Chapitre 2
Que font neuf personnes bloquées dans un téléphérique balloté par un fort vent de tempête, battu par la neige, avec la nuit qui les plonge peu à peu dans une obscurité glaciale ?
D’abord, ils attendent. Il leur paraît impossible qu’ils restent longtemps dans cette situation désagréable. Ils se disent que la cabine va repartir, ou bien qu’on viendra les sauver. Les plus imaginatifs se voient déjà embarqués en hélicoptère emballés dans une couverture et se demandent la tête que feront leurs amis quand ils leur raconteront ça.
Mais cela faisait maintenant une bonne heure qu’on était bloqués. L’espoir laissait peu à peu sa place à la peur. Et pire que tout, le froid se faisait sérieusement sentir. Normal, quand on sait que le rôle de ces téléphériques était de mener les utilisateurs du bas de la montagne à son sommet ou l’inverse. La traversée, quand tout allait bien, ne dépassait pas dix minutes. Rien n’était donc prévu dans ces cabines pour garder un tant soi peu de chaleur. Pas de chauffage, pas de couverture et encore moins un feu ouvert assorti d’une peau d’ours. On était donc tous en train de grelotter dans notre coin. Moi, j’avais laissé tomber toute dignité depuis longtemps et j’étais recroquevillé dans un coin, le nez enfoui dans mon écharpe, les bras croisés, les dents jouant des castagnettes. Ceux qui avaient la chance d’être en couple se pelotonnaient l’un contre l’autre. Monsieur Quadragénaire tenait Madame dans ses bras et le Playboy avait enlevé sa doudoune de héros pour en revêtir la Groupie, reconnaissante. Les Snowboarders, eux, tenaient leurs distances. De vrais durs, même dans des conditions extrêmes. La Demoiselle à Lunettes était dans le coin opposé de la cabine, ses genoux contre sa poitrine. Elle sirotait une de ces boissons à la mode, d’une couleur bleue fluo et très sucrée. Elle regardait le Playboy et sa copine. Sans doute aurait-elle voulu être à la place de la jeune fille qui se lovait dans la doudoune du bellâtre. J’avais presque envie d’aller près d’elle, juste pour discuter et lui remonter le moral. Mais non, j’avais trop froid.
Mon cousin essayait désespérément de contacter la station, sans succès. Le pauvre s’évertuait à prononcer encore et encore la même phrase :
– Allô allô, ici Bernie… J’appelle la station… Vous m’entendez ? Allô…
– C’est bon, là, on en a marre d’entendre la même chose, change de disque, s’impatienta le Playboy.
– Lui, au moins, il fait quelque chose pour qu’on s’en sorte, objecta l’un des Snowboarders, le plus petit des deux.
Le Playboy le regarda et pouffa d’un air méprisant. Le petit Snowboarder voulu répliquer mais son ami le retint en secouant la tête du genre : « Laisse tomber, il n’en vaut pas la peine… » A quoi le Playboy répondit :
– Oui, c’est ça, écoute ta copine, ça vaut mieux.
Là, le plus grand des deux jeunes hommes fusilla son adversaire du regard et s’avança, un air de défi sur le visage. Ils allaient jouer des poings. Le Quadragénaire s’interposa :
– Allons, ce n’est pas vraiment le moment…
– Mêle-toi de tes affaires, le vieux, siffla le Playboy.
– Luke, viens t’asseoir, ne t’en mêle pas… dit la quadragénaire à son mari.
La Groupie essaya de calmer le Playboy. Il la repoussa. Il lui reprit sa doudoune et s’en alla bouder dans son coin.
L’ambiance, déjà morose, est devenue exécrable. Dans ce genre de situation conflictuelle, je préfère déserter et revenir quand c’est plus calme. Mais là, pas moyen de partir.
Une autre heure a passé. Les occupants de notre prison gelée s’étaient enfin décidés à parler ensemble, histoire de passer le temps et d’oublier que dehors, la neige glacée balayait notre cabine qui pendouillait au-dessus du vide. J’ai ainsi appris que les quadragénaires se nommaient Luke et Madeline et que Luke était médecin. Steve et David étaient venus faire du Snowboard avant de reprendre le chemin de l’université. Marion, timide derrière ses grandes lunettes, sa bouteille de Squizz bleu fluo goût « Fraise Déjantée » à la main, nous apprenait qu’elle venait de quitter la maison de ses parents et que la première chose qu’elle avait fait était du ski, chose qu’elle n’avait jamais fait quand elle vivait chez papa et maman. Charlotte (qui insistait pour qu’on l’appelle « Charlie ») était tout simplement en vacances quand elle avait rencontré Eric, qui l’avait directement séduite avec de belles paroles, ce qui avait vraisemblablement marché. Elle ne comprenait pas son comportement, il s’était conduit tellement bien avec elle. Eric, lui, restait renfrogné dans son coin, ses écouteurs sur les oreilles.
La nuit était bien avancée quand Luke a dit qu’il valait peut-être mieux dormir, que les secours ne viendraient certainement pas avant le lendemain matin. Il avait raison. Et puis on était tous lessivés. On a donc tous choisi des banquettes pour passer la nuit. Curieusement, je me suis assez vite endormi. J’ai même réussi à rêver. J’étais dans un bus en feu (ce qui ne m’inquiétait pas outre mesure, je m’en fichais même éperdument), et le capitaine Crochet me disait qu’il fallait sortir par le toit pour aller cueillir des oignons…
Je me suis réveillé au son de la voix de Charlie. Les vitres étaient couvertes de neige, mais la froide lueur qui transparaissait m’a fait penser que le jour s’était levé. La tempête s’était calmée. Charlie appelait Eric. Il ne se réveillait pas. Je me suis demandé comment il pouvait faire pour dormir si profondément. Elle a commencé à le secouer, de l’inquiétude dans la voix. Luke s’est alors levé et il a donné de petites gifles au playboy en l’appelant d’une voix forte. Il a senti son pouls et son front s’est plissé de rides d’inquiétude. Il a chuchoté « Oh non… « . Puis il a reniflé. Il a approché son visage de celui du jeune homme et il a senti sa bouche ouverte. Il s’est redressé, le visage pâle, les yeux ronds.
– Cette odeur d’amande… Du cyanure ! Il a été empoisonné !
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