64. Les fuyards et le Géant
Malcolm
L’agitation commence à diminuer sur le port que nous observons depuis ce promontoire qui le surplombe. Jade s’est collée contre moi, comme s’il fallait cette proximité physique pour la rassurer tandis que Liz est allongée un peu plus loin et regarde ce qu’il se passe avec la même attention. Le chemin pour nous retrouver ici a été moins animé que la fois précédente, le stress et la peur de l’inconnu ont pris la place de la légèreté de nos anciennes chamailleries.
— Vous voyez le petit bateau là-bas ? indiqué-je en pointant le doigt vers l’embarcation qui se trouve un peu à l’écart et qui semble beaucoup moins surveillée que les autres. Eh bien, si j’en crois ce que j’en ai vu dans les livres, il s’agit d’un navire qui fonctionne aussi bien avec l’énergie du vent dans ses voiles que l’énergie solaire en cas d’absence de vent. J’ai parcouru les guides de navigation et ça n’a pas l’air d’être très compliqué. Il faut juste qu’on arrive à y accéder sans se faire voir.
— Il y a quand même pas mal de rondes de gardes… Tu crois qu’on va y parvenir ?
Je regarde la belle femme que j’aime et que j’entraine avec moi dans cette histoire et je lis dans ses yeux à la fois une grande inquiétude et une certaine excitation quant à l’aventure dans laquelle nous nous lançons.
— On n’a pas le choix, Chérie. Et il vaut mieux finir recyclés en essayant de s’en sortir qu’en attendant que quelqu’un te dénonce au Conseil, non ? Je sais qu’on en a déjà parlé plein de fois, mais si tu as un doute ou que tu ne veux pas tenter le coup, on peut arrêter tout de suite. Il n’est pas encore trop tard.
— Non, non, on tente le coup. J’ai juste la trouille, mais… ça va aller. Il faut qu’on parte d’ici.
Je la serre contre moi et l’embrasse avant que Liz ne nous interrompe en tirant sur mon bras.
— Tu es vraiment sûr que tous les gardes se retrouvent ensemble le vendredi soir au moment du changement d’équipe pour boire un coup ? Je réitère, ce serait un peu bête, voir carrément stupide, de ne pas protéger le port pendant trente à quarante minutes, non ?
— Ils se croient tout puissants, c’est notre seule chance d’y arriver. Allons-y, il faut qu’on descende maintenant si nous ne voulons pas rater le changement de gardes.
— D’accord, souffle Jade en glissant sa main dans la mienne. Je te suis, mais si on sent que ça chauffe, on s’en va et on réessaiera, OK ? Je… on n’est plus à quelques jours près.
— Oui, mon Amour. Et Liz, ajouté-je en me tournant vers elle, tu peux rester ici, c’est plus sûr.
— Non, je continue un peu avec vous. Je ferai demi-tour plus tard, je veux m’assurer que tu t’occupes bien d’elle et que tu ne lui fais pas prendre trop de risques, Joli Cul.
Je souris à la blonde avant de me lancer dans la descente qui mène non loin de la crique où est amarré le bateau que nous souhaitons prendre. Je suis toujours aussi surpris de constater que la Nature se préoccupe peu de ce qui pourrait nous arriver. Les pépiements des oiseaux ne sont perturbés que par notre passage au milieu des arbres qui continuent de pousser comme si de rien n’était. Cela me donne une impression de déconnexion avec Mère Nature si forte que j’en ai un peu le vertige. Je suis obligé de m’accrocher à une branche et Jade s’approche, inquiète, mais je la rassure d’un regard avant de poursuivre notre marche. Lorsque nous arrivons à la lisière de la forêt, nous nous arrêtons à nouveau. J’ai le sentiment d’être lancé dans une série ininterrompue d’arrêts et de départs qui n’en finissent pas de distiller l’histoire comme le dit cette vieille chanson française dont j’ai oublié le nom.
— Si les informations que j’ai sont exactes, chuchoté-je vers les deux jeunes femmes, on devrait être à peu près tranquilles vers vingt heures… dans quinze minutes. Le grand moment approche…
— Je ne sais pas si j’ai hâte ou envie que le temps s’arrête, murmure Jade en prenant Liz dans ses bras. Tu vas me manquer, espèce de folle.
— Non mais, fais attention à ce que tu dis, putain, je ne suis pas folle ! Ce n’est pas moi qui vais essayer de traverser l’Océan pour sauver le bébé que je n’avais pas le droit de faire ! Fais attention à toi, ma Puce. Je veux que tu me fasses plein de Jolis Culs Mimis !
— C’est quand même toi la plus folle de nous deux. Pour les jolis culs en pagaille, vois ça avec mon poète.
Malgré le stress, je ne peux m'empêcher de sourire en les entendant. Je m'assure que mon sac à dos est bien fermé et l'ajuste sur mes épaules et observe avec joie que j'avais raison. C'est l'heure de la relève et tous les gardes sont en train de revenir au centre du port en petits groupes. Nous échangeons un regard intense avec Jade, conscients que nous jouons notre avenir en cet instant. Liz nous sourit et croise les doigts avec ferveur. Lorsque j’ai l’impression que tout le monde est parti, je prends la main de ma compagne et nous avançons lentement en nous penchant au maximum pour éviter que quelqu’un ne nous voie à distance. Nous progressons ainsi un instant avec la folle sensation d’être complètement à découvert dans cet espace entre la forêt derrière nous et la mer devant. Jade et moi n’arrêtons pas de regarder à gauche et à droite, la peur au ventre. J’en ai même les jambes qui flagellent tellement je suis anxieux et je dois me faire violence pour ne pas faire demi-tour tout de suite et courir sans m’arrêter jusqu’à mon petit appartement.
Nous nous stoppons derrière la petite cabine qui se trouve au bord de la jetée et nous reprenons notre souffle. Jusque là, tout va bien, mais le plus dur reste à faire. Nous allons devoir encore parcourir une centaine de mètres, toujours à découvert, monter dans le bateau, réussir à larguer les amarres et partir sans nous faire remarquer. Je me dis que nous sommes complètement fous mais quand je pose mes yeux sur Jade qui montre une telle confiance en moi, je me souviens que je n’ai pas le droit d’échouer. Nous devons y arriver si nous voulons vivre notre amour et la naissance de notre bébé sans contrainte et sans la peur constante d’être recyclés.
— Je t’aime, Jade. Quoi qu’il arrive, sache que cet amour ne disparaîtra jamais, lui dis-je avant de la serrer dans mes bras et de l’embrasser.
— Je t’aime, et je ne regrette rien, Malcolm, rien de ce que toi et moi avons fait, en tout cas. Dernière ligne droite avant la liberté, me lance-t-elle avec un sourire incertain.
— C’est parti ! soufflé-je en l’entraînant avec moi.
Nous reprenons notre marche, notre course plutôt vers le quai du navire et je pousse un soupir de soulagement quand nous arrivons devant le petit ponton qui nous permet d’embarquer. Je n’en reviens pas que nous ayons réussi et je souris à Jade qui y répond de manière presque aussi certaine.
— Madame, votre navire est prêt. Je vous invite à monter et à prendre vos quartiers, nous n’allons pas tarder à larguer les amarres. Après vous.
Je m’écarte et la laisse emprunter le ponton devant moi. Je n’arrête pas de regarder derrière nous et suis soulagé de voir qu’il n’y a personne qui surveille les bâteaux, comme je l’avais prévu. Un coup d'œil à ma montre et je constate qu’il nous reste presque vingt minutes pour prendre de la distance et nous éloigner, ce qui devrait être largement suffisant, surtout que le seul autre bateau à quai est en cours de chargement et ne pourra se lancer à notre poursuite éventuelle que dans quelques heures.
— Mais qui êtes-vous ? s’écrie tout à coup une voix venue de nulle part et qui me fait trembler de peur et de surprise.
Et mince ! Il y un garde à bord du bateau, un grand costaud tout rasé, et il vient de se saisir du bras de Jade qui cherche à se débattre. Mais pourquoi n’ai-je pas pensé qu’ils allaient forcément laisser quelqu’un à bord ? Depuis le ponton où je suis encore, je constate que Jade se défend bien et parvient à asséner un coup de pied dans l’entrejambe du marin qui se plie en deux sous la douleur. Elle saute à nouveau sur le ponton et s’élance à ma suite en courant vers la forêt. Je saute en bas du ponton et m’assure que Jade est derrière moi avant de reprendre notre course vers la lisière de la forêt où j’espère que nous parviendrons à nous dissimuler.
Je jette un œil derrière moi et constate que le garde a repris ses esprits et qu’il s’est élancé à notre suite. Il a de grandes jambes et n’est pas encombré d’un gros sac à dos comme nous. J’ai l’impression qu’il gagne du terrain et je décide de me sacrifier pour sauver Jade. Je m’arrête et me retourne prêt à l’affronter en criant à Jade qui a continué sans s’arrêter :
— Cours ! Je t’aime !
Je me retrouve face au garde qui approche à grandes enjambées. Je fais mine de lever les bras alors qu’il ralentit, un sourire mauvais clairement affiché. Mais je profite de son sentiment de supériorité et sa satisfaction à avoir réussi à nous empêcher de réaliser notre fuite pour me dégager de mon sac à dos et je lui assène un grand coup à l’aide de ce sac. Jade qui ne m’a pas écouté est à mes côtés et lui remet un coup de pied dans l’entrejambe, ce qui le fait à nouveau se plier en deux et pousser des jurons à notre encontre. Vite, nous reprenons notre fuite et je cours comme un fou vers la forêt que j’atteins enfin. Je ne m’arrête qu’une fois près de Liz, le souffle court, soulagé d’avoir atteint la protection des arbres et de l’obscurité pour échapper à la poursuite du garde.
— Vite, Liz, il faut qu’on se barre avant qu’il n’ameute les autres gardes et nous coupe toute possibilité de fuite.
— Malcolm, geint Liz d’une voix faible en regardant dans mon dos, la mine défaite.
— Quoi, arrête de perdre du temps, il faut courir, insisté-je en lui prenant la main. Jade, ne t’arrête pas ! crié-je sans prendre le temps de regarder derrière moi.
— Malcolm ! C’est trop tard, grogne Liz en me fusillant du regard. Je le savais que ça allait mal tourner, putain !
Voyant qu’elle ne bouge pas, je suis la direction indiquée par son doigt et constate avec horreur que Jade est en train d’essayer d’échapper au géant rasé qui la maintient entre ses bras. Il a l’air tellement puissant qu’elle n’arrive à rien. Alors que je m’élance pour aller secourir ma chérie, Liz me retient en s’accrochant à mes hanches avec toute l’énergie dont elle est capable.
— Mais laisse-moi, il faut aller la secourir, merde ! dis-je en tentant de me dégager d’elle.
— C’est trop tard ! Il a sans doute ameuté ses troupes et on ne lui sera d’aucune utilité si on se fait prendre aussi, imbécile !
— Mais il faut essayer de la libérer, bordel ! On ne peut pas l’abandonner ainsi entre leurs mains ! insisté-je en tentant de me dégager.
— Et tu comptes faire quoi contre tous ces gardes ? Arrête tes conneries, c’est trop tard, je te dis ! Il faut qu’on file et qu’on réfléchisse à la suite !
Effectivement, je vois déjà toute une bande de gardes qui arrivent au loin alors que le grand rasé emporte Jade dans ses bras vers eux. Si je fonce, je vais moi aussi me retrouver entre leurs mains et je n’aurai plus aucun moyen de lui venir en aide. Je suis désespéré mais Liz me tire déjà par le bras pour m’éloigner de la zone et, un peu hébété, je la suis. C’est le fiasco total. Jade est prisonnière. Jade est entre leurs mains. Je ne sais pas encore ce que je vais pouvoir faire, mais il faut que je mette tout en œuvre pour la sauver. Quel qu’en soit le prix. De toute façon, si elle est recyclée, ma vie n’aura plus aucun sens. Autant la perdre en essayant de sauver celle pour qui mon coeur bat.
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