73. L’interrogatoire interrompu
Jade
Mes yeux s’ouvrent instantanément et je me redresse en entendant la porte de ma cellule grincer. La fatigue a fini par m’avoir, même si je voulais rester éveillée. Les deux gardes s’approchent de moi sans une once de gentillesse dans le regard, et si je n’avais pas décidé de faire profil bas, je ne me gênerais pas pour leur dire que leur culot n’a d’égal que la connerie du Conseil, vu comme ils paradent et se cherchent, tous les deux.
— Tu es attendue par le Conseil.
Le type m’attrape le bras pour me faire me lever, et je grimace en m’étirant le dos tout en le suivant. Qu’est-ce qu’ils me veulent, encore ? Est-ce qu’ils pensent vraiment que je vais plier ? Ont-ils conscience qu’ils ont éveillé chez moi l’instinct de protection maternelle et que je n’ouvrirai pas la bouche sans l’assurance que mon bébé et moi resterons en vie et ensemble ?
Encore une fois, le dédale de couloirs me donne le tournis. Mais, pire, c’est la rage qui prend naissance dans mon estomac quand nous passons devant une fenêtre donnant sur une cour intérieure où, sans se cacher, un couple hétérosexuel se roule une pelle. Vraiment ? Moi, je devrais être punie alors qu’ici, ils semblent faire ce qu’ils veulent ?
Je m’installe sans broncher sur la chaise que j’ai côtoyée il y a quelques heures, et soupire de lassitude. Était-ce il y a deux, trois, dix ou douze heures ? Plus ? Je suis totalement perdue… et n’ai pas vraiment le temps d’essayer de me repérer, puisque le grésillement de l’enceinte me ramène à l’instant présent, me faisant me redresser.
— Jade, nous sommes vraiment mécontents mais nous avons une preuve supplémentaire de ta culpabilité. Tes mères ont disparu. Telles mères, telle fille, c’est ça ? Toutes des criminelles !
Au moins, Liz et Malcolm ont pensé à les prévenir, et ça me rassure plus que de raison. Mais combien de temps vont-elles devoir se cacher ? Et dans quelles conditions ?
— Bonjour à vous aussi, soufflé-je en masquant au maximum mes émotions. Mes mères ont dû partir en randonnée, elles font souvent ça, je ne vois pas où est le problème.
— Nous, on pense qu’elles connaissent l’identité du père de cet enfant. Celui qui met en danger l’équilibre de l’île doit disparaître. Tu ne comprends donc pas qu’il y a un contrôle des naissances pour une bonne raison ? La survie de l’île en dépend !
— Et comment vous faites pour contrôler les naissances, ici ? Parce que je ne crois pas que vivre une histoire avec un homme pose problème aux femmes, de ce que j’en ai vu ! Ou alors, on a tous les droits quand on vit dans votre tour d’ivoire, peut-être ?
— Ne te montre pas aussi désagréable. Ce qui se passe au Conseil est organisé. Rien n’est déséquilibré, ici. Et les règles sont claires. Tu es en train de signer ton arrêté de recyclage avec ton effronterie.
— Parce que vous pensez vraiment que je vais me laisser faire ? Sérieusement ? Pourquoi ne mettez-vous pas en place les mêmes règles pour l’île, si ça marche pour vous ? Vous comptez vraiment tuer un enfant même pas encore né ? Et vous voulez que je vous respecte ?
J’essaie de garder mon calme, mais j’oscille entre la colère et la peur et ma voix a beau être affirmée, elle flanche tout de même de temps à autre. Peut-être que c’est du désespoir, en fait, mais je ne veux pas me laisser abattre.
— Ne t’inquiète pas pour le bébé, nous avons le moyen de le faire grandir sans toi. Dis-nous qui est le père et nous pourrons oublier tout ça rapidement. Tu as ton destin en mains, ne gâche pas cette chance.
— Je ne vous dirai rien si je n’ai pas l’assurance qu’on nous laissera tous les trois tranquilles, lancé-je avec assurance.
— Je crois qu’il va falloir faire les tests ADN, soupire l’autre voix, féminine, qui n’avait pas pris la parole jusque-là. Il n’y a pas d’autre choix.
— Ben voyons, marmonné-je. Vous n’avez pas l’impression d’en faire trop ? On parle d’un bébé, et d’un homme et une femme amoureux, pas d’une déclaration de guerre, d’un meurtre ou d’une agression !
— Il s’agit des règles qui sont transgressées ! Si on laisse faire, c’est la fin des…
Je redresse la tête en entendant des bruits venant de l’extérieur, suffisamment forts pour couper le sifflet de ce con qui ne semble pas plus gêné que ça que les règles diffèrent ici et au village. C’est plutôt étonnant, je n’ai jamais entendu quoi que ce soit dans cette pièce. Même les bruits venant du couloir sont d’ordinaire étouffés.
Mon sourire revient quand, alors qu’ils n’ont pas coupé la transmission de leur micro, j’entends chuchoter sans parvenir à distinguer exactement ce qui se dit. Est-ce que Malcolm et Liz ont trouvé une folle idée ? Mais comment peuvent-ils faire autant de bruit ? Je ne sais pas si je suis vraiment rassurée, surtout que la communication coupe brusquement alors que le garde ouvre la porte dans mon dos. Il semble particulièrement agacé et m’entraîne à l’extérieur de la pièce pour me ramener dans ma cellule. Bon sang, j’espère que tout va bien se passer, il ne manquerait plus que ces deux fous se retrouvent enfermés avec moi !
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