à l’examiner lorsqu’on frappe à la porte. Je soupire et m’excuse, tire le rideau pour la cacher des regards, et sursaute en voyant Jasmine juste devant la porte que j’ouvre. Dans la salle d’attente, c’est le silence total. Même la petite Louna, du haut de ses trois ans, s’est arrêtée de jouer et observe la garde qui, depuis qu’elle sait que je suis une vilaine fille qui lit des choses interdites, ne m’a plus adressé la parole.

— Je suis occupée, là. Un problème ? Tu viens vérifier si un homme ne se cache pas sous mon bureau ?

— Ce serait plutôt toi qui aurais tendance à aller sous le bureau, me répond-elle méchamment. Non, il faut que tu viennes. On a un blessé dont il faut que tu t’occupes. Le Conseil le veut rétabli pour affronter son procès. Tu peux venir quand ?

— Eh bien, je suis à disposition du Conseil et de ses petites mains, marmonné-je en mimant une révérence. Quel est l’état de la blessure ? Urgent ou pas ?

— Plus longtemps il attend, plus longtemps il souffre. Tu pourrais venir dans une semaine, si on m’avait demandé mon avis. Mais il parait qu’il faut que je te ramène avant midi.

— Bien aimable. Je finis avec ma patiente et j’arrive. Je te laisse expliquer à celles qui patientent qu’elles n’ont qu’à rentrer chez elles.

Je ne lui laisse pas le temps de répondre et lui claque la porte au nez pour retourner m’occuper de la quadragénaire à moitié nue sur ma table d’auscultation. Je me presse un peu, histoire de ne pas prendre trop de retard, et m’excuse auprès de celles qui attendent encore en leur disant que je reviens au plus vite. Une fois dehors pour gagner le poste des gardes, je n’ose même pas jeter un regard à la bibliothèque et me demande qui peut bien avoir été arrêté. Jasmine ne m’a rien dit, je ne sais même pas l’étendue de la blessure et ce dont j’ai besoin pour soigner, ni même de qui il s’agit. Cependant, vu le faciès fermé de Jasmine, je me retiens de poser des questions et la suis.

Lorsque j’entre dans le bâtiment, c’est un peu l’effervescence, et je me rends compte qu’il y a des têtes nouvelles. Le Conseil a enrôlé de nouveaux gardes pour nous surveiller, magique. Je n’ai pas trop le temps de m’attarder sur le sujet, Jasmine me fait signe de prendre le couloir des hommes et je mets un petit temps à percuter, m’arrêtant à quelques pas de son collègue, Marco, pour me tourner vers mon ex qui n’a jamais vraiment été une petite amie.

— Il faut que je soigne un homme ? De qui s’agit-il ?

— Un traître, grogne Jasmine. Je ne sais même pas pourquoi on te demande de le soigner. Bref, c’est le type qui écrirait les histoires qui t’attirent, semble-t-il. Plus vite on en sera débarrassé, plus vite l’équilibre sera restauré sur l’île.

Je tente de rester de marbre en apprenant la nouvelle mais ne baisse pas les yeux pour autant. Je n’ai jamais vu Jasmine comme ça, et j’avoue que son comportement me déçoit. J’entends qu’elle n’a pas le choix, mais la colère qui marque ses traits m’ennuie. Je la pensais plus ouverte que ça.

— C’est un homme, je ne voudrais surtout pas mettre en danger l’équilibre de l’île en le touchant ou en lui parlant.

C’est moi qui ai dit ça ? Là où se trouve une dizaine de gardes, hommes comme femmes, je me rebelle comme une ado ? Une partie de moi est fière, l’autre fait moins la maligne. J’ai parlé sans réfléchir… Bravo, Jade.

— Tu ferais mieux d’aller t’occuper de lui plutôt que de faire ton cinéma devant tout le monde. Et ne reste pas trop avec lui, sinon tu pourras découvrir ce qui arrive à ceux qui trahissent l’île !

— Fantasmer n’est pas une trahison. Mais tuer, en revanche, j’ai un doute, marmonné-je suffisamment fort pour être entendue avant de m’engouffrer dans le couloir.

Quelle conne. Non, quels cons, tous, d’ailleurs ! Bon sang, j’ai du mal à comprendre comment on peut accepter tout ça sans même broncher. J’ai honte de moi. J’ai prêté serment de soigner des gens, et je cautionne ce que décide le Conseil ?

Je n’ai pas plus le temps de m’apesantir sur le sujet, Marco me double et m’emmène dans une petite pièce sombre au fond du couloir.

Oliver…

Il est étendu sur une couchette de fortune, le visage couvert de sang. Est-ce qu’il l’ont frappé ? J’hallucine de le voir dans cet état et mon cœur se serre.

— On peut avoir un peu d’intimité ? Je vous jure de ne pas lui sauter dessus pour me faire prendre sauvagement, provoqué-je le garde qui me lance un regard dédaigneux.

— Remets le sur pied, c’est tout ce qu’on te demande. Qu’il puisse affronter son procès de manière digne. On a des principes et on y tient sur l’île.

Je m’apprête à lui répondre mais préfère garder le silence, déposant mon sac à côté du lit avant de lui lancer un regard blasé, les poings sur mes hanches, attendant qu’il daigne sortir. Ce qu’il fait, non sans m’avoir fait poiroter pendant des secondes qui s’éternisent. Une fois seuls, je m’agenouille près d’Oliver et lui souris doucement. Il a l’air à moitié dans les vapes, ils n’y sont pas allés mollo, ces barbares.

— Comment tu te sens ? chuchoté-je. Tu n’as mal qu’à l’arcade ?

— Je suis content que ce soit toi qui t’occupes de moi. Tu as des nouvelles de Zoé ? Ce n’est pas grave où j’ai mal, moi, je serai bientôt recyclé. Mais elle ? J’espère qu’il ne lui est rien arrivé.

— Je ne sais pas, je suis désolée… Je ne suis là que pour toi, je crois, alors, j’imagine qu’elle est en meilleure forme que toi. Je te jure que nous n’avons rien dit, Oliver, jamais… Je ne sais pas comment ils ont fait pour savoir, mais ça ne vient pas de nous.

— Non, ils ont arrêté le Doc, ton collègue. C’est lui qui a tout balancé. Il nous avait promis qu’il ne dirait jamais rien, même sous la torture. Et il a suffit de le menacer de le recycler pour qu’il nous dénonce. Je te jure, il y a des mecs, on dirait qu’ils n’ont rien sous la ceinture.

Je soupire et sors mon matériel en silence, commençant à nettoyer sa plaie. Je ne sais pas quoi dire, pas quoi faire. Je voudrais pouvoir arranger les choses, mais ma parole n’a aucun poids. J’aimerais le rassurer pour Zoé, mais je ne sais rien. Je rêverais de le faire sortir d’ici libre, mais c’est juste impossible.

— Tu ne devrais pas trop en faire pour moi, tu sais. Je vais être recyclé, pas besoin de me retaper de trop. Tant que je peux tenir debout, ça ira, interrompt-il mes rêveries d’un ton résigné qui me fait mal au cœur.

— Ne dis pas ça, tu n’en sais rien, Oliver. Il faut… on doit pouvoir trouver une solution. Il ne faut pas lâcher l’affaire !

Je ne sais pas si j’essaie de le convaincre lui ou moi, en fait. J’aimerais tellement faire plus que simplement recoudre son arcade, ça me tue de me sentir aussi inutile.

— Il n’y a pas de solution pour moi, mais ce n’est pas grave. J’ai connu l’amour, je pars en paix. Si seulement Zoé pouvait être préservée de tout ça…

Les larmes me montent aux yeux quand je réalise qu’il a déjà accepté d’être recyclé et ne s’inquiète que pour Zoé. C’est donc ça, l’amour ? Je ne peux m’empêcher de me demander si je pourrais être dans cet état d’esprit, moi aussi, si Malcolm et moi étions en danger, et je me rappelle de ma réaction lorsque j’ai vu qu’on fouillait ma maison. Presque immédiatement, je me suis demandé s’il allait avoir des problèmes à cause des livres qu’il stocke au sous-sol de la bibliothèque.

— Je vais essayer d’avoir des infos concernant Zoé, ok ? Et… j’essaierai de revenir demain pour changer ton pansement et vérifier ta plaie, soufflé-je en terminant mon dernier point de suture, le faisant grimacer. Si je ne suis pas revenue d’ici la fin d’après-midi, je te conseille de faire sauter un point. Ça va pas mal saigner, et ces petits cons devraient me rappeler.

— Oui, reviens demain, dis-moi si elle est encore libre ou pas. Je l’espère, j’en rêve. Il faut que l’un d’entre nous s’en sorte pour témoigner aux autres que l’amour entre un homme et une femme, c’est beau, autant que l’amour homosexuel.

Il a raison… tellement raison. Comment peut-on penser que s’aimer est mal ? C’est le plus beau sentiment possible, peu importe le sexe en face de nous.

Je recouvre sa plaie d’un pansement et serre sa main dans la mienne en acquiesçant, incapable de rebondir sur ses propos. Des coups à la porte nous font sursauter tous les deux, et je soupire en me redressant.

— Tu n’as mal nulle part ailleurs, vraiment ?

— A part au cœur, tout va bien. Merci de ta sollicitude, Jade. Reviens demain, c’est tout ce dont j’ai besoin.

Nouveau hochement de tête, je soupire en récupérant mon sac mais me stoppe dans mon élan.

— Je vais te donner quelque chose contre la douleur. Et… de quoi t’assommer quelques heures, si tu veux avoir la paix et ne pas être interrogé pour le moment. Ok pour toi ?

— Oui, vas-y. J’ai bien envie de me battre et de leur dire tout ce que je pense de leur Conseil et de ses pratiques inhumaines, mais il faut que je reprenne des forces, d’abord.

Je fouille dans mon sac et sors le nécessaire pour lui permettre de se reposer et de gagner du temps. Je ne sais pas encore comment je vais justifier la sortie de ces somnifères, mais je m’en fiche, c’est un peu le premier pas de travers que je fais pour soutenir ce couple qui m’a permis de croire en Malcolm et moi. Je lui laisse ma gourde d’eau et attends qu’il ait avalé les comprimés pour sortir de la pièce, non sans lui lancer un dernier regard compréhensif. Je sors sans plus adresser la parole à personne, les larmes me brûlent les yeux et je peine à les retenir jusqu’à ce que je me retrouve enfermée dans mon bureau. Il faut qu’on trouve un moyen d’éviter ça, je ne veux pas voir une personne de plus se retrouver au recyclage, et surtout pas pour une raison stupide et telement injustifiée…

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