63. L’adieu aux mères
Jade
Un sac léger… quelque chose de pratique, de pas trop gros pouvant contenir le strict minimum sans m’encombrer. Il est mignon, lui. C’est quoi, le strict minimum ?
De quoi me laver. Oui, j’aimerais autant ne pas sentir la chaussette puante. Je descends à la salle de bain et attrape un savon neuf dans le placard sous le lavabo et un gant de toilette. Ma brosse, ma brosse à dents, tout ça, c’est le strict minimum, non ? Je récupère une trousse de toilette que ma mère m’a cousue il y a bien longtemps et les mets dedans pour penser à les prendre quand le temps sera venu. Je regarde autour de moi, fouille le tiroir pour essayer de ne rien oublier que je pourrais regretter. Je crois que c’est l’essentiel…
Je procède de la même façon dans la pièce de vie. J’inspecte les étagères, la table du salon, à la recherche de choses que je voudrais conserver avec moi. Lorsque je tombe sur la revue de l’île de la semaine dernière, je m’empresse de déchirer la page du poème de Malcolm pour la glisser dans mon sac. Un jour, je l’espère, je pourrai lire ces mots à notre enfant, lui expliquer les choses, lui dire combien nous voulions de lui, malgré l’interdit, malgré les risques. Mon palpitant s’emballe, et ce n’est pas d’excitation. Je suis une boule d’angoisse qui s’accroît chaque jour qui passe.
A la cuisine, mes gourdes sont déjà prêtes à être remplies, près de l’évier, et je ne vois pas bien ce que je pourrais prendre de plus. Reste donc la tâche ardue de savoir quoi prendre comme vêtements. Si ça ne tenait qu’à moi, j’embarquerais tout en six ou sept exemplaires. J’ai beau avoir conscience que le gaspillage n’est pas bien, qu’il faut préserver l’eau, faire attention à ses affaires, je déteste porter deux jours de suite les mêmes vêtements. Et puis, quel temps fera-t-il ? Dois-je prévoir une tenue chaude ? Franchement, j’ai l’impression d’être devant un dilemme insurmontable face à mon armoire. Même s’il l’est moins quand je mets de côté les vêtements trop moulants ou déjà trop petits pour mes hanches qui se sont déjà élargies, mon ventre qui ne rentre plus dans n’importe quoi même s’il reste encore discret, mes fesses qui semblent vivre leur propre vie et s’affirmer chaque jour que dieu fait… Mon corps évolue à une vitesse folle et je suis contente que nous approchions du grand jour, parce que chaque fois que je croise Jasmine, Mathilde ou une autre femme avec qui j’ai partagé des moments d’intimité, je me dis qu’elles ne peuvent que remarquer que mes seins sont gonflés, que mes formes sont plus marquées, que même mon visage semble s’arrondir. Ou alors, je psychote totalement, je n’en sais trop rien. Je me focalise surtout sur mon ventre, toujours autant en admiration devant cet arrondi qui m’émeut chaque jour un peu plus.
Je regarde l’heure et grimace. Il est déjà tard et je dois me résoudre à filer retrouver mes mères avant une bonne nuit de sommeil. Après encore quelques hésitations, j’attrape quelques culottes, deux chemisiers amples que j’essaie de ne pas trop froisser, un tee-shirt et deux leggings, fourre le tout dans mon petit sac à dos et le range dans mon armoire.
Une chose à la fois… Les prochaines heures vont me rendre dingues, je ne suis pas sûre que j’ai tant envie que ça de leur dire adieu, je n’ai pas envie de m’effondrer, et j’ai peur de leurs réactions. Pourtant, même en arrivant devant la maison qui m’a vue grandir, je me sens sereine quant à notre décision. Je sais que ce moment va être compliqué à vivre, mais je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que notre bébé soit en sécurité, et quitter l’île est la seule issue possible.
Quand Mounette ouvre la porte, je subis une inspection visuelle en règle avant qu’elle ne me fasse signe d’entrer. Moune me prend dans ses bras et me serre fortement contre elle, et je glousse quand elle tire sur ma chemise pour observer mon ventre avec un regard attendri.
— Liz dit que j’ai abusé du plantain… Bonne excuse, non ? Faut dire que maintenant qu’elle ne le crame plus, c’est succulent !
— Quelle chance de connaître ça, Angelote ! me répond Moune, envieuse alors que sa femme fait non de la tête.
— Quelle connerie, oui, bientôt tu ne pourras plus te cacher !
— Je ne veux surtout plus me cacher. Avec Malcolm, on va quitter l’île, soufflé-je en me laissant tomber sur le canapé.
— Tu vas faire quoi ? s’écrie Mounette effarée.
— On s’en va. Direction le Continent. Bientôt, d’ailleurs, c’est… ma dernière visite.
— Oh non, ce n’est pas possible ! Tu ne peux pas faire ça ! commence mon autre mère qui s’effondre en pleurs.
Bingo… C’est parti pour les larmes. Est-ce qu’elles ont conscience que j’ai les hormones en vrac ? Mounette pourrait me faire partir en vrille en me contrariant, Moune va me faire chialer… Super.
— Moune, j’ai pas le choix, soupiré-je en la prenant dans mes bras. Si on reste ici… soit je me fais attraper et recycler, et mon bébé ne verra jamais le jour, soit… ils me gardent au chaud jusqu’à ce qu’il naisse, et le destin sera le même pour moi que dans la première option. Je veux voir ce bébé grandir, je… je suis désolée.
— Peut-être qu’on peut négocier avec le Conseil, non ? Tu te mets en couple avec une nana et personne ne dira rien, je suis sûre.
— Mais je ne veux pas me mettre en couple avec une femme ! Cage dorée, c’est pas mieux… Non, on s’en va là où on pourra s’aimer comme bon nous semble et élever ce bébé.
— C’est de la pure folie, s’exclame Mounette en se levant et en tirant sur ses cheveux. On devrait aller te dénoncer au Conseil nous-mêmes pour éviter que tu finisses au fond des Océans ! Je suis sûre qu’ils comprendraient.
— Ben voyons, comme ils ont compris Zoé et Oliver ? ricané-je amèrement. Ils s’en foutent, ils ont tout pouvoir et ça doit bien les exciter. Mais vas-y, je t’en prie, dénonce ta propre fille !
— Mais non, elle ne va pas faire ça. Comme moi, elle est désespérée que tu en arrives là. Et triste… Tu… tu es sûre qu’il n’y a pas d'autre solution ?
— Ça fait des semaines qu’on réfléchit à tout ça, je n’en vois pas d’autre, Malcolm non plus… C’est sans doute une solution risquée, mais c’est la seule qui apporte son lot d’espoir.
— Mais il n’y a pas de bateau avant encore au moins deux mois, vous allez faire comment, là ? C’est bien beau, tout ça, mais il faut rester sur Terre si vous imaginez déjà vous enfuir !
Je soupire et les observe toutes les deux un instant. J’ai bien conscience que je leur balance une bombe pas possible, d’autant plus que je doute d’être capable de leur faire savoir, si nous arrivons sur le Continent un jour, que nous avons réussi. Est-ce que notre décision est purement égoïste ? C’est bien possible… Mes mères ne méritent pas de finir leur vie sans savoir ce qui est arrivé à leur fille… Mais ce bébé ne mérite pas de ne pas naître non plus, où d’être arraché à ses parents pour finir dans une autre famille. Et je refuse d’avoir le cœur brisé, d’être éloigné de lui. C’est vrai, je l’aime déjà, moi, ce mini-nous.
— Il y a bien plus de bâteaux que vous ne le pensez. Il y a même un autre port, sur l’île, interdit aux moutons que nous sommes.
Mes deux mères me regardent, incrédules, comme si j’avais vraiment perdu la tête. Mounette lève les yeux au ciel et fait des signes de dénégation de la tête alors que Moune me regarde, perplexe.
— Tu as besoin de quelque chose ? me surprend Moune.
— Non, je… j’ai juste besoin de vous dire que je vous aime, que je suis désolée de vous avoir mises dans cette situation, soufflé-je alors que les larmes me montent aux yeux. Je voudrais vraiment rester avec vous, mais ce bébé… c’est mon bébé, je ne supporterais pas que le Conseil ait un quelconque pouvoir sur sa vie.
— Tu es sûre qu’on ne peut pas t’aider ? me demande à son tour Mounette qui semble s’être fait une raison. Tu sais, c’est un peu la mission de notre vie de t’accompagner et te supporter quoi que tu fasses. Comme c’est la tienne avec ton bébé. On ne t’a pas portée dans notre corps, mais on t’aime tellement… malgré toutes les folies dont tu es capable !
Est-ce que je me jette dans les bras de mes mères comme une enfant qui vient de se faire mal en tombant ? Clairement… Finalement, c’est peut-être moi qui vais pleurer plus qu’elles deux réunies, si ça continue. En attendant, je savoure un câlin à trois comme je n’en ai pas eu depuis longtemps, et renifle sans aucune classe en tentant de calmer les sanglots qui compriment ma gorge. Est-ce que je peux m’en sortir sans mes mères ? Elles ont beau être le jour et la nuit, toutes les deux, jamais aucune d’elles ne m’a tourné le dos, elles ont toujours été là pour moi.
— Je crois que j’avais vraiment besoin de ce câlin, ris-je en essuyant mes joues.
— J’espère que nous aurons l’occasion un jour à l’avenir d’en avoir encore plein d’autres.
J’en doute, mais je ne la contredis pas et essaie de me reprendre un peu. Maintenant que les larmes sont passées, je ne peux m’empêcher de penser à ce périple qui promet d’être risqué.
— Vous avez lu le poème de Malcolm sur la paternité, au fait ? souris-je, encore attendrie par ses mots.
— Oui, tu m’étonnes que tu craques pour lui. Il manie les mots avec une habileté qui, je l’espère pour toi, est la même au lit.
Je glousse et n’ai pas besoin d’acquiescer. Moune éclate de rire et je ne peux m’empêcher de me gorger de tous ces petits moments qui me manqueront atrocement. J’ai conscience de m’être éloignée d’elles depuis que je travaille, mais ce lien qui nous unit, même s’il n’est pas un lien de sang, est si fort que je sais que, peu importe où elles seront, elles veilleront sur moi.
Nous dînons toutes les trois et je crois qu’aucune de nous ne souhaite vraiment alourdir l’ambiance en reparlant du grand départ. Ce n’est que lorsque je me retrouve devant la porte d’entrée que les yeux s’embuent à nouveau. Je ne sais pas combien de temps je passe lovée contre elles, mais c’est aussi déchirant que réconfortant. Même Mounette se permet de me caresser le ventre et, malgré ses réticences, je prends conscience que son soutien est sans faille. Bien sûr, elles voudraient que je reste, mais aucune d’elles ne cherche à me faire changer d’avis, et ça me fait du bien, honnêtement.
Pour le moment, dire adieu à mes mères a été la chose la plus difficile que j’ai eu à faire de ma vie. Après-demain, ce moment sera sans doute détrôné par notre fuite… Et l’angoisse reprend sa place une fois que je me retrouve seule dans mon lit.
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