40. Sous vos applaudissements

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Malcolm

Je suis content de pouvoir sortir ce matin, même si la bibliothèque est toujours fermée. C’est le jour de la distribution des vivres essentiels et cela me donne une raison de me rendre au centre-ville. J’enfourche mon vélo et me lance dans une descente rapide sous les quelques gouttes de pluie qui parviennent quand même à rendre la route glissante. Je prends des risques mais j’aime bien cette sensation de vivre à trois cents à l’heure, sans limite. Et puis, c’est un petit moyen de me rebeller contre le Conseil qui conseille un effort physique régulier mais pas trop intensif. Là, je m’en moque et je fonce à en perdre haleine pour essayer de battre mon record de temps de descente. Malheureusement, je suis souvent obligé de freiner pour ne pas me retrouver dans le fossé à cause de la chaussée mouillée, et j’arrive devant la bibliothèque avec plus d’une minute trente de retard sur mon meilleur temps.

La chance est avec moi cependant car je constate que je débarque en même temps que Jade qui ouvre son cabinet. Ce n’est pas son jour habituel d’ouverture, mais toute seule, elle doit avoir du mal à faire autrement que de multiplier les plages où on peut aller en consultation. La pauvre. Je lui souris mais suis surpris par l’air qu’elle me renvoie. Certes, je sens qu’elle est contente de m’apercevoir mais elle a l’air de porter tous les malheurs du monde sur sa tête. Je m’approche et m’assure que nous sommes à peu près tranquilles avant de m’adresser à elle.

— Tout va bien ? Je sais qu’on ne se voit pas beaucoup en ce moment, mais tu n’as pas l’air dans ton assiette.

— J’ai envie de m’enfermer dans ma chambre et d’oublier ce monde, grimace-t-elle. Ils ont attrapé Oliver, Malcolm…

— Oliver ? Mais comment le sais-tu ? C’est le Doc qui l’a dénoncé ? Et Zoé aussi ? Mais… comment tu sais ça, toi ? répété-je, incrédule.

— Parce qu’ils l’ont malmené, j’ai dû aller le soigner hier matin chez les gardes. Il faut le remettre en forme pour qu’il affronte son procès, apparemment… Pour Zoé, je n’ai aucune info.

— Un procès ? Pas de recyclage direct ? Mais pourquoi ? Je ne comprends pas ce qu’ils sont en train de faire, là…

— Un exemple ? Une humiliation publique ? J’en sais rien, mais il m’a fait tellement de peine…

Nous ne pouvons malheureusement continuer cette conversation car une patrouille arrive en vue et Jade me fait un sourire plus franc cette fois avant d’entrer dans son cabinet. Cette femme est une véritable merveille, un somptueux trésor. Je soupire à la fois de la frustration de devoir m’éloigner d’elle mais aussi et surtout parce que l’écrivain qui me fait tant rêver est incarcéré en attente de jugement. Ce n’est pas une bonne nouvelle, ça. Et au fond de moi, ça me révolte. On est tellement loin des idéaux que profère le Conseil à longueur de temps. Je suis sûr que sur le plan écologique, aimer un homme ou aimer une femme, ça n’a rien de différent.

Arrivé à la distribution, je croise Alexandre et Alexis avec leur bébé. Ils n’ont pas l’air perturbés par les événements récents et je les aborde car je suis curieux de savoir ce qu’ils pensent de cette arrestation et des tours de vis que semble mettre le Conseil.

— Salut, les amis, vous connaissez la dernière nouvelle ?

— Bonjour Malcolm. tu deviens comme les petits vieux qui font des commérages ? plaisante Alexandre. Quelque chose me dit que nous n’allons pas tarder à être au courant.

— Je n’ai pas un bébé qui me maintient jeune, moi ! Mais oui, je vais vous dire. Le Conseil a arrêté Oliver, c’est lui qui écrirait les livres interdits selon le Conseil. Incroyable, non ?

— Vraiment ? Eh bien… il est fou !

— Le Conseil ? Effectivement ! Je ne vois pas pour quel motif on pourrait condamner Oliver ! Ce n’est pas nouveau que ce type de livres s’échangent en douce. Il faut qu’on se mobilise pour lui !

— Mais enfin, Malcolm… Ces livres n’ont rien à faire ici, pourquoi tenter les gens, influencer les plus jeunes ?

— Et pourquoi ne pas laisser les gens libres de respecter la Nature comme ils l’entendent ? Cela n’a rien à voir avec l’écologie ! Moi, je dis qu’il faut rappeler ça au Conseil. On devrait manifester, tiens. Ça vous dirait de vous joindre à moi ? On fait un truc genre à dix-sept heures pour leur montrer les vrais principes qu’il faut avoir.

— Tu plaisantes? Aucune envie d’avoir des problèmes, grommelle Alexis. On a un enfant à élever, nous, on fait quoi si on se retrouve sur la liste du recyclage, hein ?

Et sur ces paroles, ils s’éloignent rapidement, comme si j’avais la peste, mais l’idée que je viens d’émettre fait son petit bonhomme de chemin en moi. Manifester pour la Nature n’est pas interdit. Et dans la Nature, il y a des mâles et des femelles ensemble. En plus, si on est nombreux, on ne risquerait pas grand chose… Ça vaudrait le coup d’essayer.

Je commence par aller voir chacun des gars présents à la distribution pour leur présenter mon idée. Tous m’écoutent avec attention au début, intérêt même, mais dès que j’évoque l’idée d’un rassemblement pour contredire le Conseil, là, il n’y a plus grand monde qui répond présent. Et pourtant, je leur dis à tous de se retrouver à l’heure indiquée devant la salle du Conseil pour demander la libération d’Oliver. Quelques-uns ne me disent pas non et je garde espoir d’une mobilisation pour préserver ce qui fait la base de notre vie politique : tout doit être tourné vers la Nature.

Afin de m’assurer une mobilisation maximale, je reprends mon vélo et vais au quartier résidentiel et commence à faire du porte-à-porte.

— Bonjour, désolé de vous déranger mais j’ai appris que le Conseil allait organiser un procès contre l’un des nôtres. Et vous savez quoi ? Ce n’est même pas parce qu’il a nui à la Nature ! Au contraire ! Tout ce qu’il a fait, c’est publier des livres sur des relations toutes naturelles entre un homme et une femme. Il faut aller manifester notre mécontentement au Conseil. Rendez-vous ce soir à dix-sept heures !

Je ne sais combien de fois je répète mon petit discours à des couples et des hommes seuls, dont les réactions sont très différentes de l’un à l’autre. Parfois, ils me referment directement la porte au nez, sans un mot. D’autres m’écoutent poliment mais finissent par me dire qu’ils ne se sentent pas concernés. Les pires sont ceux qui veulent entrer dans des débats philosophiques stériles avec moi. Là, quand ça m’arrive, je n’ai qu’une seule idée en tête, trouver le moyen de remonter le temps afin de ne pas frapper chez eux et ne pas perdre mon temps inutilement ! Dans l’ensemble, je pense que ça se passe quand même plutôt pas mal. Plusieurs personnes sont d’accord avec moi et trouvent que le Conseil abuse de plus en plus avec leurs règles de plus en plus abruptes et inexplicables. Beaucoup me disent qu’ils seront derrière moi pour la manifestation de ce soir. Et puis, il y a ceux, peu nombreux, qui m’écoutent sagement avant de se lancer dans des diatribes pro-Conseil et qui finissent par me menacer de me dénoncer. Il y en a même un qui essaie de m’attirer chez lui pour m’y enfermer afin d’attendre la patrouille. Je suis obligé de lui forcer la main pour me libérer et continuer mon petit tour.

Franchement, lorsque je me décide à arrêter mes tentatives de mobilisation, je suis à la fois épuisé mais pas mécontent de ce que j’ai pu observer. Je me dis que j’ai acquis assez de matériel pour écrire encore des dizaines de poèmes sur la nature humaine. Et j’espère que ce que j’ai lancé va prendre de l’ampleur et va permettre de sauver Oliver. Parce qu’il est là, le vrai combat. Cet homme ne mérite pas d’être recyclé juste parce qu’il a publié des écrits qu’il a imaginés. Lui et moi, on a un peu la même passion, sauf que moi, tous mes textes sont approuvés par le Conseil alors que les siens tombent dans une catégorie interdite. Je trouve ça tellement injuste que cela me redonne de l’énergie afin de me rendre sur la place du village pour ma manifestation.

Je repasse chez moi et prépare une pancarte où j’écris : "Écrire n’est pas contre Nature. L’amour, c’est la Nature. Libérez Oliver”. Je file ensuite et suis content de voir qu’il y a du monde qui est présent au cœur du village. Mon message est passé et je salue les personnes présentes avec un grand sourire. Je constate qu’il y a aussi toutes les patrouilles qui se sont donné le mot et qui sont présentes, mais cela ne me fait pas peur. Que vont-ils pouvoir faire si presque la moitié de l’île défile ensemble, unis dans un même combat ? Unis, nous sommes invincibles et je m’installe fièrement au milieu de la place afin de montrer à tous que je ne me défile pas et montrer la voie aux plus hésitants.

Le silence se fait peu à peu sur la place et j’ai l’impression que tous les regards se tournent vers moi.

— Allez, c’est bon, on va se rassembler ici, au milieu de la place et on va aller jusqu’à la mer pour montrer que nous n’acceptons pas la décision de mettre Oliver en procès ! Pourquoi vous me regardez comme ça ? Joignez-vous à moi !

Seul le silence me répond. On pourrait entendre une mouche voler. Je crois que personne ne sait vraiment ce qu’il faut faire, ni si c’est possible de le faire sans risquer à son tour le recyclage. Je me tourne vers les présents et j’essaie de les haranguer encore mais rien n’y fait. Ils restent immobiles et silencieux. J’hésite sur la conduite à tenir. Mais je n’ai pas créé toute cette agitation pour en rester là. Je sais que si je lance le mouvement, je vais être suivi. Ils sont plein à me l’avoir dit, ils attendent juste que je leur montre la voie, que je leur prouve que l’on ne craint rien à exprimer son avis.

Fièrement, je lève ma pancarte et la porte au-dessus de ma tête. Je prends une grande respiration et commence à marcher. Un pas après l’autre, lentement mais d’un pas décidé. Je scande : “Libérez Oliver !” Ma voix résonne dans le silence de la place mais je continue mon chemin, comme si nous étions des centaines à manifester. Tout à coup, j’entends un grand éclat de rire. Je me retourne et constate que les gardes sont tous hilares. Ils rient de bon cœur et se tapent sur les épaules l’un de l’autre en me montrant du doigt. Les quolibets commencent à pleuvoir.

— Tu es ridicule !

— Ouais, range ta pancarte et retourne à tes bouquins !

— Ouh la ! Tu fais la révolution tout seul ? La honte, même pas capable de mobiliser les autres !

— Tu devrais aller du côté des femmes, tu y aurais plus ta place que parmi nous, les vrais mecs !

Je me fais violence pour ne pas répondre et m’énerver. J’essaie de rester imperturbable et de poursuivre mon chemin. Je n’en reviens pas que je sois le seul qui ose s’opposer au Conseil, le seul qui ose marcher pour la liberté. Je devrais m’arrêter mais je me dis que, quitte à finir recyclé, autant que j’aille aussi loin qu’ils me le permettront. J’ai essayé, j’ai perdu, mais je le fais la tête haute.

C’est à ce moment-là que mon regard se pose sur Jade qui m’observe avec un mélange de fierté et de tristesse. Elle est entourée de pas mal de femmes qui sont venues, attirées par l’animation qui règne maintenant sur la place. Nos yeux se rencontrent et elle me fait un petit clin d'œil avant de se mettre à applaudir. Je suis surpris car rapidement, d’autres se joignent à elle, ce qui a le mérite de faire taire les gardes car bientôt tous les présents se joignent aux applaudissements. Je m’arrête un instant et regarde toutes ces personnes qui certes ne m’ont pas rejoint sur le chemin, mais qui applaudissent maintenant à tout rompre. J’ai l’impression d’être un héros de la Rome antique, un Gladiateur des temps modernes ou un champion venant de remporter la plus belle des compétitions. Et c’est sous ces encouragements que je termine ma petite manifestation. Je ne sais pas si cela va changer quelque chose mais j’ai appris deux choses ce soir. La première, c’est que même si le Conseil fait peur, il n’est pas tout puissant et que l’on peut encore faire bouger les lignes. La seconde, plus importante encore, c’est que Jade m’aime et m’encourage et qu’elle n’hésite pas à le montrer en public. C’est elle qui a lancé le mouvement de soutien en ma faveur et j’ai vraiment l’impression qu’avec elle, tout devient possible. Encore faut-il que j’échappe au recyclage après ma petite manifestation…

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