Chapitre 1
Mon cher père, le combat au nord de Pierrelle se fait plus ardu et plus féroce de jour en jour. Les cavaliers sont épuisés et les armes s’abîment sous les coups. On entend presque le chant de mort des esprits qui habitent le Sabot. Je ne crois pas que nous allons garder la plaine très longtemps. Un temps nouveau d’indépendance plane sur les terres fertiles des régions. Nous ne pourrons garder le contrôle sur Chateau-Neuf plus que quelques jours. Déjà la famine se fait ressentir à l’intérieur de la forteresse et les habitants veulent la paix. Je ne sais pas si je survivrai aux combats de demain, les régions de Montaux et de la Haute semblent déterminées à remporter la bataille et plusieurs des premiers seigneurs sont déjà tombés sous leurs épées.
Je te salue mon père,
Lettre de Geoffroy Baltis à son père le premier haut seigneur, lors de la guerre qui opposa les régions aux hauts seigneurs de la Plaine.
Chapitre 1
L’ intérieur de la vieille auberge était sombre et étouffant. Seule une petite fenêtre près de la porte permettait d’éclairer la salle d’un mince filet de lumière grisâtre. La grande cheminée, éteinte, dégageait des nuages de poussière et de cendre à chaque courant d’air se faufilant dans le conduit en pierre. Le temps brumeux avait conduit la plupart des habitants de Stagj à s’amasser dans un coin de la pièce, ou les effluves de bière et de ragoût devenaient oppressants. Les clients, aux visages ternes et fatigués, portaient des pantalons de toile épaisse et des vestes de coton sales dont les teintes variaient du gris sombre au marron. Ils étaient tous des habitués de l’auberge et chacun se connaissait. On entendait des murmures parcourir la salle, mais même si on tendait l’oreille, il était impossible de distinguer un mot précis. Chacun ici avait des projets qu’il valait mieux garder loin des oreilles indiscrètes. Le propriétaire de cette auberge, Monsieur Saucevinarde, était un vieil homme osseux et aigris dont le crâne s’était pratiquement dégarni. Il avait été renommé Saucevinarde par les clients, habitués à être servis un ragoût d’une viande à la qualité douteuse noyée dans une sauce au vin. De mémoire commune, il avait toujours tenu cette auberge, et même les habitants les plus vieux de Stagj disaient qu’il était déjà là lorsqu’eux-mêmes étaient encore enfants. Il était le point d’accroche de cette ville et cela s’expliquait parce qu’il s’occupait de ses oignons, ou en l’occurrence de son ragoût, et de rien d’autre. S’il entendait des histoires louches, vous pouviez être sûr qu’il les garderait pour lui jusque dans la tombe et cela lui avait valu le respect de bien des habitants qui venaient donc souvent discuter de leurs affaires dans son auberge. Monsieur Saucevinarde tenait à prétendre que son auberge était un établissement honorable malgré ses fréquentations et il avait engagé pour l’aider une jeune fille tout à fait bien comme il faut. Cette petite serveuse se nommait Aléna. Elle avait un visage fin et des traits réguliers, mais elle était si timide et réservée que personne n’avait pu l’approcher de suffisamment près pour distinguer son apparence. Elle ressemblait à toutes les jeunes filles de Stagj, c’est-à-dire des yeux marrons et des cheveux d’un brun sale toujours attachés dans une longue tresse dans son dos. Comme pour l’aubergiste, on avait l’impression qu’Aléna avait toujours appartenu à l’auberge, mais en réalité, elle n’y travaillait que depuis quelques mois. Elle avait cette particularité de se fondre dans le décor et correspondait parfaitement à l’intemporalité de l’auberge. Personne ne connaissait son âge ni son passé, mais cela n’intéressait pas les gens d’ici.
« Aléna, va t’occuper de la table du fond, Terry a fini sa bière ! » s’écria Monsieur Saucevinarde à la jeune fille déjà encombrée d’une pile de vaisselle sale. Déposant les bols dans la cuisine carrelée dans un fracas assourdissant, elle adressa un regard foudroyant au jeune garçon employé en tant qu’aide-cuisinier dans la cuisine puis elle se dirigea vers le fond de la salle avec deux grands pichets de bière.
Le dénommé Terry était attablé dans un recoin sombre de l'auberge avec plusieurs hommes d'une quarantaine d'années et un jeune garçon aux cheveux blonds qui dénotaient des cheveux sombres qu'arboraient habituellement les habitants de la Basse. Aléna s'approcha avec ses pichets qu'elle déposa précipitamment sur la table.
"Merci ma p'tite". La jeune fille acquiesça et essaya de s'éclipser de la tablée. Elle sentait le regard du jeune étranger posé sur elle et cela la perturbait. Peut-etre avait-il reconnu en elle la princesse de Buria ? Elle chercha à s’éloigner de cet homme, seulement, elle sentit qu'on la tirait vers la table. Terry l'avait retenue par le poignet, l'empêchant de s'éloigner davantage.
" D'ailleurs toi qui connais si bien le quartier du Bac…" murmura-t-il. " Notre jeune ami ici présent voudrait rencontrer quelqu'un."
Pour appuyer son propos, il désigna le jeune homme dont les yeux bleus semblaient la transpercer.
" Je ne connais personne ici à part monsieur Saucevinarde." débita-t-elle brusquement en détachant sa main de la poigne forte de Terry. Elle esquissa une petite courbette et prit la fuite à travers la foule qui occupait l'auberge.
Aléna n'aimait pas qu'on l'apostrophe ou qu'on lui pose des questions. Elle avait toujours été très timide, enfin depuis qu'elle était arrivée à Stagj. Elle ne faisait confiance à personne, à part à ses frères qui lui avaient sauvé la vie. Elle alla s'enfermer dans les cuisines de la vieille auberge dans laquelle des miches de pain reposaient sur une grande table en bois et, au fond, un grand chaudron contenant la fameuse soupe au vin était suspendu au-dessus d'un petit feu. Les flammes envoyaient des étincelles qui illuminaient la pièce d'une lueur rougeâtre. Aléna se posa sur une des chaises autour de la table et se mit à réfléchir. Que pouvait bien chercher le jeune étranger ? Ce n'était pas courant qu'un habitant de la Haute fasse son apparition dans les terres centrales de la Plaine, surtout en temps de guerre.
Mais Stagj n'était pas une ville à s'inquiéter de ce type de problème, bien au contraire, ses habitants rustiques étaient bien loin des combats qui se déroulaient beaucoup plus au nord de la région et le jeune étranger n'était pas venu ici pour parler de la guerre. Enfin, c'était ce qu'imaginait Aléna car sinon, pourquoi l’aborder, elle qui n’y connaissait rien ? Elle ne savait pas à quel point elle se trompait.
Lorsque la nuit assombrit la ville, Aléna sortit de l'auberge en retroussant ses manches. Elle avait nettoyé la salle dans les moindres recoins et elle se sentait épuisée. Il lui fallait à présent traverser le quartier du Bac puis celui de la Toile, avant de rentrer chez elle.
Stagj était une petite ville entourée par une vieille muraille en ruine qui avait servi jadis lorsque les seigneurs de la Plaine avaient envahi le territoire. En effet, jadis, la Plaine était dirigée par Albert Baltis qui controlait l’ensemble des quatre régions. Il possédait un pouvoir absolu et tenait d’une poigne ferme l'ensemble des routes et des ports. Les régions se retrouvèrent vidées de leurs propres ressources et la colère commença à monter. La Guerre du Ruisseau, qui opposa les quatre régions - Montaux, Terre-Rouge, la Haute et la Basse - aux seigneurs de la Plaine fut sanglante et sans pitié. Une fois leur indépendance obtenue, au lieu de se sentir satisfaites de leur sort, elles commencèrent à se faire la guerre les unes les autres. Pourtant, Aléna ne savait rien de tout cela quand, traversant les vieilles maisons de pierres et de chaume, elle atteignit le quartier de la Muraille, au nord de la ville. Elle vagabonda encore de longues minutes entre les ruelles sales avant d'atteindre une maison en tout point identique au reste du quartier mais devant laquelle elle s'arrêta. Cette maison appartenait à Jerad Sadde, un garde-muraille d'une cinquantaine d'années chez qui la jeune fille de treize ans habitait depuis des mois. Elle frappa deux coups à la porte et sans attendre de réponse, elle entra. À l'intérieur, se trouvait une grande pièce commune au centre de laquelle une table en bois trônait. Autour d'elle, deux enfants d'une dizaine d'années mangeaient en silence et plus loin, Sadde, qui tournait le dos à la jeune fille, cuisait une tranche de lard dans une grande poêle au-dessus du feu.
" Te voilà enfin ma p'tite. Assieds toi faut qu'on parle".
Jerad Sadde était grand et corpulent, sa carrure effrayait parfois les jeunes filles de Stagj lorsqu'il passait faire son tour de garde autour de la muraille. Il avait les cheveux sombres tirant sur le gris et un visage anguleux dont les yeux d'un brun chaud apportaient une touche de douceur. Il s'avança vers la jeune fille en s'appuyant sur la table et il attrapa sa canne posée quelques pas plus loin. Sadde s'assit lourdement sur la chaise devant Aléna et d'un geste de la main, il invita les deux enfants à s'éclipser à l'étage.
" Tu as bien vu, deux nouveaux gamins sont arrivés dans la maisonnée. Tu es grande maintenant et puis tu travailles, je n'ai pas assez de la prime que le sir Mayeult me fournit chaque année pour m'occuper de vous trois." annonça Sadde tristement.
Aléna ne répondit pas. Elle ne savait pas quoi répondre. Elle habitait chez le garde-muraille depuis des mois et elle n'avait nulle part d'autre où aller. La ville était pleine de ces "maisons aux orphelins" comme celle de Sadde. Le sir Mayeult qui s'occupait de la ville donnait une prime à tous les habitants qui acceptaient d'héberger l'un des trop nombreux enfants abandonnés de Stagj. Et pourtant, Aléna éprouvait une certaine angoisse à devoir trouver un nouvel habitat. Elle s'était habituée à la démarche tranquille et claudicante de Sadde. Et puis il n'avait jamais voulu recevoir une part de la paye qu'Aléna recevait tous les jours pour travailler à l'auberge du Chaudron et pour cela, la jeune fille lui en était très reconnaissante.
"Je comprends" murmura-t-elle "Je vous remercie de m'avoir hébergée pendant ces derniers mois".
Lorsque la jeune fille avait débarqué à Stagj, Monsieur Saucevinarde avait tout de suite contacté le garde-muraille pour qu’il la prenne sous son aile. La jeune fille supposait que l’argent fourni par ses frères avait suffit à convaincre les deux hommes de l’accepter sans poser de questions. Les mois suivants son arrivée avaient été difficiles. Elle qui n’avait jamais travaillé de sa vie, voilà qu’elle se retrouvait à nettoyer des verres sales.
Pour compliquer encore plus la chose, elle ne parlait que peu la langue commune de la Plaine et elle pouvait encore moins la lire. Elle avait dû garder le silence les trois premiers mois le temps d’assimiler quelques phrases sans les écorcher de son accent burien. Aujourd’hui, la fillette savait communiquer sans laisser révéler qu’elle ne venait pas de la Basse et cela lui évitait de nombreuses questions.
"Je suis désolé." Ce n'était pas du genre d'un garde-muraille de s'excuser. Le visage de Sadde se fit triste et ses lourdes paupières tombèrent un peu plus sur ses yeux.
Aléna inclina la tête en signe de remerciement pour toute l'aide qu'il lui avait apportée.
“ Je peux dormir ici cette nuit ?” demanda-t-elle doucement.
“ Bien sur ma p’tite. Et viens manger aussi, tu dois être affamée.”
La jeune fille retint ses pleurs, qu’allait-elle bien faire maintenant que Sadde la mettait dehors ? Elle n’avait jamais revu les marins de Buria et n’avait donc reçu aucune nouvelle de ses frères. Il allait falloir qu’elle se trouve un nouveau lieu pour dormir ? Peut-être demanderait-elle à sir Mayeult de l’aider ? Mais s’exposer aux yeux du bas-conseiller la mettait mal à l’aise, et s’il la reconnaissait ?
Après avoir avalé un grand bol de bouillon de légumes, elle grimpa les escaliers quatre à quatre pour atteindre la petite chambre qu’elle partageait désormais avec les deux autres enfants. Ils n’étaient pas bien plus jeunes qu’elle mais, eux ne travaillaient pas, ils avaient sûrement plus besoin de l’aide de Sadde qu’elle. Elle essaya de se convaincre de cette idée et tenta de s’endormir malgré le brouhaha de ses pensées.
Lorsqu’Aléna sortit le lendemain, après un dernier adieu pour Sadde, elle se dirigea vers l’auberge du chaudron. Son travail la rassurait, la seule chose constante de sa nouvelle vie. Au milieu des bières et des bols de ragoûts, elle finit même par oublier qu’elle n’avait nulle part où dormir cette nuit-là. Et lorsque sa dure journée de travail fut enfin terminée, la panique commença à s’insinuer en elle.
Qu’allait-elle faire ? Ou pouvait-elle aller ? Il faisait déjà sombre et personne n'accueillait une jeune inconnue comme elle chez soi, elle aurait très bien pu être une voleuse.
Ce fut à ce moment, disons-le opportun, qu'elle rencontra Madame Figue.
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