65. La menace tranquille

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Jade

— On devrait lui attacher les jambes, bougonne le géant qui me cisaille les poignets rien qu’avec ses grosses paluches.

— Et comment tu veux qu’elle marche, avec les jambes attachées, imbécile ? grommelle un autre à côté de moi.

— Viens pas te plaindre quand elle aura malmené tes bijoux de famille, mon gars.

La baraque me pousse brusquement pour m’inciter à avancer, et j’essaie de ne pas trop lui montrer ma peur. Difficile de cacher mes tremblements, mon souffle encore court et la panique qui m’envahit alors que j’ai tout le loisir d’observer un groupe de gardes s’enfoncer dans la forêt à la poursuite de Liz et Malcolm. Comment a-t-on pu se retrouver dans cette situation ? Ne pas voir ce grand zigoto plus tôt ? C’est la merde, vraiment trop la merde.

Je me retrouve rapidement embarquée sur un chemin qui mène à plusieurs véhicules. Je n’ai pas souvenir que Malcolm m’ait parlé d’un sentier praticable, il faut croire que le Conseil parvient encore à cacher des choses. La géant me balourde brusquement à l’arrière d’une voiture et je n’ai pas le temps de me redresser qu’il me pousse pour s’asseoir à côté de moi. Magnifique… Pas lui, mais la sensation d’être une prisonnière qui va crever…

Je retiens mes larmes tandis que nous nous mettons en route, et me perds dans l’observation de la forêt que nous traversons. J’ai l’impression d’avoir mis la vie de mon bébé en danger bêtement… Comment a-t-on pu penser que ce serait aussi facile ? Et, bon sang, j’espère que Liz et Malcolm vont réussir à s’extirper de cette situation sans souci, que personne ne pourra dire que mon poète était là, que cet imbécile à côté de moi est trop con pour l’identifier…

— Où est-ce qu’on va ? marmonné-je alors que le conducteur s’arrête pour dégager une tonne de branchages qui doivent servir de barrière naturelle pour empêcher tout promeneur de s’engager par-ici.

— Où crois-tu que les gens comme toi vont ? On va au Conseil et je te promets que je vais assister à ton recyclage avec plaisir. Petite Salope qui a essayé de me rendre impuissant jusqu’à la fin de mes jours !

— Et je n’hésiterai pas à recommencer si tu m’insultes encore, espèce de connard, marmonné-je.

Il me donne un coup de poing dans les côtes pour me faire taire et je ne peux retenir un cri de douleur. Tout de suite, je pense à ce bébé qui est en train de grandir en moi et je me dis qu’il vaut peut-être mieux ne pas trop le provoquer si je ne veux pas perdre mon enfant. Je me recroqueville davantage sur le siège et lui tourne le dos autant que possible en essayant de réfléchir à la suite des événements. Le Conseil… Évidemment. Le recyclage ? La suite logique. Je ne sais pas vraiment comment je vais pouvoir m’en sortir. La seule satisfaction que j’ai, c’est que la radio du gars assis sur le siège passager m’informe qu’ils ne trouvent pas mes compagnons de voyage.

Je ne sais pas trop combien de temps nous roulons, mais mon stress remonte en flèche quand la voiture se gare devant le grand bâtiment qui abrite le Conseil. Le grand bourru me tire par le bras pour me sortir du véhicule et serre à nouveau mes poignets dans mon dos suffisamment fort pour calmer mes envies de castration.

Je n’ai pas trop le temps d’observer les pièces qui défilent sous mes yeux et je me retrouve à nouveau balourdée brutalement dans une pièce que j’ai déjà visitée plusieurs fois. Je manque de m’étaler sur la table et souffle en m’installant sur la chaise tandis que la porte claque derrière moi. J’aurais vraiment dû taper plus fort sur son service trois pièces, quitte à l’énerver…

Toujours aussi froide et impersonnelle, j’ai le temps de me rappeler mes dernières visites ici. Toujours de simples remontrances, quelques petites punitions pour avoir osé me rebeller ou sortir du cadre, mais jamais à ce point, évidemment. Comment tout cela va-t-il finir ? Je refuse de me laisser faire, mais que puis-je faire, au juste ? Ici, ils ont tout pouvoir, nous n’avons qu’à nous taire et exécuter…

Je sursaute en entendant grésiller dans le haut parleur et enlève brusquement ma main de mon ventre lorsque je me rends compte de mon geste. Comme d’habitude, personne en face de moi, aucun visage, juste une voix qui me fait frémir.

— Jade, la situation est grave. Nous te conseillons de ne pas mentir si tu ne veux pas aggraver ton cas. Dis-nous ce que tu faisais sur ce bateau et avec qui tu étais.

Simple, clair et précis… direct.

— J’étais seule et je cherchais à quitter l’île. Une envie de voyage, que voulez-vous…

Un nouveau grésillement, une petite pause et la voix réapparaît, toujours aussi froide.

— Tu n’étais pas seule, le garde qui t’a arrêtée a clairement vu un homme avec toi. Qui est-il ? Nous avons les moyens de te faire parler, il vaudrait mieux que tu parles sans qu’on ait à les employer.

— Et vous allez faire quoi, me torturer ? ricané-je nerveusement C’est ça, votre vision du respect de la nature, de la vie ? C’est comme ça que vous voyez les choses ?

— S’il le faut, nous te ferons parler, oui. La survie de l’île passe avant les individus. Nous t’envoyons Gustav tout de suite et tu comprendras qu’il vaut mieux arrêter tout de suite de faire la maligne.

Je prends le temps de réfléchir à ces paroles, et de calmer ma respiration qui s’affole. La torture, vraiment ? Mais comment a-t-on pu accepter tout ça sans jamais broncher ?

— Je suis enceinte et je vous interdis de me toucher, dis-je précipitamment en pensant aux risques pour mini-nous.

Nouveau grésillement et un silence pesant qui s’éternise.

— Ce n’est pas possible. Il n’y a pas eu de femme enceinte parmi les habitants de l’île depuis plus de cinquante ans. Si tu mens, nous le saurons rapidement. Merci de corriger ta déclaration.

Je prends à nouveau quelques secondes pour peser le pour et le contre. Je crois que Bébé est, pour le moment, ma seule façon de ne pas finir au recyclage dans les jours à venir. Les enfants sont quand même un élément important sur l’île et j’ose espérer qu’ils prendront cela en considération.

— Peut-être parce que vous empêchez la chose la plus naturelle du monde de se produire ? Je confirme ma déclaration, je suis enceinte.

— Il nous faut l’identité du père immédiatement, tonne la voix, clairement énervée. Tu as enfreint toutes nos lois, Jade. Je ne sais pas à quoi tu pensais mais la situation est encore pire que ce à quoi nous nous attendions.

— A quoi je pensais ? A l’amour, rien qu’à l’amour, celui que vous nous interdisez de vivre. Quant à savoir de qui il s’agit… Qui vous dit qu’il n’y en a qu’un ? Et pourquoi vous donnerais-je un nom ? Pour qu’il finisse comme Oliver et Zoé ?

— Nous allons mener notre enquête, Jade. Nous allons tout découvrir. Nous t’informerons quand une décision aura été prise te concernant. J’espère que tes mères sont prêtes à subir des interrogatoires et qu’elles auront ton courage.

Mon Dieu… Voilà qu’elles sont embarquées dans cette histoire, et ça me terrifie. Et si elles finissaient recyclées à cause de moi ? Je ne pourrai jamais me pardonner d’être la raison de cette décision.

— Elles ne sont au courant de rien, lancé-je le plus calmement possible. Vous pensez vraiment qu’on en est arrivés aux petits repas de famille et aux confidences, vu comment vous traitez les gens qui ne respectent pas à la lettre vos lois ? Et qui va prendre cette décision, d’ailleurs ? Vous n’avez pas l’impression d’être de sacrés lâches pour vous planquer derrière une fenêtre sans tain, derrière vos ordres et votre autorité même pas légitime ?

— L’enquête suivra son cours. Tu peux tout nous dire tout de suite où nous nous montrerons sans pitié. Tu as jusqu’à demain soir pour réfléchir. Sans informations demain, nous lancerons la machine.

Nouveau grésillement et le silence s’installe à nouveau. Je crois que je n’ai jamais eu les épaules aussi tendues Non, c’est tout mon corps qui l’est, et j’ai bien du mal à faire redescendre à la fois mon agacement et mon stress. Il faut vraiment que j’arrête de réagir au quart de tour et que je réfléchisse à chacune de mes réponses. Je viens de coller une cible dans le dos de Malcolm en balançant ma grossesse, ce n’était pas très malin. Si les gens sont futés, ils auront remarqué que nous nous côtoyons plus que nous le devrions. Murielle en priorité, d’ailleurs. Si le Conseil pose des questions, il y aura forcément des personnes qui parleront, quand bien même nous sommes restés discrets. Et mes mères… Non, elles ne parleront pas, à moins qu’ils soient suffisamment fourbes pour leur dire que ma vie est en jeu. Oh, bon sang, mais qu’est-ce qu’on a fait ?

Je tourne la tête en direction de la porte qui s’ouvre et vois le visage de Jasmine apparaître. Si j’aurais pu apprécier me retrouver face à une connaissance, son regard lourd sur moi ne laisse aucun doute sur le fait qu’elle ne m’aidera pas.

— J’imagine que tu vas me conduire jusqu’à ma chambre pour ces vacances si agréables ? ironisé-je en me levant.

— Je ne pensais pas que tu nous trahirais à ce point-là, Jade. J’avais espéré un moment que tu reviennes vers moi, mais je vois que tu es définitivement pervertie. C’est qui le salaud qui t’a mis en cloque ?

— Un homme bon dont je suis amoureuse. Je te jure que cette perversion est vraiment très agréable, souris-je, provocante.

J’ai dit quoi, déjà ? Réfléchir avant de parler ? Hum…

— Les hommes ne peuvent pas être bons. Ils ne pensent qu’à nous engrosser et à nous enfermer à la maison. Je crois que tu es mal partie, là. Pas de rééducation possible, j’espère que tu es prête à faire le grand saut vers l’au-delà.

Je tente de masquer la nausée qui me monte et secoue la tête en soupirant. Jasmine a le cerveau complètement lessivé, c’est fou.

— Tu sais, si les choses étaient encadrées plutôt qu’interdites, je ne serais pas enceinte puisqu’on aurait des moyens de contraception. Enfin bon, je ne sais même pas pourquoi je tente quoi que ce soit avec toi, rien ne te fera réfléchir puisque tu as appris à exécuter sans utiliser ton cerveau. Dommage, tu es brillante, Jasmine. Et je te signale que nous sommes enfermés sur une île, à suivre bêtement des règles dictées par des gens qui ont tout pouvoir. Le Conseil est bon, lui ?

— Tais-toi, tu blasphèmes, là. Nulle part ailleurs, la Nature n’est aussi protégée qu’ici. C’est l’avenir de l’humanité qui est en jeu. Cela n’a pas de prix et il faut faire des concessions. Allez, fini de blablater, ton gîte de vacances t’attend.

J’adore blasphémer. Dommage pour elle qui a toujours voué un amour inconditionnel aux règles et donc, forcément, au Conseil. Mais bon, je ne vais pas non plus trop faire la maligne et je la suis dans les couloirs en commençant déjà à réfléchir à comment je vais m’en sortir. Le seul point positif de cet entretien, c’est que j’ai la certitude que Malcolm n’a pas été attrapé. Et c’est déjà une bonne chose. Ne me reste plus qu’à me protéger au maximum et à protéger mini-nous, et ça, c’est sans doute l’inconnue la plus grande dans cette équation tordue.

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