Souvenir

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9h00. Je quittai mon domicile, saluai le voisin d’un mouvement de tête, accompagné d’un sourire théâtral, avant de monter dans mon Sandero, direction le laboratoire pour une prise de sang de contrôle. En chemin, comme à chaque fois, je passai devant l’école primaire de mon enfance, incapable d’étouffer de nombreux souvenirs, empreints de nostalgie pour certains. Dans le lot, l’un d’eux émergeait jusqu’à disperser tous les autres.

Enfant d'une mère divorcée et dépassée par les évènements, Bastien Clerc incarnait le parfait cliché du bourreau de classe, passionné par la terreur des proies les plus faibles. Croche-pieds, tacles violents pendant les matchs de foot, tirs en pleine face pour le gardien, pour n’évoquer que cela, faisaient partie de ses loisirs hebdomadaires, sinon quotidiens. Comme j'avais le profil idéal à ses yeux, il s’amusait à me bousculer à la moindre occasion, à renverser le contenu de ma trousse par terre, à me coller des chewing-gums dans les cheveux, à me menacer de tabassage après la sortie et à me pister tel un chasseur. L’angoisse, voilà ce que Bastien Clerc avait fait naître en moi. Ainsi que d'étranges pensées. Sans précédent.

La cour présentait une partie bitumée, avec préau, jouxtée à une autre, herbeuse, chacune séparée par un large mur de béton en forme de T, sur lequel mon tortionnaire adorait jouer les funambules cracheurs de glaires. Un jour, comme si Dieu avait enfin entendu l’appel des agneaux, Bastien reçut accidentellement un véloce ballon dans la jambe, ce qui le fit basculer dans le vide, comme balayé par le karma. Deux mètres cinquante de chute, tête première…

Hourra. Gloire au tireur.

Le bras de Bastien tendu en protection ne l’avait pas sauvé d’une fracture crânienne. Depuis le préau, occupé à rêver de ce spectacle, j’avais tout vu. Du reste, je n'avais pu refréner l'intense désir de m'approcher de lui, agonisant, pour qu'il vît une dernière fois – détail que j'ignorais à ce moment-là – ma tête, porteuse du seul sourire qu'il avait su créer, du moins de son vivant. Pendant que je contemplais, immobile, son expression de poisson hors de l'eau, l'agitation et le bruit s'intensifiaient autour de moi. Les professeurs interrompirent leur discussion devant la porte de l'école pour secourir un être qui n'était pour moi qu'une blatte aplati sous la semelle du destin.

Beaucoup d'enfants, dont plusieurs de ses proies, ayant aussi assisté à la scène, avaient été très marqués par cette « tragédie ». Pour ma part, seuls la joie et le soulagement persistèrent. Je pris alors conscience, dans cette différence de perception et de ressenti, que quelque chose était différent chez moi, indice supplémentaire qui ne faisait qu’allonger une liste déjà bien longue.

Bien sûr, mes parents me surveillèrent de près, à l'instar de ma professeure, et j'avais bien compris, même avec mon cerveau de CE2, que j'avais tout intérêt à simuler un minimum de sensibilité à l’égard du pauvre, ô pauvre Bastien.

Après quelques années de gestation, depuis le premier franchissement du portail de l'école, tombeau de l’innocence, un caméléon était né.

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