Ma vie, enfin celle que tout le monde croit connaître, s'articule autour de mon chéri et de ma petite Lou de trois ans. Je suis caissière dans un supermarché. Les journées s'égrènent avec lenteur au rythme des "ding, ding", le son produit par chaque article qui passe en caisse. Ce n'est pas un métier difficile. Je dois juste supporter les différents clients avec stoïcisme, enfin j'essaie. Je peux vous dépeindre une multitude de portraits d'hommes, de femmes, de jeunes venus dans mon magasin pour faire leurs courses.

Il y a l'adolescent, séchant les cours, vers 15 h00, pour acheter son goûter, histoire de compenser les repas frugaux de la cantine. Puis le vieil homme, avançant doucement avec sa canne, venu prendre ses trois pommes, son lait et sa brioche du matin. Ensuite la mère de famille, débordée, accompagnée de ses rejetons bruyants, qui râle parce que le vieux monsieur prend son temps.

Vers 20 h 00, c'est le couple pressé qui paie le dessert qu'ils comptent apporter à la soirée à laquelle ils sont invités. N'oublions pas la mère célibataire, parfaitement maquillée et soignée de la tête aux pieds, qui règle ses achats de produits luxueux et bios. J'aime aussi le jeune homme élégant, la barbe bien taillée, qui prend du champagne et des préservatifs, pour sa soirée du samedi soir.

Je patiente. J'ai l'air sympathique. Je suis la pro du sourire automatique. Je n'ai pas d'affinités particulières avec ce boulot, je manquais de diplômes, voilà tout. Quand j'ai eu seize ans, je n'ai pas eu le courage de continuer à étudier, je savais que je n'étais pas faite pour les examens, j'ai préféré travailler.

J'aurais pu trouver mieux, mais je m'en contente, d'autant que j'ai trouvé un compagnon compréhensif, qui ne m'a pas larguée quand il a appris ma grossesse, à dix-huit ans.

J'assume ma condition de jeune mère, mes parents ne m'ont pas aidée, ils ont accepté, c'est déjà bien. Je ne juge pas les autres. Je suis mal placée pour le faire.

D'autant que ce qui me motive dans cette vie, c'est ce que je fais le soir.

Après mon boulot, je me rends au cabaret, je sors les plumes, les strass, la mini-robe, et je me prépare. Me voilà maquillée outrageusement, habillée très sexy, évidemment. Vers 23 h 00, j'ondule au rythme de la musique lancinante, envoûtante.

Mon public est essentiellement masculin. Ces hommes seuls sont attablés avec un whisky-coca et admirent mes courbes, reluquent mes seins. Mes tenues sont souvent transparentes. On devine mes fesses, le galbe de mes cuisses. Mes poses sont lascives, je tourne autour de la barre de pole dance. J'écarte les jambes de la manière la plus affriolante possible, mon string dévoile un peu plus de mon intimité. Les regards sont insistants, gourmands, je sens leur convoitise dans leurs yeux.

La distance ne leur permet pas de rapprochement, le vigile Igor y veille. Le soir, l'ambiance se fait glamour. Les lumières sont chatoyantes, elles masquent les défauts, elles mettent en valeur ma peau. J'ose tout, je suis différente, comme ensorcelée. Je me lâche. C'est mon moment à moi. Je suscite le désir, sans qu'il n'y ait jamais de passage à l'acte.

J'imagine que je nourris les fantasmes des hommes. Cela me plaît. C'est une activité comme une autre, je m'épanouis, je me laisse emporter par la danse, j'oublie où je suis.

Je pense que je pratiquerai cette activité encore quelques années, tant que ma beauté demeure, tant que mon corps s'y prête. Comme mon entourage ignore ma double vie, je compte cesser à moment donné et reprendre le cours d'une existence "classique", dans le but d'épargner ma fille. Je ne voudrais pas qu'elle pâtisse de cette situation. Cela restera à tout jamais mon secret. J'aurai accompli mon rêve, celui de danser.