47. Repos, sur ordre du médecin

10 minutes de lecture

Jade

Je resserre mes bras autour de mes genoux et enfonce mes pieds dans le sable. Ces derniers jours ont été un peu trop éprouvants pour moi, je suis tout simplement épuisée, physiquement comme mentalement. Nous venons de dire au revoir à Oliver et Zoé et je peine à quitter la plage alors que le silence s’est fait autour de moi. Seules les mouettes et le bruit des vagues m’empêchent de sombrer plus profondément dans la déprime qui me guette.

J’ai toujours trouvé le mouvement de la mer apaisant, mais aujourd’hui, la tristesse et la colère ne parviendront pas à disparaître. Je ne sais pas combien de temps je reste là, mais le soleil commence à bien chauffer ma peau lorsque je reprends contact avec la réalité. Ou lorsque mon cerveau décide qu’il est temps.

Temps de quoi ? Je ne sais pas trop, mais je suis guidée par ces émotions qui ne cherchent qu’à déborder. J’ai l’impression d’être une bombe prête à exploser, incapable de me contrôler, ce qui n’est absolument pas moi. Et je me dirige vers mon cabinet d’un pas rapide. Je suis en retard, plusieurs personnes m’attendent devant la porte.

— Je suis désolée, le cabinet est fermé, aujourd’hui annoncé-je en me faufilant jusqu’à la porte.

Je m’engouffre à l’intérieur après avoir déverrouillé et referme la porte au nez de mes patients. Rien de grave pour tous ces gens, juste des suivis que nous impose le Conseil et je n’ai aucune envie de me soumettre à leurs demandes comme un bon petit mouton. Pas aujourd’hui. Je vais m’installer à mon bureau le temps de vérifier tous les rendez-vous, prends note de quelques personnes à aller voir malgré tout, et prépare une petite affiche informant que le cabinet restera fermé jusqu’à nouvel ordre. Je vais la coller sur la porte côté intérieur alors que les gens ne sont pas encore partis, et sors par la porte de derrière pour être tranquille. Retour à la maison à pied, ça me prend un moment, mais ça me permet aussi de me vider un peu la tête. Pourtant, l’absence de Zoé dans mon chez-moi me fait mal au cœur et ne fait que renforcer ma colère. C’est donc une bonne journée pourrie que je passe, seule à la maison. Je reçois je ne sais combien d’appels sur mon téléphone, j’imagine que les gens sont en colère, je ne suis pas du genre à les lâcher, mais je ne peux pas, c’est trop difficile aujourd’hui. Même le retour de Liz ne me sort pas vraiment de ma torpeur. De toute façon, elle n’est pas vraiment plus joyeuse que moi. Nous dînons dans un silence pesant et je me rends compte que j’aurais tout simplement aimé être seule, ce soir.

Je sursaute en entendant frapper à la véranda et manque de fracasser l’assiette que j’étais en train de laver. Liz est partie à la douche et j’ai la surprise de distinguer Malcolm dans la pénombre. Je me dépêche d’aller lui ouvrir et n’attends même pas qu’il entre pour me lover dans ses bras qui m’enserrent fortement.

— Mais qu’est-ce que tu fais là ? chuchoté-je.

— Je me suis dit qu’un petit câlin te ferait du bien… et à moi aussi. C’était beau la cérémonie de ce matin, mais intense…

— Tu as raison, ça me fait un bien fou, mais tu prends des risques insensés, Malcolm, soupiré-je avant de l’embrasser tendrement.

— Je suis tellement malade, et la Doc a fermé son cabinet, il fallait que j’aie une consultation à domicile… Terrible d’être malade d’amour comme ça, tu vois ? répond-il en souriant.

Malcolm arrive à me faire sourire et ça me fait un bien fou. Ça n’enlève pas la tristesse, pas la colère, mais ça me fait beaucoup de bien. Si j’étais seule, je l’attirerais dans ma chambre pour qu’il passe la nuit ici, mais Liz a déjà pété un câble pour Zoé, elle va totalement paniquer si elle sait pour nous. Alors je profite qu’elle ne soit absolument pas écolo avec l’eau et me repais de mon amoureux autant que possible. Finalement, ce n’est pas d’être seule que j’ai besoin, juste de lui.

Nous partageons un dernier baiser qui réveille tout en moi, amour, désir, passion, excitation, mais aussi cette petite pointe d’angoisse liée à notre situation. C’est doux et rude à la fois, puissant et presque désespéré.

— Merci, j’en avais grand besoin, soufflé-je. J’espère que tu es moins malade.

— Ça va un peu mieux, oui, mais, si je comprends bien, je ne suis pas le bienvenu cette nuit ? Liz est là ? ajoute-t-il en parlant plus doucement.

— Malheureusement… Demain soir ? Je vais essayer de la pousser à aller chez Mathilde.

— Ou alors, tu me fais signe et on se retrouve au Moulin, ce sera moins dangereux même si on doit attendre encore un ou deux jours de plus.

— Je ne vais pas rouvrir le cabinet demain, Malcolm. Je… j’ai besoin d’un break, et si le Conseil considère qu’une vie ne vaut rien, je ne vois pas pourquoi je devrais m’acharner à soigner les gens.

— Parce que c’est ce pour quoi tu es faite ? Tu fais ça si bien, t’occuper des autres. Mais bon, tu as le droit à une journée de repos, personne ne t’en voudra.

Je l’embrasse sur la joue et lui souris, touchée par ses mots. Je ne sais pas si je suis faite pour ça, mais j’aime ce que je fais. Pour autant, quel est le but, au juste ? Les soigner pour qu’ils soient recyclés à la moindre faute ?

— File avant que Liz ne nous surprenne, Beau Poète. Merci d’être venu, tu n’imagines pas comme ça me fait du bien. Fais attention à toi, soufflé-je en nichant mon nez dans son cou.

— A très vite, Chérie. Si tu as besoin d’un autre câlin, tu sais où me trouver !

— Je t’aime.

Malcolm dépose un baiser appuyé sur mon front avant de s’enfoncer dans les ténèbres, et je ne tarde pas à aller me coucher après un rapide passage par la salle de bain. La nuit est mouvementée, j’ai l’impression que mon cerveau fait un parallèle entre notre histoire et celle de Zoé et Oliver, si bien que je cauchemarde et me réveille même en larmes au petit matin après avoir rêvé que Malcolm subissait le même sort que l’auteur. J’ai perdu toute sérénité à vivre ici, dans ce soi-disant havre de paix qui pourrait m’enlever l’homme que j’aime d’un claquement de doigt.

Je me traîne toute la matinée. Je n’ai pas l’habitude d’être oisive, ça m’arrive tellement rarement que je ne sais pas quoi faire de ma peau. J’irais bien me promener, mais je ne souhaite pas croiser des gens, ni devoir répondre à des questions… J’irais bien jardiner, mais je n’en ai aucune envie… Une petite partie de moi a envie d’aller au cabinet, mais elle est bien trop petite pour prendre le pas sur mon besoin d’isolement.

Je sens que mon temps de paix, si tant est que je puisse appeler ça ainsi, touche à sa fin quand on frappe à ma porte en début d’après-midi. Evidemment, Jasmine est là et ne semble pas bien aimable. Mais elle n’est pas seule, Séverine, l’une des femmes qui représente le Conseil, est à ses côtés. Youpi…

— Mesdames…

Je peux sentir la lassitude dans ma voix, tout comme la froideur de l’accueil. Est-ce que j’abuse ? Sans doute. La vérité, c’est que je m’en fous, en fait.

— On peut entrer ? demande Séverine froidement. Sauf si tu es malade, même si tu n’as pas respecté les procédures, si c’est le cas.

J’ouvre davantage la porte et me permets une révérence pour les inviter à entrer. Provoc ? A peine…

— Faites comme chez vous… Je vous sers à boire ?

— Non, on n’est pas là pour le plaisir, grogne Jasmine, mais pour discuter de ce petit désagrément dû à ton absence au travail, ce jour. Tu imagines tous ces pauvres gens qui n’ont pas pu être soignés ?

Je claque la porte d’entrée et m’y adosse en restant silencieuse plus que nécessaire. Sérieusement, elles vont jouer sur la corde sensible ?

— Il y a peu, tu es venue me chercher pour soigner un homme, et quelques jours plus tard, il était recyclé. Mon travail ne sert à rien, puisque la vie n’a apparemment aucune valeur sur cette île.

— Il a été recyclé, tu l’as aidé à se préparer pour sa nouvelle vie, c’est pour ça que tu es médecin, non ?

— Non, je suis là pour que les gens vivent le plus longtemps possible, pas pour qu’ils soient recyclés au bon vouloir du Conseil, marmonné-je. Autant les laisser se soigner tout seuls si l’espérance de vie diminue encore, non ? Je ne sers plus à rien.

— Serait-ce une critique de notre fonctionnement ? demande la petite mégère du Conseil sur un ton menaçant.

— Oh non, je ne me permettrais pas, Séverine. C’est une remise en question de ma propre vie, rien que ça. Mais si vous pensez que je mérite une sanction, je vous en prie, lui dis-je en tendant les poignets en direction de Jasmine.

Mais qu’est-ce qui me prend ? Je suis en train de partir en sucette, moi. Qu’est-ce que je cherche au juste ? Un peu d’adrénaline ? Une trouille phénoménale pour me rappeler que je tiens à la vie ? Pourquoi est-ce que je provoque comme ça ?

— Mais qu’est-ce qu’il te prend ? m’interpelle Jasmine. Tu es une formidable doc, on n’est pas là pour te sanctionner mais pour te convaincre de retourner à ton travail ! On a tous besoin de toi, ici !

— La doc est juste épuisée, il aurait fallu y penser avant de me coller les hommes en plus de ma charge de travail habituelle. Pour votre équilibre de l’île, c’est le prix à payer, j’imagine, sauf que je ne suis pas un robot.

Bon, je suis fatiguée, c’est vrai, mais je sais que ce n’est pas l’unique raison qui me pousse à me rebeller. Pour autant, je ne suis pas non plus suicidaire, du moins pas encore. Et puis, je sais que c’est cette fatigue qui me rend à fleur de peau, que si les émotions me submergent et me poussent à agir sans réfléchir, c’est à cause de la surcharge de travail. Pas la peine de balancer, en prime, que le Conseil me donne envie de vomir, que ces recyclages me brisent le cœur à chaque fois et me font réfléchir sur ma vie et cette île… ni que j’aime un homme et qu’ils pourront bien me menacer de recyclage, ça ne changera rien à ces sentiments.

— Ecoute, Jade, on sait qu’on te demande beaucoup, mais le Conseil est en train de travailler pour trouver un nouveau docteur pour les hommes. Et on saura te remercier en temps voulu. Mais il faut absolument que tu rouvres ton cabinet, dès demain !

Bien sûr que je vais rouvrir mon cabinet. Pour qui est-ce qu’elles me prennent ? Je ne compte pas arrêter de soigner les gens sous prétexte que je suis fatiguée ou énervée. Elle est bien là, la différence entre eux et nous, nous nous soucions vraiment des gens. Je ne parviens pourtant pas à définir ce “nous”, parce que j’avais la sensation que Jasmine en faisait partie, mais ces derniers temps m’ont prouvé qu’elle n’avait pas du tout les yeux ouverts.

— Après-demain. J’ai besoin de dormir, ordre du médecin. J’irai visiter demain après-midi les personnes qui en ont besoin, soupiré-je. Peu importe ce que vous pensez, je n’ai pas abandonné mes patients, personne n’avait besoin de soins aujourd’hui, il s’agissait d’une journée de contrôles. Autre chose, mesdames ?

— Les contrôles sont importants aussi ! Sinon le Conseil ne les aurait pas mis en place ! s’indigne Séverine. Tu crois que tu peux choisir comme ça qui tu soignes ou pas ?

— Je crois que vous n’avez pas vraiment le choix si vous voulez avoir encore un médecin au village, en fait. La suite est simple, soit vous me laissez me reposer pour que je sois en forme pour mes patients, soit vous me forcez à aller travailler demain et d’ici une semaine je fais une chute de tension. A vous de voir.

J’en rajoute, mais elle n’est pas médecin pour deux sous et n’y connaît rien ou pas grand-chose. A croire qu’ils choisissent au hasard les privilégiés du Conseil pour les coller dans les pattes des petites gens comme moi. Dans tous les cas, il faut vraiment que je dorme, je suis au bout du rouleau. Et il faut que je me calme aussi.

— Bien, on fait comme ça, alors, tu fais les visites urgentes demain, concède la Conseillère après un silence assez pesant, et ensuite tu reprends tes consultations. Je sais qu’on peut compter sur toi.

Oui, je suis un bon petit mouton… Sa dernière phrase m’agace bien plus qu’elle ne me rassure alors que je les raccompagne à la porte. Quand je referme derrière elles, je me mets à rire toute seule en m’observant dans le miroir de l’entrée. On peut dire que j’ai joué ma gamine capricieuse, mais franchement, vu ma tête, elles auraient été totalement inhumaines de me traîner au cabinet. Ne me reste plus qu’à reprendre pied, mais je me demande comment je vais faire alors que le recyclage d’Oliver et Zoé m’a bien plus marquée que je ne l’aurais pensé.

Annotations

Vous aimez lire XiscaLB ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0