44. La défense poétique du condamné
Malcolm
Le Conseil a fait fort et je n’en reviens pas des moyens qu’ils ont mobilisé afin de rendre le procès d’Oliver public. J’ai vraiment l’impression de me retrouver dans la Rome antique où la mise à mort va se faire avec une audience qui ne vient que pour voir couler le sang. Ce qui me rassure, même si toute la population de l’île est là ou presque, c’est que beaucoup sont venus comme moi, plus par obligation que par curiosité ou réel désir de voir Oliver condamné. Car il va l’être, c’est sûr. Qu’espérer de ce Conseil qui s’accroche à ses règles comme une moule à son rocher ? Qu’attendre de ces personnes qui m’ont condamné à m’occuper des déchets de l’île, juste parce que j’ai manifesté mon soutien à cet homme que je considère comme un collègue artiste ?
Je profite que les autres habitants de l’île s’installent autour de moi pour observer les dispositions prises par le conseil. Ils ont créé sur la plage une sorte de mini arène en forme de cercle juste sur la ligne de démarcation. Il y a des fauteuils pour les juges. Il y en a un du côté des femmes, un du côté des hommes et l’autre, juste sur la frontière. Tout autour, ils ont installé des gardes qui assurent la protection du lieu et sont tournés vers l’audience, elle aussi divisée entre hommes et femmes, en arcs de cercle. Quelle mise en scène !
Je cherche du regard si Jade est déjà arrivée et j’ai le plaisir de la découvrir non loin de moi, de l’autre côté de la ligne, en grande discussion avec Liz et Mathilde. Ces deux-là ont l’air vraiment heureuses ensemble, mais ce n’est pas ce qui retient mon attention. Jade est tout simplement magnifique. Elle a revêtu une petite robe d’été, avec des motifs en forme d’arabesques et ses formes sont merveilleusement bien mises en valeur. Quelle superbe femme ! Il faut que je fasse attention sinon je vais passer tout le procès à la regarder et me faire griller.
Lorsque tout le monde est installé ou presque, les gardes amènent Oliver. Il est vêtu d’un vêtement noir et est entravé. Ils le conduisent au milieu de l’arène où ils le forcent à s’installer à même le sol. Ont-ils vraiment besoin de tant l’humilier ? Les trois juges arrivent, nous savons que ce sont des membres du Conseil, mais impossible de voir leurs visages car ils ont enfilé une tenue intégrale, légère mais qui les recouvre entièrement. Je me demande si ce sont les mêmes qui m’ont jugé, si au sein du Conseil ils ont des personnes spécialisées ou s’ils sont obligés de le faire à tour de rôle. Le juge principal prend le premier la parole.
— Merci à tous d’être présents pour assister au jugement d’Oliver, coupable d’avoir composé et partagé des récits qui s’opposent à la philosophie de l’île, aux règles établies afin de préserver notre équilibre et notre survie. A cela s’ajoute le fait que ces écrits sont le résultat d’expériences réelles, avouées par Oliver, et qui sont elles aussi interdites par les règles que nous avons édictées afin de nous assurer que le nombre d’habitants reste toujours le même, à l’équilibre entre ce que nos ressources permettent d’assurer et les demandes que nous faisons à notre si belle Nature. Nous avons décidé de rendre ce procès public, de ne pas recycler immédiatement Oliver, afin de vous faire comprendre à tous l’importance du respect des règles si nous ne voulons pas que notre île disparaisse dans les prochaines années.
Un silence de plomb s’est installé, seulement dérangé par les cris de quelques mouettes qui ne se rendent pas compte de ce qui est en train de se dérouler sur cette plage. Je n’en reviens pas de la présentation des choses. Ce n’est pas un procès, ça va être une exécution publique ! Il est déjà coupable aux yeux des juges qui m’ont plus l’air d’être des bourreaux qu’autre chose. Un garde bouscule Oliver pour qu’il se relève et je me demande ce qu’il va dire, s’il va réciter un discours écrit pour lui ou vraiment s’exprimer pour se défendre. En voyant cette violence gratuite contre lui, mon sang se met à bouillir, mais je me retiens d’intervenir, ne voulant pas aggraver mon cas.
— Aucun équilibre n’a été bousculé ! Je n’ai rien fait de mal envers la Nature, c’est vous qui la brimez avec vos lois ! Qu’y a-t-il de plus beau que l’amour ? De quel droit nous empêchez-vous d’aimer ? lance-t-il avant de se tourner vers la foule. Réveillez-vous ! Vous trouvez ça normal ? Ils décident de tout pour nous ! Et notre liberté de penser ? De nous exprimer ?
Son discours est tellement vrai, tellement proche de ce que je ressens au plus profond de moi que j’ai envie de me lever de ma chaise, que j’ai envie de lever le poing et rallier à notre cause la foule présente, mais le souvenir cuisant de ma mobilisation ratée pour le soutenir m’empêche de réagir pour le moment. Je rage intérieurement, je bous, mais je baisse les yeux quand ceux d’Oliver se posent sur moi. Je ne suis pas le seul à agir de la sorte, mais une telle couardise de ma part me fait honte.
— Eh bien voilà le cœur du problème ! lance le juge. Oliver considère qu’il est le seul dépositaire de l’Amour. Vous vous rendez compte du mépris qu’il a envers vous tous ? Pourquoi les relations qu’il décrit avec tant de détails vulgaires dans ses écrits seraient-elles meilleures que celles que vous vivez au quotidien avec votre partenaire ? Depuis que nous avons mis en place cette séparation entre hommes et femmes, nous n’avons entendu aucune plainte. Je n’ai pas l’impression que les couples qui se sont formés soient malheureux ou privés de plaisir ! Et avec le contrôle des naissances que nous avons mis en place, l’équilibre est toujours maintenu ! Si nous ne punissons pas la fornication prônée par Oliver, c’est toute notre survie qui est menacée !
Je constate avec stupéfaction que beaucoup dans l’Assemblée semblent d’accord avec ce que vient de dire le Juge. Un léger murmure parcourt les rangs du public alors que les personnes commentent auprès de leur voisin les paroles de l’accusation. Le Juge reprend la parole et immédiatement, ce murmure cesse.
— Je vois que j’ai raison, alors. Pas besoin de copuler avec un partenaire du sexe opposé pour être heureux, pas besoin d’avoir un homme et une femme pour connaitre le plaisir. Et donc, pour préserver la Nature, pour sauver notre équilibre, nous avons raison d’imposer ces lois et cette séparation ! Je suis ravi de voir que vous êtes tous d’accord, continue-t-il en scrutant le visage des spectateurs, presque un à un, défiant quiconque de s’opposer à ce qu’il vient d’énoncer. Même toi, Malcolm, on dirait, s’écrie-t-il en se tournant vers moi. N’as-tu donc rien à dire, toi qui as osé affirmer ton soutien à cet homme sur la place publique ? Ne crois-tu pas que l’équilibre et le respect de la Nature sont plus importants que la liberté de cet individu dont les projets néfastes pourraient signifier la fin de notre monde ?
Il me provoque devant tout le monde et je suis conscient de l’impasse dans laquelle je suis. J’ai déjà été condamné pour m’être confronté à eux et là, clairement, il veut montrer que toute opposition est écrasée, que toute réclamation sera soumise à conséquences. Son ton assuré montre qu’il s’attend à ce que je me plie à leur volonté et que j’accepte ses propos sans broncher. Mais je ne peux laisser faire une telle injustice sans essayer de la corriger ou sans intervenir. J’espère que je vais être assez diplomate pour ne pas risquer pire que ce que l’on m’inflige déjà. Je me lève donc lentement et prends la parole devant tout le monde, improvisant des vers afin de me protéger un peu avec de la poésie.
Puisque le Conseil m’interpelle et me demande mon avis éclairé
Je ne vais pas me priver de cette opportunité qui m’est donnée
Je vais ainsi pouvoir vous dire le fonds de ma pensée
Qui viendra, je l’espère, calmer ce débat que je trouve trop passionné
Le poète que je suis tient d’abord à souligner qu’ici, c’est un petit paradis
Que nous sommes dans l’ensemble heureux et satisfaits de nos vies
Nous sommes tous convaincus de l’intérêt de défendre la Nature
Et de sacrifier pour elle notre confort, de faire preuve de mesure
Comment ne pas être reconnaissants de pouvoir vivre en pleine santé ?
Comment ne pas vous savoir gré d’ainsi tout vouloir équilibrer ?
Grâce à vous, cette île fonctionne de manière harmonieuse
L’existence y est agréable, je dirais même savoureuse
J’espère en avoir fait assez dans le compliment pour arriver à la deuxième partie de mon propos où je souhaite pouvoir défendre Oliver sans me compromettre trop. Je vois en tout cas sur les visages de tout le monde qu’ils attendent la suite avec impatience, que mes mots portent et sont entendus. J’ai là une tribune pour défendre mes idées et tant pis si je dois le regretter par la suite, mais si l’on veut que les choses changent et évoluent, il faut que certains d’entre nous prennent la parole et montrent la voie à ceux qui sont plus timorés et moins en capacité de s’engager.
Pour en revenir à cette affaire qui nous a tous rassemblés aujourd’hui
Je continue de croire que votre décision, rien ne la justifie
L’Amour, dans la nature, c’est entre un mâle et une femelle
Impossible donc de condamner Oliver pour aimer sa belle
Vous nous parlez d’équilibre, de règles à respecter
Lui évoque l’amour et la liberté
Au lieu d’en faire un exemple et de le condamner
Pourquoi ne pas réfléchir à d’autres manières d’équilibrer ?
La répression ne mène jamais à la raison
La force et la cruauté ne sont jamais la bonne combinaison
Je ne veux surtout pas vous critiquer
Mais je pense qu’il serait plus judicieux de discuter
J’en appelle donc à votre clémence
J’ose croire que vous laisserez parler votre intelligence
Et que vous saurez non pas condamner cet innocent
Mais modifier les lois sans verser de sang
Je me rassois et me demande quelles seront les conséquences de mon petit discours. J’espère avoir réussi à la fois à exprimer mon désaccord sans avoir empiré les choses que ce soit pour Oliver ou pour moi. Le silence qui règne est éloquent car je pense que tout le monde est en train de réfléchir à ce que j’ai dit. C’est tellement rare que le Conseil se fasse critiquer, que quelqu’un ose exprimer une réprobation aussi ouvertement.
— Bien, le poète s’est exprimé. Vous noterez qu’il reconnaît que nous avons fait ce qu’il fallait pour que la vie sur cette île soit la plus heureuse possible. Je pense que vous avez tous compris notre décision. On ne va pas continuer ce procès plus longtemps. Merci pour votre attention, nous rendrons notre jugement prochainement. Emmenez le prisonnier.
Et ainsi, brusquement, tout s’achève. Oliver est emmené par les gardes. Il me lance un regard reconnaissant qui me fait plus mal qu’autre chose car j’ai l’impression d’avoir été particulièrement impuissant et inefficace. Je crois que j’ai créé un vrai sentiment de malaise car tout le monde part, en petits groupes, non pas en parlant et en rigolant comme c’est la coutume sur l’île, mais en chuchotant et en évitant soigneusement de trop s’approcher de moi. La seule qui m’adresse un sourire rayonnant, c’est Jade. De son côté de la ligne, elle reste toute aussi immobile que moi et m’observe avec amour. Je ne sais pas quel miracle est à l'œuvre dans cette passion qui nous unit, mais je sais que c’est là que je peux trouver la force d’avancer, le pouvoir de continuer à me battre. Et si un jour, je veux vivre quelque chose de beau avec elle, il faut réussir à faire changer les lois. Dans le cas contraire, notre condamnation, comme pour Oliver, est déjà prononcée.
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