Prologue 

10 minutes de lecture

Le plafond de sa petite chambre était sombre et sans fioriture. Cela devait faire des heures que les yeux d’Aléna suivaient un petit insecte qui volait au-dessus d'elle. Elle aurait voulu dormir. Elle aurait dû dormir. Mais la peur et l'angoisse lui tiraillaient le ventre. Car à l'aube, elle serait Choisie, ou elle serait morte. Elle ferma les yeux si fort que ses paupières lui firent mal. Elle ne voulait pas penser à ça. À cette tradition ancestrale de l'île. Elle aurait voulu s'échapper, fuir vers d'autres contrées, mais son père, le roi, l’avait enfermée dans cette chambre étroite et sans fenêtre pour éviter ce genre de fâcheux incident. Et puis, en tant que princesse de Buria, elle ne pouvait pas échapper au Choix. Depuis qu’elle avait atteint son dixième anniversaire, on lui parlait de son devoir, celui d’être forte et courageuse. Aléna ne voulait pas décevoir son père, mais elle était terrorisée à l’idée que cette journée pourrait bien être la dernière.

Impossible de dormir. Elle devait occuper son esprit pour s'empêcher de penser à ce qu'il allait se produire à l'aube: un empoisonnement pur et dur orchestré par le roi Tyral l'Ancien et perpétré depuis des générations. Toutes les jeunes filles de la haute noblesse étaient invitées au château pour partager un repas et boire un des meilleurs vins de la contrée. Un vin empoisonné.

Le jour de « La lune Sanglante » était appelée comme cela, car une grande majorité des jeunes filles de la haute-noblesse ne survivait pas à la journée. Seules celles qui avaient été Choisies pouvaient voir le coucher du soleil. Ce Choix était une décision des Dieux Thorid et Sigurd. Le fait d'être de constitution fragile n’était pas un critère funeste, car on avait vu des jeunes femmes en pleine santé s'étouffer à la première gorgée de vin. Non, les rumeurs disaient que c'était quelque chose dans le sang qui faisait la différence. Qui faisait que l'on était Choisie.

Aléna ne pouvait s'empêcher de paniquer. Comment savoir si elle possédait cette chose dans son sang ? Elle avait longtemps espéré que son statut de princesse l'empêcherait de subir le Choix. Mais bien évidemment, son père ne faisait pas exception aux traditions, encore moins pour son unique fille.

Aléna était bien trop jeune pour comprendre l'importance de cette tradition à Buria. Décimer les filles de la noblesse pour les empêcher de se rebeller contre le roi ou la reine à l’instar de la Grande Rébellion qui s’était produite des décennies plus tôt. Mais si cela concernait les filles de la haute-noblesse, pourquoi elle ? Une princesse ?

En réalité, le roi Tyral ne pouvait tout simplement pas ordonner un assassinat sans donner l’exemple. Et il avait accepté que les filles de sa lignée participent, comme c’était le cas pour Aléna mais aussi de nombreuses princesses avant elle.

La jeune fille se retrouva à faire les cents pas dans la misérable pièce dans laquelle elle avait été enfermée pour la nuit.

Elle fut interrompue dans ses pensées par un léger coup sur la porte en fer.

" Léna, tu m'entends ?"

Ce surnom que lui donnaient ses frères et cette voix qu'elle aurait reconnue entre mille...Par sa voix grave et rauque, elle discerna Erest, son plus grand frère. À dix-huit ans, le jeune homme était le plus à même de suivre les traces du roi de Buria, mais à la grande différence de ce dernier, il était rempli d'amour pour sa famille. Erest avait toujours été le frère préféré d'Aléna, il l'avait toujours accompagnée jouer dans le grand jardin du château et pouvait l'écouter parler durant des heures et des heures.

" Erest ?" s'écria-t-elle en se précipitant de toute la force de ses petites jambes vers la porte.

" Chut, ne crie pas." murmura-t-il " Je vais te sortir de là."

Aléna ne pouvait pas en croire ses oreilles, Erest était venu la sauver, son destin n’était pas encore scellé. Elle se tut et attendit que son grand frère lui donne les instructions à suivre. Elle était prête.

Le silence s'installa derrière la porte et pendant un instant, Aléna pensa avoir tout imaginé : l'arrivée de son frère et sa dernière chance de survie. Mais après quelques instants, un cliquetis se fit entendre. Erest avait trouvé la clef.

Lorsque la porte s'ouvrit dans un grincement sourd, Aléna se jeta dans les bras de son frère. Elle était libre. Des larmes de joie coulèrent sur ses joues et Erest la serra plus fort dans ses bras. Mais il se détacha très vite d'elle: il fallait se dépêcher, l'aube approchait.

Erest se redressa et prit la main de sa petite sœur. Ils se déplacèrent le plus silencieusement possible à travers les couloirs mal éclairés des caves du château. Aléna n'était jamais descendue aussi bas, l'endroit la terrorisait. Mais Erest semblait se repérer à travers le dédale et bientôt ils arrivèrent devant une petite porte: la sortie. Aléna ne se demanda pas pourquoi il n'y avait pas de garde devant la porte, ni pourquoi s'enfuir du château paraissait aussi simple. Elle supposa tout simplement que personne n'aurait imaginé une jeune fille fuir ses responsabilités le jour de la lune Sanglante. La réalité était bien plus dure mais jamais son frère ne lui aurait expliqué ce qu'il avait dû faire pour la sortir de là. Ni ce qu'il encourait comme sanctions.

Erest ouvrit la porte à l'aide d'une nouvelle clef et tous les deux s'enfuirent dans les jardins du château.

Ils traversèrent les bosquets fleuris et au lieu de la conduire vers le grand portail de fer, il la mena vers une grande haie épineuse qui entourait la propriété.

" Tu es petite, tu réussiras à te faufiler par ici." Il l'embrassa sur le front et continua " Prends soin de toi Léna. Je ne laisserais personne te faire du mal."

Aléna se faufila dans l'épaisse haie d'épines. Les ronces déchiraient sa tunique de nuit et tiraient ses longs cheveux. Mais elle ne pleura pas et continua d'avancer. Elle ne devait pas s'arrêter, elle ne pouvait pas abandonner après tous les efforts qu'avait fait Erest pour elle.

Lorsqu'elle déboucha enfin sur le dehors, Aléna eut du mal à se repérer. Il faisait sombre et elle n'était sortie du château que très rarement et toujours accompagnée par un de ses frères ou sa nourrice. Tout autour d'elle, des maisons de bois sombre et un labyrinthe de rues et d'allées. Elle se sentit vite submergée et les larmes lui montèrent au yeux. Elle n’allait peut-être pas mourir.

Il faisait sombre, et le silence devenait étouffant. Elle aurait voulu retrouver la sécurité de sa chambre. Alors qu’elle essuyait les larmes qui coulaient de ses yeux, une silhouette encapuchonnée s’approcha d’elle. Aléna s'enfonça dans la haie et fit de son mieux pour se cacher. Il ne fallait pas qu’un garde la retrouve et la ramène dans les sous-sols du château.

« Léna » murmura une voix « Léna, où es-tu ? »

« Caspar ? Caspar c’est toi ? » s’écria la jeune fille en sortant de sa cachette.

Son deuxième frère se tenait devant elle, une cape noire recouvrant son visage mais laissant apparaître des yeux sombres. Caspar avait toujours été le plus compliqué des princes de Buria. Il quittait souvent le Château pour aller vagabonder dans la capitale ou dans les villes aux alentours du royaume, ce qui provoquait souvent de grosses colères de la part de leur père.

« J’ai eu peur qu’Erest ne réussisse pas. Maintenant c’est à mon tour de t’aider. »

« Aurel et Félix sont là eux aussi ? » murmura Aléna en cherchant ses autres frères.

« On a pas voulu les embarquer, ils sont un peu jeunes pour toute cette histoire. Mais ne t’en fais pas, Erest et moi avons tout prévu, tu vas quitter Buria et t’enfuir là où personne n’ira te chercher. »

« Quitter le royaume ? » paniqua Aléna d’une toute petite voix.

« Tout vaut mieux que la mort. Le Choix de la lune Sanglante est une abomination de Buria et je ne la laisserai pas me prendre ma seule sœur. Je ne sais pas pourquoi nous n’avons pas cherché à t’emmener plus tôt. Erest pensait que père t’épargnerait. Maintenant suis moi… » dit Caspar en tirant sa petite sœur par la main.

Caspar connaissait beaucoup mieux la ville que n’importe lequel des princes. Du haut de ses seize ans, il avait vagabondé entre les petites maisons de bois et les plages de sable des lacs Buriens. Il conduisit Aléna à l’est de la ville, vers le grand fleuve qui rejoignait la mer Tirante séparant Buria de la Plaine.

« Je vais où ? Et avec qui ? » demanda Aléna « Tu viens avec moi ? »

« Je ne peux pas Léna, mais tu seras en sécurité je te le promets. »

Aléna aurait voulu croire son frère, de tout son cœur, mais elle se souvint des paroles de son père avant qu’un garde ne l’enferme dans le cachot qui lui servait de chambre la nuit de la lune Sanglante. « Tu es en sécurité ici. » Mensonge, tout n’était que mensonge. Elle ne pouvait faire confiance à personne. Pourtant, elle ne dit rien de ses inquiétudes à Caspar et elle le suivit au travers des rues désertes.

Ils arrivèrent devant le fleuve de Blood Creek, appelé comme cela car une ville entière avait été submergée lors d’une montée des eaux. Aléna ne s’était jamais aventurée aussi loin. Elle s’agrippa à la main de son frère qui lui rendit son étreinte. Ils se trouvaient sur le port du fleuve. Des balustrades en bois servaient de lieu d’amarrage pour les bateaux marchands et Aléna écarquilla les yeux à la vue de ces bâtiments de la mer. Les bateaux buriens étaient les plus réputés autour de la mer Tirante et la Plaine en importait de plus en plus.

Plusieurs hommes quittèrent le plus petit des bateaux et s’approchèrent des deux enfants. Aléna se cacha derrière les larges épaules de son frère. Mais ce dernier ne bougea pas, il devait sans doute les connaître.

« Qui sont ces hommes? » demanda la petite fille.

« Ils viennent pour t’aider. »

Les trois hommes avaient l’allure des marins: une barbe longue et des cheveux parsemés de tresses fines. Ils portaient des vêtements simples et pratiques, incomparables aux parures qu’Aléna voyait sur son père.

« Gunnar, pour vous servir mon prince. » s’inclina le premier homme. Les deux autres se contentèrent d’un signe de tête et se placèrent derrière celui qui paraissait être leur chef.

« Voici ma petite sœur, Aléna Soretle princesse de Buria. Emmenez-la dans un endroit où mon père ne pourra jamais la retrouver. »

« À vos ordres. » Puis s’abaissant pour distinguer la petite fille cachée derrière son frère il lui dit:

« Princesse, demain vous serez loin de Buria, de la lune Sanglante et du Choix. »

« Mes frères ne viennent pas avec moi ? » murmura-t-elle en se tournant vers Caspar.

« Je ne t’oublierai jamais Léna. » répondit-il en la serrant dans ses bras.

« Et toi, Ne nous oublie pas… »murmura-t-il dans son oreille.

« Il est temps de partir mon prince. » annonça le marin.

Caspar se redressa et essuya une larme sur sa joue. Il se détacha de sa petite sœur et lui adressa un dernier signe de la main tandis que l’homme entraînait Aléna vers le bateau de bois.

Il s’efforça d’afficher un sourire éclatant et fit de grands signes en sa direction. Lorsque la petite fille disparut dans le navire, il recula de quelques pas et se mit à pleurer.

« Ne nous oublie pas… » répéta-t-il.

Aléna sillonna la mer de Tirante durant plusieurs semaines. Gunnar, Njal, Jorrund et le reste de l’équipage étaient devenus sa famille de substitution. Gunnar la rassurait la nuit lorsqu’elle se réveillait en criant, Jorrund lui apprit à lire dans les étoiles et Njal lui montra comment cuisiner sur un bateau. Aléna fêta son douzième anniversaire en mer, en pleine tempête. Les marins avaient préparé un gâteau de semoule et lui avait offert une poupée de bois. Elle finit par s’habituer à ce qu’elle considérait être sa nouvelle vie. La lune Sanglante semblait être un cauchemar lointain dans ses souvenirs et elle ne se rendait pas compte du danger qu’elle avait eu la chance d’éviter. Une chance que n’avaient pas eu toutes les jeunes filles de la noblesse du royaume.

Sur le bateau, les jours étaient tous différents. Un orage, des rats, des gâteaux disparus, tout semblait l’occuper et la distraire de la douleur d’avoir quitté sa maison et ses frères.

Gunnar voyait bien que la petite était triste et en colère. Mais à cet âge, les émotions ne s’exprimaient pas toujours de la même façon que chez les adultes : Aléna réprimait tous ces sentiments à l’intérieur d'elle-même.

Lorsque le bateau débarqua sur le port de Cycle, la petite ville portuaire à l'est de la Basse, Aléna avait tout d'une petite mousse des mers. Ses habits de garçon et ses cheveux attachés lui donnaient un air de pirate. De la même manière qu’elle avait quitté Caspar et Erest, il lui fallait désormais quitter l’équipage de Gunnar. Il n’y eut ni pleurs ni cris, quand bien même la jeune fille savait qu’elle ne les reverrait jamais. Gunnar et Jorrund la conduisirent jusqu’à Stagj, comme leur avait ordonné le prince, et après l’avoir serrée une dernière fois dans leur bras, ils la laissèrent à l’auberge du Chaudron au bons soins d’un homme encore inconnu pour elle.

Gunnar et les marins disparurent de sa vie aussi vite qu’ils y étaient entrés et Aléna se retrouva seule de nouveau.

Elle aurait voulu crier. Elle aurait voulu détruire la terre entière. Elle aurait même préféré finir empoisonnée lors de la lune Sanglante.

Mais elle devait rester forte, pour ses frères qui lui avaient sauvé la vie.

« Je ne vous oublierai jamais. » murmura-t-elle dans le vent.


Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Cly ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0