III

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Rencontres

Comme bien des matins singapouriens – apprendrait-elle avec le temps – lorsqu’elle s’éveilla, le soleil filtrait à travers des nuages d’aspect inoffensif. Ses premiers rayons dessinaient sur la porte de la chambre la claire-voie du store demeuré entrouvert. Un instant, elle eut l’impression d’être en cage. Allons, c’était le grand jour. Le premier de sa nouvelle vie. Il ne fallait pas s’attarder à des présages ridicules.

Ses compagnons de chambrée dormaient encore. Elle se leva sans bruit pour aller prendre sa douche. Puis choisit avec soin sa tenue. Ordinairement vêtue d’un short et d’un T-shirt, elle opta ce jour-là pour un sarong en coton imprimé plus traditionnel et une tunique à manches courtes. Le tout dans un camaïeu de tons bruns et or discrets. Et ses sandales de cuir fauve. Il fallait ressembler le plus possible à l’image que l’on attendait d’elle. Ensuite, elle aviserait. Pas de maquillage, donc, aujourd’hui. Déjà, peut-être ses cheveux courts à l’européenne paraîtraient-ils déplacés. Elle envisagea de mettre un foulard et décida finalement que non.

Dans la rue, elle se paya un café, mais ne put rien avaler de plus. Alors, elle refit à pied son trajet de la veille jusqu’au 304 Orchard Road.

À neuf heures moins le quart, elle prit l’ascenseur jusqu’au douzième étage de l’immeuble, posant avec appréhension le doigt sur le chiffre 12. Cette cage mobile ne lui disait rien qui vaille. Mais elle n’eut pas le temps de s’attarder là-dessus. Quelques secondes plus tard, les portes s’ouvrirent sur un hall majestueux où une hôtesse renseignait les visiteurs :

— Bonjour. Je suis Ratih. J’ai rendez-vous avec M. Wu.

La jeune fille, en tailleur fuchsia, arborait un sourire commercial rehaussé par un rouge à lèvres brillant du plus bel effet. Feuilletant un listing, elle répondit, avec une inclinaison du buste :

— Tout à fait, Miss Ratih. Veuillez prendre un siège. Je vais prévenir M. Wu de votre arrivée.

Une porte dissimulée dans la cloison de bois précieux qui se trouvait derrière elle, la fit disparaître. Un temps qui parut interminable à Ratih s’écoula. Puis, l’hôtesse réapparut :

— Suivez-moi. M. Wu vous attend.

Les deux femmes empruntèrent plusieurs couloirs, puis enfin, on la fit entrer dans un bureau immense. Derrière une table de verre et d’acier, où trônaient plusieurs téléphones, un petit homme, au cheveu rare, les yeux perçants chaussés de lunettes rondes à reflets bleus, dépassait à peine du fauteuil de cuir blanc dans lequel il était assis. M. Wu était chinois et n’avait pas d’âge. C’était le patron de l’agence. Ratih s’immobilisa à quelques mètres du bureau et s’inclina sans piper mot.

— C’est bien, vous êtes à l’heure. M. et Mme Chang vont arriver dans quelques minutes. Juste le temps de vous expliquer les termes de votre contrat. Asseyez-vous.

Ratih posa le bout de ses fesses sur le fauteuil qui se trouvait derrière elle.

M. Wu sortit d’une chemise posée devant lui, quelques feuillets dont il commença la lecture d’une voix monocorde et nasillarde. De temps à autre, il levait le nez et cherchait le regard de Ratih pour s’assurer qu’elle avait bien compris le sens de tel ou tel article. Celle-ci se contentait d’assentir sans mot dire.

En résumé, tout juste si ses employeurs n’avaient pas droit de vie et de mort sur elle. Elle serait payée au tarif minimum de quatre cents dollars négocié récemment par le gouvernement et aurait deux dimanches de liberté par mois. Son assurance médicale serait payée par ses patrons ainsi qu’un billet d’avion tous les deux ans pour retourner chez elle pour une durée d’un mois. Sa famille ne pourrait pas lui rendre visite chez ses employeurs. Mais elle aurait le droit de recevoir du courrier. Elle devrait faire le ménage, les courses, la cuisine, conduire et aller chercher le fils de la maison à l’école, surveiller ses devoirs et ses différentes activités.

Ratih parapha et signa chacune des pages du contrat qui lui donnait le statut envié de FDW (1) et vit que M. Wu faisait la grimace devant son écriture soignée. Il s’était adressé à elle dans un anglais rapide et avait pu constater qu’elle n’avait aucune difficulté de compréhension. Le principal avantage des Indonésiennes, c’est qu’elles étaient moins chères, parce que leur niveau d’anglais était censé moindre. Aurait-il affaire avec une tête bien pleine, une marie bas-bleu ? Il ne manquerait plus que ça. Non, vu ses origines, cela ne se pouvait. Il releva la tête.

Ratih se tenait droite, sur le bord de son fauteuil, les yeux baissés. Allons, elle serait comme les autres, docile à souhait, trop heureuse d’échapper à sa misérable condition pour goûter au miracle économique singapourien. Il ne fallait pas qu’il se plante. M. Chang appartenait à l’une des plus puissantes familles de la presqu’île. Et possédait la principale chaîne de supermarchés du pays. Non, il n’avait pas le droit à l’erreur.

Une sonnette tinta. L’hôtesse entra suivie de deux personnes. Jeunes. Ratih eut peur tout d’abord qu’elles fussent plus jeunes qu’elle. Elle se leva. La femme, passe encore, mais le maître, ce serait gênant. Chinois, tous les deux, ils étaient grands et beaux. Élégamment vêtus de soie, à l’européenne. Un costume bronze pour le maître, sur une chemise ouverte qui laissait voir un collier aux lourds maillons d’or. Un tailleur vert olive pour Madame sur un corsage de soie grège, escarpins et pochette assortis, les cheveux relevés en un chignon banane et deux rangs de perles autour du cou. Les lèvres fines, les ongles des mains et des pieds étaient soigneusement laqués d’un rouge presque noir.

Des gens aussi bien vêtus, Ratih n’en avait vu qu’au cinéma. Elle ne savait quelle conduite adopter. Ce furent ses maîtres qui s’approchèrent pour la saluer. Une poignée de main franche et cordiale, lui sembla-t-il. Elle-même prolongea ce salut en portant sa main droite à son cœur.

M. Wu s’était levé. Il indiqua un siège à ses hôtes. Tout le monde se rassit. M. Wu poussa vers M. et Mme Chang les feuillets du contrat et leur tendit un stylo-plume. L’un après l’autre, ils signèrent et paraphèrent les différentes pages de leurs idéogrammes et y ajoutèrent la transcription en pinyin, la romanisation usuelle du mandarin. Puis M. Chang, poussa vers M. Wu un chèque muni de plusieurs zéros. Celui-ci le lissa de la main et les deux hommes échangèrent un regard entendu.

La partie formelle de la transaction était achevée. L’hôtesse avait apporté du thé et du café dans la partie salon du bureau et M. Wu y entraîna tous les participants.

La conversation prit alors un tour anodin, presque mondain. Instinctivement, Ratih aida l’hôtesse dans le service du thé et du café, ce que M. Wu et M. & Mme Chang parurent apprécier grandement. Puis, les questions pratiques arrivèrent :

— Où sont vos bagages, Ratih ?

— À la consigne de l’hôtel, Monsieur. 531 Serangoon Road.

— Très bien. Notre chauffeur passera les prendre tout à l’heure. Pensez-vous pouvoir préparer le repas de midi ? Notre précédente cuisinière nous a quittés hier soir. Elle avait fait les courses.

— Aucun problème, Madame, Monsieur. Combien serons-nous ?

— Nous deux uniquement. Plus vous et le chauffeur. Notre fils déjeune à la cantine. Vous avez carte blanche.

— Très bien. Merci.

Ratih se rasséréna. Dès qu’il était question de cuisine, elle ne craignait plus rien ni personne. Elle se sentit plus légère, tout d’un coup. Allons, cela ne s’était pas si mal passé !

Il n’était pas dix heures, lorsque Ratih monta à côté du chauffeur dans la limousine qui attendait en bas des bureaux, Monsieur et Madame Chang prenant place à l’arrière. Sur un signe, la Rolls Royce démarra. C’est à peine si l’on entendait le moteur et les fauteuils de cuir beige s’adaptaient à votre morphologie.

Les riches ont de drôles de jouets, pensa Ratih en fermant les yeux quelques instants pour mieux savourer ce luxe si nouveau pour elle.


(1) Foreign Domestic Worker : employé(e) de maison étranger ; l’un des nombreux permis de travail réglementés existant à Singapour.

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